Lundi matin, la fac retrouvait son éternel brouhaha. Les discussions entre deux amphis, le froissement des feuilles, et ce bruit léger mais omniprésent de chaises que l’on déplace. Je m’étais installée comme à mon habitude au fond de la salle, un endroit où personne ne me regardait vraiment et où je pouvais observer sans être remarquée.

Monsieur Lefèvre est arrivé avec quelques minutes de retard, comme toujours. Il avait cette nonchalance presque déconcertante, mais qui semblait parfaitement à sa place. Chemise bleu clair, les manches retroussées délibérément, et ces lunettes qu’il manipulait avec une habitude qui relevait presque du tic. Quand il nous a balayés du regard, son sourire était là, rassurant mais intriguant.

— Bienvenue à tous. J’espère que vous avez passé de bonnes vacances ?

Sa voix, posée mais autoritaire, semblait exiger l’attention sans effort. Quelques réponses molles se sont fait entendre, et il a hoché la tête, satisfait, avant de plonger directement dans son cours sur le droit administratif. Les mots s’écoulaient, structurés, captivants malgré le sujet aride. Il avait ce talent rare de rendre intéressant ce qui, sur le papier, paraissait rébarbatif.

Mais moi, je n’écoutais que d’une oreille. Mes mains griffonnaient des lignes inutiles dans la marge de mon cahier, des mots sans queue ni tête qui semblaient surgir d’une distraction bien plus profonde. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de sentir son regard.

Ce n’était pas la première fois. Depuis le début de l’année dernière, j’avais remarqué cette habitude qu’il avait de poser les yeux sur moi, un peu trop longtemps, un peu trop souvent. Ce n’était jamais intrusif, mais c’était là, présent, une étrange constance que je ne savais pas vraiment comment interpréter.

Aujourd’hui, c’était différent. Plus insistant.

Plusieurs fois, j’ai croisé son regard. Il ne m’évitait pas, bien au contraire. Et quand le cours s’est terminé et que j’étais sur le point de ranger mes affaires, sa voix m’a retenue.

— Cloé, vous avez une minute ?

Mon cœur a raté un battement. Immédiatement, les têtes des autres étudiants se sont tournées vers moi, leurs regards aussi curieux qu’indifférents. Je les ai ignorés et me suis approchée de son bureau, mon sac serré contre moi comme un bouclier.

— Oui, monsieur ?

Il a retiré ses lunettes, les a essuyées avec le pan de sa chemise, un geste presque réfléchi. Puis il m’a adressé un sourire. Pas celui qu’on offre à une classe entière, mais un sourire personnel, direct.

— Rien d’inquiétant, rassurez-vous. Je voulais simplement savoir comment vous alliez.

J’ai froncé les sourcils, prise au dépourvu.

— Comment ça ?

— Eh bien, vous semblez… différente, ces derniers temps. Plus… présente, je dirais. Comme si quelque chose avait changé.

Son regard était direct, mais pas accusateur. Pourtant, ses mots m’ont déstabilisée. Est-ce qu’il voyait quelque chose que les autres ne voyaient pas ? Ou bien était-ce simplement une projection de mes propres craintes ?

— Tout va bien, je suppose, ai-je répondu, esquivant.

Il a hoché la tête, mais son sourire a persisté une seconde de trop.

— Bien. Si jamais vous avez besoin de parler ou quoi que ce soit, vous savez où me trouver.

Je l’ai remercié d’un murmure et me suis empressée de quitter la salle. Dans le couloir, mon esprit tournait à toute vitesse. Pourquoi avait-il dit ça ? Que voyait-il exactement ? Est-ce qu’il pouvait percevoir ce que moi-même j’essayais d’ignorer ?

En marchant, mes pas ont ralenti. Une pensée fugace m’a traversée… Et si, tout comme Hector, il pouvait entrevoir cette part de moi que je commençais à peine à accepter ?

L’idée était troublante.

Et si… il savait quelque chose ?