Chapitre 30 : Le hasard des rencontres
Je ne m’attendais pas à croiser Monsieur Lefèvre ce jour-là.
J’étais dans un petit supermarché du centre-ville, en train de traîner entre les rayons après mes cours. La journée avait été longue, et je n’étais pas vraiment concentrée sur ce que je faisais. Mon panier à la main, j’hésitais entre deux marques de café quand une voix familière, presque trop familière, m’interpella :
"Tu hésites entre le fort ou le doux ?"
Je relevai brusquement la tête, et mon regard tomba sur lui. Mr Lefèvre.
Il portait un jean décontracté et une chemise claire, les manches retroussées jusqu’aux coudes. Rien à voir avec les costumes impeccables qu’il arborait en cours. Cette simplicité, pourtant, lui allait bien. Trop bien.
"Tiens, Cloé," poursuivit-il avec un sourire en s’avançant vers moi.
Sa voix était chaleureuse, familière, et c’est là que quelque chose m’a frappée. Il venait de me tutoyer.
"Bonsoir, monsieur Lefèvre," dis-je en réponse, un peu hésitante.
"Tu peux m'appeller Vincent," corrigea-t-il avec un sourire. "On n’est pas à la fac, Cloé."
Un deuxième "tu". Encore une fois. Mon cerveau tiqua, mais je choisis de ne pas relever.
"Qu’est-ce que tu fais par ici ? Tu habites dans le coin ?" demanda-t-il, en s’appuyant nonchalamment contre l’étagère à côté de moi.
"Oui, pas loin," répondis-je en haussant les épaules, évitant son regard qui semblait un peu trop insistant.
"Ah, je vois. Moi aussi, en fait. C’est pratique, ce petit supermarché. Pas trop de monde, pas trop grand…"
Il souriait toujours, mais je ne pouvais m’empêcher de sentir une tension dans l’air.
"Alors, comment tu vas ?" poursuivit-il après un moment, comme s’il cherchait à combler le silence.
"Je… Je vais bien," dis-je en cherchant mes mots. "Les cours, les révisions… Rien de bien passionnant."
Il hocha la tête, son regard toujours fixé sur moi, presque trop attentif.
"Tu as l’air… différente, ces derniers temps," finit-il par dire.
Cette phrase me heurta de plein fouet.
"D-différente ?" répétai-je, maladroite, en essayant de comprendre ce qu’il voulait dire.
"Oui. Plus affirmée. Plus sûre de toi. Ça te va bien."
Sa phrase, pourtant anodine, semblait porter un sous-entendu. Il ne disait rien d’explicite, mais sa voix, son sourire, son regard… tout semblait chargé d’une tension que je n’arrivais pas à nommer.
Je croisai les bras sur ma poitrine, une tentative presque inconsciente de me protéger.
"Merci," murmurai-je finalement, cherchant à éviter de croiser son regard trop longtemps.
Il sembla capter mon malaise, car il se redressa légèrement, reprenant une posture plus neutre, mais son sourire resta.
"Je ne vais pas te déranger plus longtemps," dit-il, son ton redevenu presque professionnel. "Mais c’était un plaisir de te croiser."
"À bientôt, monsieur… Vincent," rectifiai-je avec hésitation.
Il me regarda encore un instant, comme pour s’assurer que j’allais bien, puis s’éloigna dans l’allée suivante.
Sur le chemin du retour, je ne pouvais m’empêcher de repenser à cette rencontre.
Son ton, ses mots, son regard… Tout était différent. Ce n’était pas Monsieur Lefèvre, mon professeur. Ce n’était pas l’homme sérieux, respectueux et posé que je connaissais.
Non. Cet homme-là, celui que j’avais croisé entre deux étagères, m’avait tutoyée sans prévenir. Il m’avait regardée comme jamais il ne l’avait fait en classe.
C’était subtil, oui. Mais suffisant pour que je sente qu’il voyait quelque chose en moi.
Et ce "tu", ce tutoiement inattendu, résonnait encore dans ma tête.
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