Chapitre 37 : Les morceaux qui se décolent

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Aujourd’hui aurait dû être une journée parfaite. Une de ces journées simples où tout semble plus léger, où on oublie un instant les ombres qui nous hantent. Matt avait proposé un brunch dans ce petit café qu’on aime bien

. Juste lui et moi. Loin de tout. Enfin, en apparence.

Pourtant, dès le matin, je savais que je n’étais pas prête. Mon corps me le rappelait sans cesse. Chaque mouvement me tirait un peu plus, chaque pas réveillait cette douleur sourde dans mes fesses, cette brûlure vivante sur ma peau encore meurtrie. Ce n’était pas juste une douleur physique ; c’était un rappel. Une marque de ce que j’avais fait, de ce que j’avais accepté. Et ça refusait de me quitter.

J’étais restée devant mon placard pendant ce qui m’avait semblé être une éternité, hésitant entre me cacher sous des vêtements amples ou essayer de ressembler à la Cloé qu’il voulait voir. Une Cloé lumineuse, légère. Celle que je n’étais plus. J’ai fini par enfiler un jean large et un pull discret. C’était un déguisement, rien de plus, mais c’était tout ce que je pouvais offrir aujourd’hui.

Quand je suis arrivée au café, il était déjà là, assis à notre table habituelle. Il m’attendait avec ce sourire sincère, chaleureux, qui aurait dû me rassurer. Mais au lieu de ça, ça m’a donné envie de fuir.

— « Salut, toi. Bien dormi ? » a-t-il lancé, sa voix pleine d’espoir.

J’ai forcé un sourire, mais il était faux, et il l’a vu. J’en suis sûre. Son regard s’est attardé un peu trop longtemps sur moi, cherchant quelque chose, peut-être un signe que j’allais bien. Mais je ne pouvais pas lui donner ça.

On a commandé, et on a parlé de tout et de rien. Du travail, d’un film qu’il voulait voir, des passants qui défilaient devant nous. Pendant un instant, j’ai cru que je pouvais être là, vraiment là, avec lui. Que je pouvais prétendre être cette Cloé-là. Mais ce n’était qu’une illusion fragile, et elle n’a pas duré.

C’est arrivé plus tard, alors qu’on se promenait dans une rue calme du centre-ville. Une simple remarque. Une phrase innocente. Mais assez pour faire éclater ce fragile équilibre que je tentais de maintenir.

— « Tu marches bizarrement, tu sais ? T’as mal quelque part ? »

Mon cœur s’est figé. La panique a frappé si vite que j’ai presque trébuché. J’ai essayé de rire, de balayer sa question d’un geste de la main.

— « Non, c’est rien, » ai-je lâché, ma voix un peu trop rapide, un peu trop désinvolte.

Mais il n’a pas lâché.

— « Sérieusement, Cloé. T’as l’air inconfortable. C’est quoi le problème ? »

Sa voix était douce, mais insistante. Ce ton qu’il prenait quand il sentait que quelque chose n’allait pas. Et je savais qu’il ne lâcherait pas. Pas cette fois.

— « Je t’ai dit que c’était rien, » ai-je répété, plus sèchement que je ne l’aurais voulu.

Mais il a continué.

— « Rien ? Cloé, tu marches comme si t’avais fait un marathon. C’est pas rien. »

Il y avait une pointe d’agacement dans sa voix maintenant. Une frustration qui perçait à travers son inquiétude. Et c’est là que tout a basculé.

— « Je t’ai dit que c’était rien ! » ai-je crié, ma voix brisant l’air comme une gifle.

Il a reculé légèrement, surpris par l’intensité de ma réaction. Son visage, habituellement si calme, s’est figé.

— « Pourquoi tu réagis comme ça ? » a-t-il demandé, sa voix toujours douce, mais teintée d’une douleur palpable. « Je te pose une question, c’est tout. Pourquoi tu te braques à chaque fois ? »

Son calme, sa patience… c’était précisément ça qui me faisait perdre pied. Parce que je savais qu’il avait raison. Parce que je savais que je n’avais rien à lui dire. Rien que je pouvais dire.

— « Parce que je suis fatiguée, Matt ! » ai-je lâché, ma voix tremblante sous le poids de ma colère et de ma peur. « Fatiguée de tout ça, fatiguée de toi, fatiguée que tu sois toujours sur mon dos ! Pourquoi tu peux pas juste me laisser tranquille pour une fois ? »

Je l’ai vu dans ses yeux. Ce mélange de douleur et d’incompréhension. Ces éclats de tristesse qui me poignardaient. Il a ouvert la bouche, mais aucun mot n’est sorti.

Après un instant de silence, il a pris une profonde inspiration.

— « Cloé, » a-t-il dit finalement, sa voix plus ferme, « je m’inquiète pour toi. Je sais que quelque chose ne va pas, mais tu refuses de m’en parler. Tu crois que je vois pas que tu changes ? Que t’es plus là, même quand on est ensemble ? »

Ses mots étaient comme des coups de poing. Pas parce qu’ils étaient méchants, mais parce qu’ils étaient vrais.

— « T’en as marre ? » ai-je rétorqué, presque en hurlant. « T’as aucune idée de ce que je vis, alors arrête de faire comme si tu comprenais ! »

Il a serré les mâchoires, ses poings légèrement tremblants.

— « Alors explique-moi, Cloé. Explique-moi ce que tu vis. Dis-moi pourquoi tu as des bleus, pourquoi tu marches comme ça, pourquoi tu me repousses. Dis-moi pourquoi, et je resterai. Mais si tu continues à me fermer toutes les portes, alors je peux pas faire ça seul. »

C’était une ligne dans le sable. Une vérité crue, implacable. Et moi, je savais que je ne pouvais pas lui répondre. Pas maintenant.

— « Tu comprends pas, » ai-je murmuré, ma voix à peine audible.

Il a hoché la tête, résigné.

— « Non, je comprends pas. Parce que tu refuses de me laisser essayer. »

Il s’est arrêté de marcher et m’a regardée, droit dans les yeux.

— « Je t’aime, Cloé. Mais je ne peux pas continuer comme ça. Tu dois décider ce que tu veux. Parce que moi… je suis à bout. »

Ses mots ont résonné en moi comme une sentence. Mais au lieu de lui répondre, au lieu de le retenir, j’ai baissé les yeux. Et il est parti.

Je suis restée là, au milieu du trottoir, incapable de bouger. Chaque pas qu’il faisait, chaque mètre qui nous séparait un peu plus, me brisait un peu plus. Une larme a roulé sur ma joue, suivie d’une autre. Mais je n’ai pas bougé.

Je voulais courir après lui, le retenir, lui dire que je l’aimais. Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas lui donner ce qu’il voulait. Parce que je ne savais même plus qui j’étais.

Je suis rentrée chez moi, chaque pas plus lourd que le précédent. Ma poitrine me semblait vide, comme si quelque chose avait été arraché de moi. Quand j’ai fermé la porte derrière moi, le silence de mon appartement m’a enveloppée. Je me suis effondrée sur le sol, la tête dans les mains, incapable de retenir les sanglots.

Est-ce que je viens de le perdre pour de bon ?

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