Chapitre 40 : Son regard
Je venais de sortir d’un atelier en petit groupe. Le genre de session où l’on débat, où l’on décortique les idées sous l’œil attentif de Lefèvre. Tout s’était déroulé comme d’habitude, jusqu’à ce que je le croise dans le couloir, alors que je m’apprêtais à rentrer chez moi.
— "Mademoiselle Cloé, vous avez un moment ?"
Sa voix m’a arrêtée net.
Je me suis retournée vers lui, un mélange de surprise et de nervosité dans la poitrine.
— "Oui, bien sûr. Qu’y a-t-il ?"
Il s’est arrêté à quelques pas de moi, les mains croisées dans le dos, un sourire fin étirant ses lèvres. Il m’a observée un instant, comme s’il cherchait ses mots. Puis il a parlé, sa voix grave et posée résonnant dans le couloir vide.
— "Je voulais vous féliciter. Votre intervention aujourd’hui était remarquable. Vous avez une pronfondeur… rare."
Une remarque banale, en apparence. Mais il y avait quelque chose dans son ton, un sous-entendu que je n’arrivais pas à saisir. Une infime pause avant le mot "rare", un regard qui semblait s’attarder sur moi plus longtemps qu’il n’aurait dû.
— "Merci, monsieur Lefèvre," ai-je répondu, en essayant de garder un ton neutre.
Mais il ne s’est pas arrêté là.
— "Vous savez, Cloé, certaines personnes vivent dans des limites qu’elles n’osent jamais dépasser. Elles évitent tout ce qui pourrait les confronter à elles-mêmes. Mais d’autres, plus rares, osent explorer. Aller plus loin."
Mon souffle s’est coupé. Ce n’était pas une phrase anodine. C’était personnel. Trop personnel.
Je l’ai regardé, incapable de répondre. Et pendant une fraction de seconde, son regard a glissé, lentement, de mon visage à mes mains qui s’agitaient nerveusement sur la sangle de mon sac, puis plus bas. Ses yeux sont remontés aussi vite qu’ils étaient descendus, mais j’avais vu. Et lui aussi.
Une part de moi voulait fuir, prétexter une excuse et m’éloigner aussi vite que possible. Mais mes pieds étaient comme scellés au sol, mes pensées trop chaotiques pour former une action cohérente.
Il a continué, sa voix douce, mais porteuse d’une intensité écrasante :
— "Je dis ça parce que, parfois, on a peur de se regarder vraiment. D’affronter ce que l’on est, ce que l’on devient. Mais vous, Cloé… je pense que vous êtes différente. Vous avez cette… lucidité. Cette capacité à vous regarder telle que vous êtes, sans détourner les yeux."
"Se regarder telle qu’on est." Ces mots ont résonné en moi comme une décharge électrique. Mon esprit a immédiatement bondi vers le miroir, vers cette nuit dans l’appartement, vers cette caméra qui avait tout capturé.
Comment pouvait-il savoir ?
Ce n’était pas possible. Non. Ce devait être une coïncidence. Il ne faisait qu’extrapoler à partir de nos échanges en cours, de mes interventions en classe. Mais alors pourquoi avais-je l’impression qu’il pouvait voir à travers moi ?
Je me suis raclée la gorge, essayant de dissiper cette panique naissante.
— "Je… je ne sais pas si c’est vraiment le cas, monsieur. Mais merci pour vos encouragements."
Il a incliné légèrement la tête, son sourire s’étirant davantage. Il savait que je minimisais ses paroles, et cela semblait l’amuser. Puis, il a ajouté :
— "Continuez comme ça, Cloé. Vous avez un potentiel… fascinant. Je suis certain que vous êtes capable de bien plus que vous ne le pensez."
Ses mots étaient simples. Trop simples. Mais dans sa voix, il y avait quelque chose de plus profond. Quelque chose de calculé.
Il a pivoté et s’est éloigné, me laissant seule au milieu du couloir. Je suis restée plantée là, incapable de bouger. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression que tout le bâtiment pouvait l’entendre.
Depuis cet échange, je ne cesse de ressasser ses paroles. "Se regarder telle qu’on est." "Capable de bien plus." Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Est-ce qu’il sait ? Non, c’est impossible. Mais… et si ?
L’idée qu’il pourrait être Hector m’a traversé l’esprit. Ce serait logique, d’une certaine manière. La voix des messages vocaux n’a jamais semblé naturelle. Ce ton toujours maîtrisé, ce contrôle parfait. Ça pourrait être lui. Mais alors, pourquoi agir ainsi ? Pourquoi ce jeu de miroirs et de doubles sens ?
Peut-être que je suis paranoïaque. Peut-être que mon esprit cherche des connexions là où il n’y en a pas. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Chaque fois que je repense à son regard, à ses mots, une part de moi veut fuir, se cacher, oublier tout ce que j’ai vécu.
Et une autre part… une part plus sombre, plus enfouie, veut creuser encore.
Annotations
Versions