Chapitre 53 : la route du vide
Le moteur ronronnait, régulier et monotone, emplissant l’habitacle d’un bruit qui aurait dû me calmer. Mais rien ne pouvait atténuer la tempête qui faisait rage dans ma tête.
La route défilait sous mes yeux sans que je la voie vraiment. Les lignes blanches se succédaient comme une litanie, hypnotisantes, presque oppressantes. Mes mains, crispées sur le volant, tremblaient légèrement, et je sentais la froideur du cuir sous mes paumes moites.
J’avais froid. Mais ce n’était pas le froid extérieur – c’était un froid intérieur, profond, glacial. Celui qui s’infiltre en vous quand tout ce que vous connaissez commence à s’effondrer.
Sabrina.
Je n’arrêtais pas de composer son numéro, encore et encore, incapable de me résoudre à abandonner. À chaque fois, le téléphone sonnait dans le vide, l’écho de la tonalité résonnant dans ma tête comme un marteau.
Pourquoi ne répondait-elle pas ?
L’image de son visage, aperçu à travers le reflet de la vitre de l’entrepôt, me hantait. Ses yeux… ce regard fixe et perçant. Avait-elle compris ? Est-ce qu’elle savait ?
Je devais lui parler. Je devais lui expliquer. Mais comment ? Comment expliquer quelque chose d’aussi inavouable ?
La vérité… Cette vérité que je m’étais efforcée de cacher à tous, même à moi-même. Comment pouvais-je la lui révéler, alors qu’elle seule avait été témoin de cette part de moi que je voulais enterrer ?
Quand Sabrina n’a pas répondu après ma énième tentative, une autre idée m’a traversé l’esprit.
Matt.
Je l’ai appelé.
Le téléphone a sonné une fois. Deux fois. Mon cœur battait à tout rompre. Quand j’ai entendu sa voix, fatiguée mais familière, une vague d’émotion m’a submergée.
— "Cloé ? Il est tard… qu’est-ce qui se passe ?"
Sa voix était douce, mais teintée d’une pointe d’inquiétude.
Ma gorge était nouée, mais j’ai réussi à articuler, bien que ma voix soit rauque et brisée :
— "Matt, je suis en route. Je dois te parler. Il faut que je te voie, c’est important."
Un silence. Puis un soupir.
— "Cloé, il est une heure du matin. Je me lève dans deux heures pour aller bosser. Tu peux pas attendre demain ?"
— "Non," ai-je insisté, désespérée. "Non, je dois te voir. Maintenant. S’il te plaît, Matt. Je suis à quelques kilomètres. Laisse-moi venir."
Il y a eu une longue pause. Je pouvais presque l’entendre peser le pour et le contre, mais son silence me tuait.
— "Ok," a-t-il finalement dit, sa voix lourde de fatigue. "Mais ça doit être rapide, d’accord ? Je suis épuisé."
— "Merci," ai-je murmuré, ma voix se brisant sous le poids de l’émotion.
J’ai accéléré, mes mains toujours agrippées au volant comme si ma vie en dépendait.
Dans ma tête, les pensées tournaient en boucle. Qu’allais-je lui dire ? Comment lui expliquer ? Tout avouer ?
Lui dire que je l’aimais. Que j’avais tout gâché. Que je voulais qu’il me pardonne, qu’il m’aide à redevenir celle que j’étais avant tout ça.
Mais à quelques kilomètres de chez lui, arrêtée à un feu rouge, une étrange sensation de calme m’a envahie.
Je me suis penchée légèrement pour ajuster le rétroviseur, et ce que j’ai vu m’a coupé le souffle.
Ce n’était pas moi.
Le reflet qui me faisait face était celui d’une étrangère.
Mon maquillage avait coulé, dessinant des traînées sombres autour de mes yeux, comme si je pleurais des larmes noires. Mes lèvres étaient gonflées, abîmées, presque déformées. Et sur mon visage, à certains endroits, je distinguais des traces… Des traces de leur passage que je n’avais même pas pris la peine d’essuyer.
Je me suis figée.
C’était comme si je découvrais, pour la première fois, l’ampleur de ce que j’étais devenue.
Le feu est passé au vert, puis au rouge à nouveau.
Je suis restée immobile, incapable de bouger, incapable de penser.
Comment étais-je arrivée là ?
Comment avais-je pu me laisser détruire à ce point ?
Les larmes ont commencé à couler, silencieuses, brûlant mes joues déjà rougies par la honte.
Je savais que si je voyais Matt ce soir, il le verrait. Il verrait tout. Ce que j’étais devenue. Ce que je lui avais caché.
Il n’aurait même pas besoin que je parle. Il le lirait dans mes yeux, dans mes gestes, dans chaque partie de moi.
Je ne pouvais pas le laisser voir ça.
D’un geste tremblant, j’ai attrapé mon téléphone et tapé un message :
"On se voit demain, en fait ça peut attendre. Désolée du dérangement. Bonne nuit."
J’ai appuyé sur "envoyer", puis j’ai tourné à la prochaine intersection, prenant la direction de mon appartement.
La route du retour semblait interminable.
Je conduisais dans un silence total, le moteur de la voiture étant le seul bruit qui remplissait l’habitacle.
Mais dans ma tête, c’était un chaos assourdissant.
Je voulais tout réparer.
Je voulais reprendre le contrôle.
Mais comment pouvait-on réparer quelque chose qui semblait si irrémédiablement brisé ?
Quand je suis arrivée devant mon immeuble, je suis restée assise dans la voiture, les mains toujours agrippées au volant, les yeux fixant un point invisible devant moi.
L’aube approchait.
Je savais que bientôt, la lumière du jour viendrait révéler tout ce que je voulais cacher.
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