Chapitre 2
Je regardai Léonard avec des yeux ronds. Un silence flotta entre nous tandis que je prenais conscience de ce qu’il venait de me dire. La surprise laissa place à la consternation puis à la colère.
— Pardon ?! Tu veux quoi ?!
— Ah, mais le prends pas comme ça !
— Et tu voudrais que je le prenne comment ? Non mais tu te fous de moi ! Hors de question !
Je m’en allais, furieuse de sa proposition. Il tenta de m’arrêter mais je ne lui en laissais pas la possibilité. À la troisième tentative, je levai une main, miroitante d’énergie.
— Laisse-moi.
Léonard recula d’un pas, anxieux et je repris ma route.
— Shanarah, j’ai besoin de toi, je t’en prie !
Je m’arrêtai en entendant ce nom, hébétée… Il ne l’utilisait pour ainsi dire jamais, sauf… Tremblante, je fis volte-face, jetant un regard incertain au damné. Mais avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit, il murmura :
— Cinq années Shanarah… Cinq années en moins si je réussis ce coup…
Je restai silencieuse. Cinq années… C’était beaucoup. Énormément pour un seul mortel.
— Le contrat de ta vie… (commentai-je, songeuse, plus pour moi que pour lui.)
— Ouais. J’ai eu de la chance de le choper celui-là… Et de justesse en plus. Après ça, je serai presque libre.
Je le regardais, ne sachant pas quoi répondre. Ma colère s’était presque entièrement dissipée, me laissant un arrière-goût désagréable. Une part de moi s’en voulait. L’autre m’invitait à tourner les talons et à refuser. Devant mon hésitation, peut-être bien perceptible dans mon aura, Léonard reprit la parole.
— Fais ça pour moi, Brooks, et je te trouverai un mage. Je te le promets.
— Un mage ? Je ne suis même pas sûre que ça existe encore. (répliquai-je, désinvolte.)
— Ça existe. C’est juste très rare. Mais quand on sait où chercher…
Il laissa sa phrase en suspend, mais je n’eus aucune difficulté à la terminer. Un mage… Mon dernier remontait à près d’un siècle… Je me passai la langue sur les lèvres, mon appétit réveillé malgré l’énergie de Colosse qui continuait de rouler sur ma peau.
— Un gode-ceinture, ça ne peut pas suffire ?
— Non, non, lui, il aime les hommes. S’teu-plait, Shana, pour moi !
— Tu fais chier, j’aime pas avoir un pénis ! Et tu le sais très bien en plus ! Je savais que c’était encore un coup tordu !
— C’était arrivé qu’une seule fois avant ! (se plaignit-il.)
— C’était la fois de trop !
— Shana...
Je grommelai.
— Passif ou actif ?
— Passif. (lâcha-t-il du tac au tac.)
— Je te déteste.
Léonard écarta les bras avec une moue affectée tandis que je me passais une main sur le visage, grommelant de plus belle.
— En quoi il t’intéresse ?
— Un dealer. Il est bourré d’énergie.
— Mais si je la prends, ça ne te rapportera rien.
Il afficha un sourire en coin.
— Il est un peu trop proche d’une envie de rédemption. (fit-il, évasif.)
— Encore vos guéguerres bon contre mauvais… (grimaçai-je.)
— Tu sais comment ça marche hein. Faut pas que l’autre camp obtienne des gens ayant autant de puissance, sinon, c’est une perte sèche pour nous.
— Vous. (dis-je d’une voix morne.) Ne m’implique pas dans vos manigances.
Il ricana.
— Tu penses comme tu veux, mais tu es bien plus proche de nous que d’eux.
Je me contentai de hausser les épaules. Je n’aimais pas m’aventurer sur ce terrain. Ça finissait invariablement en pugilat, lui essayant de me convaincre que j’étais dans son camp et moi le menaçant de le tuer avant la fin de son contrat, le privant de toute possibilité de libération. Je n’avais pas grand-chose à voir avec un groupe ou l’autre. Les Célestes purifiaient les âmes pour faire reculer le chaos et rendre les mortels soit-disant meilleurs, les Génies quant à eux cherchaient à s’emparer de cette énergie afin d’augmenter leur propre puissance et de récupérer un maximum d’âmes. Du moins, c’était ce que j’avais cru comprendre. Car en réalité, la guerre que se livraient les deux camps était relativement jeune à l’échelle de l’humanité et même de leur simple existence. Ils étaient là depuis aussi longtemps que je puisse m’en souvenir, agissant de manière plus ou moins discrète. Mais les choses avaient réellement évolué ces derniers siècles, les deux camps commençant à s’affronter. Pas de conflit ouvert, de batailles épiques, mais simplement des tentatives d’endiguer les efforts de l’autre camp, de les saboter voire de récupérer des cibles d’importance. J’en ignorais la raison, l’origine… Et en réalité, je m’en fichais bien, tant qu’ils me laissaient tranquille. Ça n’avait pas toujours été le cas. Mais ils semblaient m’avoir oublié. Trop occupés à se mettre des bâtons dans les roues je présume. Pour en revenir à notre sujet, moi, je me nourrissais de l’énergie chaotique. Certes, cela me renforçait, mais de manière périodique, pas définitive. Pas au sens où on l’entend en tout cas. Et surtout, je ne le faisais que pour moi, pas pour renforcer un camp ou l’autre, ni pour attribuer des points imaginaires sur un quelconque tableau ou faire pencher l’équilibre. J’étais plutôt celle qui volait au deux camps. La petite épine dans le pied… Léonard se racla la gorge, me tirant de mes pensées. Je le regardai sans mot dire.
— Alors, Shanarah, qu’en dis-tu ?
— Premièrement : N’utilise plus ce prénom. Je te l’ai avoué dans un moment de faiblesse, n’essaye pas de l’utiliser pour m’amadouer. Deuxièmement, tu m’en demandes beaucoup.
— Tu auras ton mage si tu m’aides.
Je fis claquer ma langue.
— S’il existe des mages en ville, je me débrouillerai seule ! Donne-moi une raison de t’aider, en dehors de récompenses.
— Il n’y a qu’à toi que je puisse demander ça ?
Je ris. Ce n’était pas tout à fait vrai… Mais j’étais certainement la mieux placée pour lui rendre ce service, surtout en aussi peu de temps.
— Trouve mieux.
— Cinq années, Brooks… Cinq années…
Je me mordis la lèvre. C’était beaucoup, oui…
— Combien il te reste ?
— Moins de six ans…
Je réalisai alors. Ce contrat, c’était un peu le dernier. Pour nous deux. Après cela, il terminerait de son côté et serait enfin libéré… C’était peut-être bien la dernière fois que je passais du temps en sa compagnie. Sans y réfléchir, je le pris dans mes bras.
— C’est merveilleux ! (dis-je d’une voix forte, émue.)
Je savais combien sa peine lui avait été longue et douloureuse. Difficile à supporter. Deux cent cinquante années à récolter l’énergie du chaos pour les Génies. Léonard n’avait pas eu une vie l’amenant à devenir un serviteur des Génies. Au contraire. De son vivant, il avait été un homme généreux, donnant de son temps pour venir en aide aux nécessiteux. Il avait une femme, des enfants. Son crime ? Avoir accepté le mauvais contrat, celui qui lui avait fait enfreindre la loi. Il avait vendu son âme, incapable d’endurer les conséquences de ses actes. Un homme avait trouvé la mort et la famille de Léonard s’était vue accablée pour ces actes, perdant tout, maison, argent, biens tandis qu’il était envoyé au bagne. Mais le travail des damnés n’était pas de soulager la peine des gens ou de répondre à leurs besoins. Simplement de les délester d’une façon ou d’une autre de leur énergie chaotique. Un travail difficile, qui mettait de côté toute forme de moralité. Il en était même venu à s’arracher les yeux pour ne plus voir les expressions des mortels dont il avait la charge.
— Je croyais que mortels, damnés ou vertueux, tu refusais de t’attacher. (fit-il d’un ton sardonique.)
— La ferme. (répondis-je, l’étreignant avec plus de force.)
Il m’enlaça à son tour et j’enfouissais mon visage dans son épaule.
— Tu vas me manquer aussi. (dit-il finalement.)
Après un temps qui me parut bien trop court, nous nous séparâmes et j’étudiai son visage, comme pour le graver dans ma mémoire. Oui, je refusais tout attachement avec ceux dont l’existence demeurait insignifiante comparée à la mienne. Sur la durée, s’entend. J’avais assez souffert de la perte… Mais pouvait-on vraiment parvenir à se couper de toute émotion, de toute interaction ? Au cas où vous vous poseriez la question, à moins de vivre en ermite et donc de finir par succomber à la folie, la réponse est non.
— C’est d’accord ? (me lança-t-il.)
Je fis la moue.
— Un mage puissant et deux jours à mon service.
— Deux ?!
— Absolument !
Je tournai les talons et l’entendit m’emboîter le pas.
— Non, attends, on avait dit un !
— Pour me faire pousser un pénis, c’est deux !
Il grogna, mais lâcha un soupir et je sus qu’il acceptait. Je m’éloignai sans demander mon reste, ni rien ajouter de plus. Le léger bruissement qui suivit m’informa qu’il s’en était allé. Je me retournai néanmoins pour voir la rue déserte et étouffai un bâillement. Il était temps de rentrer chez moi.
Arrivée à mon appartement, je jetai mes clés dans le petit panier d’osier dans l’entrée, verrouillais la porte avant de me dévêtir entièrement. Jetées à terre, mes affaires retrouvèrent leur apparence. Il faudrait que je m’en débarrasse, mais pas maintenant. Tina, ma chatte, se leva paresseusement et vint se frotter à mes jambes avec un de ses ronronnements qui me faisaient fondre. Je lui accordai quelques caresses, vérifiait qu’elle avait tout ce qu’il lui fallait avant de rejoindre ma chambre. Allongée dans mon lit, Tina vint se blottir contre moi. Je lui offris de nouvelles attentions, perdant mes doigts dans ses poils.
— Toi, au moins, jamais tu ne me jugeras… Jamais tu ne seras hypocrite…
Je l’étais pour ma part. Un petit peu… J’essayais de me protéger des interactions sociales avec les mortels ou les immortels par intérim, prétextant ne plus vouloir souffrir, et me liais avec un animal qui avait une durée de vie infiniment plus courte… Mais que voulez-vous, je n’étais pas prête à vivre en ermite, loin de tout. Je ne me serai pas installée à Paris dans le cas contraire ! Je laissai mon regard parcourir les murs de ma chambre, s’attardant sur mes tableaux. Des paysages pour l’essentiel. Mais dans le reste de mon appartement, on retrouvait des portraits, parfois très anciens. Souvenirs d’une autre époque… Depuis, j’étais passée aux photos ! Il y avait quelques cadres disséminés dans le logement. Elles étaient plus ressemblantes que des peintures et bien moins encombrantes. J’en avais quelques unes de Tina. Je passais pour une folle dingue de son chat. Et m’en fichais éperdument ! Je finis par m’endormir, sans vraiment m’en rendre compte.
Je me réveillai tard le lendemain. Le réveil indiquait quatorze heures cinquante trois minutes. Il ne m’en aurait pas fallu beaucoup pour me rendormir mais je me forçai à me tirer du lit. Je me fis chauffer du café tout en jetant un coup d’œil à mes mails. Par la fenêtre de mon salon, j’avais vue sur l’immeuble d’en face… et vice-versa. Ce fut donc tout naturellement que mon voisin voyeur d’en face se permit de me lorgner, comme à son habitude. Ce n’était pas la première fois que je me baladais nue dans mon appartement. En vérité, je n’avais aucun complexe à montrer mon corps. Je ne portais des vêtements que pour trois raisons : Me protéger du froid et du vent, par plaisir esthétique… et surtout par conventions sociales. Cela étant, si j’aimais me balader nue et n’était pas complexée par mon corps ou le fait d’être nue devant d’autres personnes, je n’aimais pas me faire reluquer sans vergogne par un porc qui estimait que je n’étais qu’un bout de viande ! Je m’approchai donc de la fenêtre, m’y frottant d’un air bien lubrique et aguicheur avant de fermer les rideaux. Spectacle terminé ! J’eus à peine le temps de le voir saliver que j’en étais déjà écœurée.
J’espère que tu es frustré, gros porc !
S’il n’avait pas été si proche de mon appartement, je lui aurais retourné le cerveau, comme avec Colosse la nuit dernière. Mais je ne voulais pas prendre ce genre de risque. Il connaissait mon visage depuis longtemps, savait qui j’étais. Fouiller dans sa mémoire et ses souvenirs pouvait donc s’avérer bien plus long, compliqué, dangereux. Surtout pour lui. Je soupirai, retournai sur mon ordinateur non sans me servir une tasse de café et consultai donc mes mails. Sans surprise, j’en avais reçu un de Léonard. Il aimait bien m’envoyer ses plans de missions par mail. Contrairement à d’autres, il s’était très rapidement fait aux nouvelles technologies et ne jurait plus que par elles. Ce qui m’arrangeait assez en réalité, adorant moi aussi utiliser un ordinateur et internet. Je décidai de lire les autres mails avant, préférant m’accorder un peu de détente. Hélas, hormis des pubs, il n’y avait absolument rien d’intéressant et je me retrouvai donc à ouvrir le mail de Léonard. Il y avait là diverses photos de la cible, ainsi qu’un court descriptif de ce qu’il aimait. Les Latinos aux cheveux longs. Je soupirai. C’était totalement cliché. Il avait également joint des photos de l’endroit où le dealer passait la majeure partie de son temps le soir. Et s’était bien entendu empressé d’ajouter : Tenue correcte exigée.
— Je t’emmerde. (fis-je en terminant mon café.)
Après un petit tour sous la douche, je me rendis dans ma buanderie et fouillai parmi les quelques vêtements masculins qui me restaient… Effectivement, aucun d’entre eux n’entrait dans la description mentionnée auparavant… Un coup d’œil à mes fringues habituelles me confirma que mon style tout entier ne se prêtait pas à cette dénomination.
— Grmbl, j’ai été trop sympa…
Il allait falloir faire flamber la carte bleue. Je décidai d’enfiler un ensemble de jogging, baskets comprises, attrapai un sac en toile, et quittai l’appartement, direction les Champs-Élysées.
Il me fallut faire pas moins d’une demi-douzaine de boutique pour enfin trouver quelque chose qui me semblait intéressant. Comme il ne s’agissait que d’une mission, je ne dévalisai pas le magasin et me contentai d’une chemise en soie blanche, d’un gilet en cuir brun, d’un pantalon en velours bordeaux avec des mocassins, bordeaux eux aussi. Est-ce que ça allait ensemble ? Je n’en savais strictement rien ! J’avais peut-être l’air d’un clown, habillée ainsi. Mais ça me plaisait, donc c’était suffisant. Au pire, j’userais de mes pouvoirs pour passer le videur.
Une femme était entrée dans le magasin, mais c’était un homme qui en était ressorti, un beau latino. Dans un cas comme dans l’autre, j’attirais les regards. Il y avait plusieurs raisons à cela. Déjà, j’aimais jouer sur des traits à la beauté, à la finesse, non négligeables, sur des courbes sensuelles qui offraient de nombreuses promesses... Que voulez-vous, j’aime plaire. Et puis, j’étais aussi dotée d’une aura de charme qui affectait tout ceux qui se trouvaient près de moi. Une aura renforcée par l’énergie de Colosse. Comme l’avait si bien dit Léonard : J’étais rayonnante. Plus que d’habitude. Attirer le regard était une bonne chose pour séduire facilement. La majorité de la communication étant non verbale, c’est bien le look et l’attitude qui définissaient les premiers critères de séduction. Bien plus que les pensées complexes ou non que l’on pouvait avoir, n’en déplaise à ceux prétendant tomber amoureux d’un état d’esprit avant une paire de miches. Avec le temps que j’avais passé sur cette planète, vous pouvez me croire sur parole : Les yeux. C’était ce qui devait être accroché en premier. Une fois que vous aviez capté l’attention, le regard, une bonne partie du travail était faite.
Je décidai d’aller faire un peu de repérage dans le quartier du bar avant de rentrer chez moi. Situé dans le 11ème arrondissements de la capitale, il s’agissait d’une zone animée, même en plein jour. Mais pas vraiment le genre d’endroit où je me rendais habituellement. Un peu trop résidentiel à mon goût bien que doté d’un certain potentiel. Peut-être pourrais-je y étendre mon territoire de chasse… Je trouvai le bar après quelques minutes de recherche, caché dans la rue du Gast. Comme je pouvais m’y attendre, il n’était pas encore ouvert à cette heure mais cela ne me surprenait pas. De ce que j’en voyais, il semblait de type latino… Je soupirai et en profitai donc pour me balader dans le quartier, sous les traits de mon identité temporaire, Roberto Gonzalez. Tant qu’à être dans les clichés grossiers, autant le rester jusqu’au bout. Après une bonne demi-heure, je repris le chemin de mon appartement, dans le 18ème arrondissement. Note à moi-même, acheter un deux-roue motorisé. Le métro Parisien, c’est une vraie plaie. Après de longues minutes pressée contre un tas d’inconnus dans une boîte de métal et à déambuler dans des couloirs aux relents d’urine, je ressortis à l’air libre et inspirai à plein poumons… des odeurs de gaz d’échappement. Parfois, l’époque des calèches me manquait. Mais une autre odeur attira mon attention. Celle de la viande en train de rôtir. Je regardai autour de moi et aperçut un vendeur de Kebab au coin de la rue. C’est seulement à ce moment là que je me rendis compte que je mourrais de faim ! Mon dernier repas remontait à la veille au soir ! Les Kebab, c’était gras et affreusement mauvais pour la santé… Mais je n’étais pas sujette aux tracas des mortels concernant les carences et autres. Et je brûlais constamment des calories, surtout quand je revêtais une autre forme temporairement. Cela me demandait de puiser constamment dans mes réserves, notamment d’énergie. Une quantité folle qui ne cessait d’être consommée pour me permettre de conserver les traits de Roberto Gonzalez. J’espérais sincèrement que le dealer de Léonard disposait d’une belle quantité de puissance pour me revitaliser ! Y penser ouvrait mon appétit et ce n’était pas la meilleure des idées. Je chassai ces préoccupations de mon esprit et me concentrai sur le moment et le problème présents. Me remplir la panse. Un Kebab ferait parfaitement l’affaire.
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