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Molosse cala la chique entre sa joue et ses dents avant de relever à peine son foulard d'une main pour cracher contre un mur. Ombre ne se retourna même pas, imperturbable qu'il était. Jack regarda son employeur avec un air tout aussi sombre que son nom tout en jouant nonchalamment avec ses cartes, un tic dont il n'avait jamais su se débarrasser. Il ne savait pas trop quoi penser de l'individu. Pour porter un tel nom, il fallait le mériter, en quelque sorte. Et aucun doute là-dessus, le type était une énigme : malgré ses recherches, Jack n'avait récolté que des rumeurs éparses et du vent. L'homme – si tant est que ce fut un homme – était un mystère, mais avec une réputation – aussi maigre fut-elle – d'efficacité et de sobriété. Ce dernier point, il n'en doutait pas le moins du monde : c'est à peine s'il leur avait adressé plus de quelques phrases concises. Le contrat avait été exposé brièvement et rapidement, Jack avait accepté, et à peine quelques jours plus tard la petite troupe était en place, parée à l'action. Ombre avait dû murmurer trois mots depuis lors.


Jack recala son chapeau en se repositionnant contre le mur de bois inconfortable. L'allée poussiéreuse était étroite, coincée entre deux bâtisses qui avaient connu des jours meilleurs, avant que le vent et le sable avec l'aide toujours aussi précieuse du temps n'en fassent leur affaire. Désormais, elles craquaient au moindre souffle, comme tout le reste de cette maudite ville. Si ce n'était quelques exceptions, comme par exemple la Hallan & Garner Bank de l'autre côté de la rue. Un superbe bâtiment en pierres, deux fois plus large et plus haut que n'importe quelle autre résidence et des centaines de fois plus luxueux. Une annexe comme il y en avait tant d'autres dans le pays. Et Ombre l'observait, immobile et silencieux dans sa tenue aussi noire que la nuit, son long manteau de cuir traînant presque jusqu'au sol. Il – elle ? - avait les mains gantées, le visage masqué et un large chapeau bien enfoncé sur son crâne.


Pour tout dire, Jack le trouvait ridicule dans l'excès, mais il n'était pas du genre à émettre ses opinions en face de son employeur, voire même dans son dos. D'autant plus que ce genre d'accoutrement le poussait à réfléchir, une tare qu'il essayait de corriger. Mais il ne pouvait s'empêcher de se demander comment l'individu arrivait à passer inaperçu en ville en se baladant toujours ainsi, ou bien s'il ne suait pas de chaud sous les différentes couches de vêtements qu'il devait porter. Il secoua la tête pour chasser ces pensées. Les doigts fébriles, il recommença à jouer avec ses cartes, les mélangeant de différentes manières par réflexe.


A ses côtés, Boum-boum ne semblait pas avoir ce genre de préoccupations. Comme souvent, il dormait à poings fermés, assis au sol et les jambes repliées contre lui-même. Boum-boum avait retenu deux leçons importantes de son temps dans l'armée : manger quand on peut manger, dormir quand on peut dormir. Être soldat vous apprenait bien vite à pouvoir vous endormir où bon vous semble à volonté, et à vous réveiller prêt à tout en moins d'une seconde. En tous les cas, cela évitait à Boum-boum de se faire du souci inutilement comme Jack. Celui-ci se retint difficilement de soupirer tout en continuant à faire tourner les cartes habilement entre ses doigts.


Il faut dire que l'attente était longue. Cela devait bien faire une heure qu'ils étaient là, si ce n'est plus, et la chaleur était exténuante alors que le soleil était à son zénith. Et ils étaient bien partis pour attendre toute la journée. Ce qui voudrait dire qu'il faudrait remettre l'affaire au lendemain... Jack préférait ne pas y penser. Si au moins Barde avait été là, il aurait eu quelqu'un pour se distraire. Mais il n'y avait que Molosse, l'air toujours aussi taciturne, Barde étant occupé ailleurs pour le moment. Jack se retrouvait donc à faire mumuse avec ses bouts de carton en attendant que l'action finisse enfin par arriver.


Peut-être les dieux entendirent sa prière silencieuse, ou bien la chance était-elle de son côté, toujours est-il qu'il y eut enfin de l'action dans la rue, outre les rares badauds qui trouvaient le courage de s'aventurer sous le soleil de midi. Ce fut d'abord une clameur sourde, suivi du bruit plus distinct de sabots frappant le sol accompagné en concert du tintamarre d'un carrosse valdinguant sur la terre battue. A peine une minute plus tard, un coche fit son apparition, tiré par deux chevaux haletants. Le véhicule était vert et or, et un magnifique blason ornait les portes de chaque côté. Le cocher descendit de voiture et alla ouvrir à son passager.


Molosse cracha sa chique au sol. Jack effleura l'épaule de Boum-boum qui s'éveilla aussitôt, avisa la situation et se releva en un rien de temps. Il récupéra un petit sac au sol qu'il cala sur son dos en vitesse. Jack rangea ses cartes et se redressa en ajustant son chapeau. Il n'y avait plus qu'à attendre le signal de leur employeur. Celui-ci avait redressé la main, en signe d'attente, mais ils n'étaient pas des débutants. Le plan avait été des plus clairs, et il n'y avait nullement besoin qu'il leur tienne la main. Mais contrarier l'employeur alors qu'il n'avait pas encore payé l'intégralité du contrat était aussi une erreur de débutants, aussi Jack se tint coi. Le cocher remonta sur son siège et fit repartir le carrosse trente secondes après que son passager en soit descendu. Celui-ci rentra dans la banque à peine un instant plus tard.


Sans daigner se retourner, Ombre lança dans un murmure étouffé par son masque :


« Faites le signal à votre homme. »


Jack hocha de la tête, bien qu'il se trouve dans le dos de son employeur et que celui-ci ne puisse le voir. En quelques pas, il s'avança et sortit de la pénombre, se retrouvant à nouveau en plein jour. Il avisa Barde contre le mur de la banque, immobile, invisible et pourtant si évident une fois qu'on l'avait remarqué. De la main, il lui fit un petit signe discret. Celui-ci abaissa son chapeau absurdement large en acquiescement et se redressa. Il s'en alla en longeant la banque, se dirigeant vers l'arrière du bâtiment.


Ombre se retrouva d'un seul coup aux côtés de Jack. Celui-ci retint difficilement un frisson de surprise. L'homme masqué ne lui fit qu'un bref hochement de tête avant de s'avancer d'un pas tranquille mais déterminé. Jack inspira profondément, releva son foulard beige sur son nez et fit signe à ses acolytes de le suivre. Derrière lui, Molosse et Boum-boum obtempérèrent immédiatement.


Ils traversèrent la rue comme si de rien n'était. Autour d'eux, il n'y avait que le silence. Personne ne prêtait attention à leur groupe hétéroclite et si bizarre. Jack ne savait pas comment Ombre s'y prenait. Il faisait peut-être trop chaud et trop lourd, mais au moins un badaud aurait dû les remarquer. Toutefois, pour l'heure, tout était calme. Ils montèrent les marches de la banque tels de banals clients peu pressés avant de pénétrer dans le hall gigantesque. Tapis rouge, fauteuils de cuir, sol tout de pierre et plantes en pot... Même dans une annexe aussi anecdotique, les banques Hallan & Garner ne reculaient devant aucune dépense. C'était ridicule.


Une fois qu'ils furent dans la banque, le charme parut rompre. Ce qui n'était guère surprenant, mais Jack avait voulu y croire jusqu'au bout. Tous les regards convergèrent vers eux. Aussitôt, cris de panique et mouvements fébriles. Il fallait agir vite.


« Molosse, go ! TOUT LE MONDE SE CALME ! »


Molosse et Jack dégainèrent en même temps. Molosse avait sorti un énorme fusil de sous son manteau aussi gigantesque que sa personne, le double canon encore deux fois plus large que la normale. Jack n'avait qu'un minuscule Colt en comparaison, mais c'était bien suffisant pour faire son affaire. Il se dirigea aussitôt vers les comptoirs pendant que Molosse courrait vers l'arrière de la banque pour retrouver Barde qui vérifiait que nul ne s'enfuyait par ce côté-là. Une précaution inutile en théorie, étant donné l'architecture du bâtiment, mais Jack était un homme prévoyant. D'ailleurs, il savait pertinemment ce qu'un vieil homme aux cheveux blancs essayait de faire discrètement derrière un comptoir. Il courut aussitôt dans sa direction, sauta par-dessus une table basse avant de lui coller le canon de son arme contre son front ridé.


« Papy, je ne voudrais vraiment pas avoir à appuyer sur cette gâchette. Tu vas doucement retirer ta main de sous cette plaque et me la montrer. Voilà, c'est bien. Boum-boum, ça va de ton côté ?

– Tout est parfait, patron. »


Boum-boum tenait un revolver dans chaque main, l'air satisfait de tenir en joue la moitié de l'assemblée. Il passa à côté d'une jeune femme qu'il pelota distraitement d'une main. Jack lui cracha de cesser mais le nabot rigola en réponse. Jack roula des yeux.


« Arrête ça immédiatement et vérifie que personne ne fait le con pendant que je les ligote. J'en compte quatre.

– Y en a un cinquième roulé en boule sous son bureau, là-bas. Je pense qu'il se pisse dessus.

– D'accord, ça devrait me prendre que deux ou trois minutes. Où est Ombre ?

– Il est déjà monté.

– Bien. »


Alors qu'il était en train de ligoter le vieil homme, Molosse et Barde arrivèrent de l'arrière de la banque. Molosse portait sur chaque épaule deux individus déjà ligotés et bâillonnés. Jack resserra son nœud avec force tout en demandant :


« Aucun problème à l'arrière ?

– Aucun, répondit Barde de sa voix mélodieuse. J'ai pu rentrer par une fenêtre ouverte négligemment et m'occuper de ces deux-là. Molosse a eu la gentillesse d'arriver pour que je n'aie pas à les ramener moi-même.

– Bien. Ça nous fait sept en tout, ce qui correspond plus ou moins à nos attentes, les négligeables en plus. Ligotez tout ce beau monde, je vais retrouver Ombre. Barde, garde un œil sur l'extérieur. Tu siffles si y a un problème. Boum-boum, quand vous en avez fini, tu sors le matériel. »


Jack monta les marches de l'escalier central quatre par quatre, laissant ses compagnons au rez-de-chaussée. L'étage n'en était pas tout à fait un : comme beaucoup de banques H&G, c'était un niveau recouvrant seulement la moitié de la surface de ce qu'il surplombait. Il n'y avait là que quelques pièces : une réserve particulière contenant des coffres extrêmement robustes pour des clients uniques et les bureaux des employés les plus importants. Et, notamment, l'office somptueuse du directeur de la banque, presque aussi imprenable que la salle des coffres au sous-sol. Elle était pile en face de l'escalier, permettant ainsi à son occupant d'inviter les clients les plus importants dans son bureau ou bien de sortir pour observer sa banque en-dessous en véritable petit chef. Pour l'heure, en revanche, les doubles portes étaient solidement fermées. Ombre se tenait devant, bien campé sur ses pieds.


Jack vint à ses côtés et observa en silence l'étrange manège qu'effectuait son employeur. Il touchait la porte en plusieurs endroits, du bout des doigts. Toujours le pouce, l'index et le majeur. Il effectuait des figures étranges, écartant ou resserrant ses doigts selon un rythme que lui seul connaissait. Jack hésitait à l'interrompre.


« Je vous ai dit que je n'avais nullement besoin de vous. »


Jack sursauta de surprise. Ombre n'avait pas cessé ce qu'il faisait le moins du monde, en apparence toujours concentré sur sa tâche. A peu de choses, le bandit aurait pu croire qu'il avait rêvé l'interjection de son employeur. Il se reprit et déclara, avec un ton aussi respectueux qu'il pouvait se permettre :


« Excusez-moi, mais je venais juste vérifier que tout allait bien pour vous. Je n'aime pas les imprévus. C'est dangereux pour moi.

– Tout va pour le mieux. Nous sommes dans les temps. Avez-vous déjà fini en bas ?

– Boum-boum s'occupe du matériel. Barde monte la garde. Molosse s'occupe des otages. Et moi, je viens vous embêter en attendant. »


Jack se mordit la lèvre. Il n'avait pas pu s'empêcher d'ajouter cette dernière remarque sarcastique. Mais visiblement, Ombre n'en prenait pas ombrage – ah, amusant. Le silence qui suivit était toutefois pesant. Alors qu'il s'apprêtait à redescendre, Ombre lança :


« Restez. J'ai bientôt fini. »


Disant cela, Ombre replia ses doigts. Il posa ses poings gantés de cuir contre la porte, et Jack entendit distinctement un murmure émanant du masque, mais il ne put identifier un seul mot. Non pas qu'il essayât : il savait de toute façon qu'il ne reconnaîtrait rien. Une fois finie son incantation, Ombre écarta les mains et poussa simplement la porte.


Il y eut un petit éclair violet, suivi d'une longue série de déclics. La double porte finit par s'ouvrir, comme mue par une force invisible. Ombre s'avança avec calme sur la moquette verte du bureau du directeur. Jack le suivit sans mot dire, impressionné mais ne tenant guère à l'exprimer.


Le directeur était enfoncé dans son fauteuil, en sueur et paniqué. Légèrement bedonnant, la moustache châtain épaisse, le crâne totalement chauve, son costume était légèrement trop petit et paraissait prêt à craquer. Mais malgré son air inoffensif et son expression partiellement terrorisée, il avait un grand sourire triomphant. Jack n'eut que quelques instants pour comprendre : sur le bureau, un dessin complexe avait été tracé avec de la poussière blanche parsemée de grains d'or. Il reconnut le glyphe en un instant et agrippa son employeur par réflexe, le forçant à se retourner.


« Fermez les yeux ! »


Jack obéit à son propre ordre alors qu'une explosion de lumière irradiait la pièce, accompagné d'un bruit aigu assourdissant. Vingt secondes plus tard, le banquier était au sol, évanoui. Sur le toit de la banque, la sirène braillait de toutes ses forces. Jack ne put s'empêcher de soupirer. A ses côtés, Ombre se redressait en rajustant ses vêtements, retrouvant sa contenance tant bien que mal. Le bandit se retint de jubiler devant ce spectacle. Voir son employeur un peu moins guindé était assez amusant.


« Eh bien, il a effectivement sonné l'alarme, déclara-t-il avec un ton aussi neutre que possible tout en se remettant debout à son tour.

– En effet. Et ce n'est pas un imprévu, nous avions évoqué l'éventualité. Je ne m'attendais tout de même pas à ce qu'il utilise un tel moyen.

– Que voulez-vous, les gens sont parfois plein de ressources insoupçonnées. N'est-ce pas ? »


Jack eut un sourire en coin à l'adresse de son employeur. Celui-ci le regarda sans rien dire avant d'aller jusqu'au corps inerte du banquier. Il le fouilla habilement avant de sortir une tige de métal tordue bizarrement, à peine plus longue qu'un doigt et presque anodine. Peu de gens savaient ce que c'était. Jack avait la chance de le savoir, par le plus grand des hasards. Son employeur faisait aussi partie du lot.


« Vous savez vraiment l'utiliser ?

– Faites votre travail, Jack, et laissez-moi faire le mien.

– Dans l'équipe, c'est mon travail de m'inquiéter.

– Eh bien, vous le faites à merveille. »


Jack haussa un sourcil. Venait-il de percer la carapace de son employeur ? Il eut un petit sourire. Il y avait donc bien une personne derrière cette façade ténébreuse un peu ridicule. Voilà qui promettait d'être tout aussi excitant que le reste de l'opération.

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