Ecoute le géant
Une serenade aiguë retentit entre les arbres, elle enrobe l’air autour de moi et pénètre mes oreilles. C’est une voix haute mais masculine, plaintive mais belle. J’avance vers elle, mes pieds la cherchent, j’enjambe les racines et les pierres, saute en rythme sur les rochers qui jonchent un cours d’eau. La clameur est mélodieuse, elle m’apaise, je perds le contrôle de mon corps, ivre du son.
À mesure que je m’approche, la douce mélopée insiste. Branche après branche, elle devient plus impérieuse.
Derrière les buissons que je traverse malgré la douleur de leurs épines, j’arrive dans un grand hall de séquoias, en son centre se tient un géant de pierre assis sur un roc. Il se tient prostré sur sa lyre à laquelle il susurre ses douces paroles. On ne voit de son visage que ses lèvres rocailleuses dans l’ombre d’une casquette bleue. Il en sort une voix aiguë, résonnante et montagneuse qui me fait pleurer.
Tout autour de lui, à distance raisonnable, se tiennent d’autres comme moi, les bras ballants, bave aux lèvres, oscillant au rythme de la mélodie. Leurs visages béats le scrutent sans un mot.
Je ne saurais dire combien d’heures nous sommes restés, bercés par ses harmoniques. L’un des spectateurs s’approche de lui, tel un zombie, et fait craquer une branche qui interrompt la chanson. Le géant s’arrête, pose son instrument, se lève et sans même le regarder, le martèle de son poing de granite jusqu’à n’en faire qu’une bouillie de sang et d’organes. Gêné par nos cris terrifiés, il pousse un hurlement strident qui couvre nos voix. Privés de parole, nous nous taisons. Il reprend ensuite sa place et sa lyre pour de nouveau chanter comme si rien ne s’était passé.
À nouveau, bras ballants, nous reprenons notre oscillation oisive, vidés de toute volontée. Nous apprécions à nouveau la béatitude de sa mélopée.
Bientôt d’autres tombent de fatigue et se font écraser par le géant de grès. Un par un, nous disparaissons enfoncés dans le sol et le sang. Je suis le prochain.
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