Ch.1.1
An impérial 989
56 années après l’avènement du Zénith
Laboris 26’ Florelas
I
Il lui suffit de quelques rues pour détester cette ville.
C’était la première fois de sa vie qu’il n’arrivait pas à voir la couleur de la terre, et que le souffle du vent ne lui caressait pas la peau.
L’odeur des plantes et de l’herbe fraiche laissait sa place à celle de la pourriture et de la transpiration, lui agressant les narines, l’obligeant à absorber les miasmes sordides à chaque inspiration.
Il n’avait jamais vu autant d’humains réunis au même endroit, et pourtant son sentiment de solitude n’avait jamais été aussi grand. Les passants agissaient comme des fantômes, pour les autres ainsi que pour eux-mêmes.
C’était également la première fois qu’il se tenait si près du soleil, lui qui connaissait si bien les ravages dont l’astre était capable. Il en prit pour témoin la chaleur accablante qui comprimait ses poumons et qui humidifiait sa peau blanche.
Il n’aurait pu le croire sans le voir : passer inaperçu était un jeu d’enfant dans la capitale, contrairement aux idées qu’il s’était fait durant la longue route qui l’amena jusqu’à Horlondreg. C’est ce que lui affirmait son « ami » hier soir dans cette chambre de taverne miteuse :
– Ici, les gens ne pensent qu’à eux, ne regardent qu’eux, et ne vivent que pour eux. Ne t’en fais pas, rends-toi simplement à bon port et cesses de t’en faire, mauviette ! lui dit-il entre deux gorgées de bière chaude.
Cependant, il ne put s’empêcher d’admirer les armures étincelantes et d’écouter les cliquetis harmonieux des chevaliers-soldats de la garde impériale de passage lors de leur ronde matinale. Leurs plastrons épais luisaient au soleil, éblouissant tout autant que l’astre de leur blanc et argent. Il resta tout de même à l’écart comme un autre fantôme au milieu de la foule. Malgré son émerveillement nouveau pour leurs éclats rutilants, il ne tenait pas à être repéré.
Une fois le spectacle passé, il s’engagea dans une petite ruelle marchande que la masse des passants n’empruntait pas. Plusieurs étals bordaient la rue, exposant fruits inconnus, babioles et vêtements colorés. Il repéra un vendeur d’eau en pleine discussion et n’eut aucun scrupule à lui subtiliser une carafe entière. Il s’étonna du peu de surveillance dont faisait preuve le marchand avec un bien si rare, et c’est après avoir fait couler le liquide dans sa gorge qu’il comprit son laxisme. Ce vendeur était un escroc, cette eau était remplie de terre et ce qui semblait être des cadavres d’insectes.
Il se débarrassa de la cruche, puis continua l’exploration de la grande ville. Les bâtiments délabrés formaient un labyrinthe sablonneux que seul un visiteur averti aurait le courage de parcourir, ne permettant pas le luxe d’un voyage à l’ombre à cause du feu tombant verticalement du ciel, n’épargnant aucun centimètre de rue.
Il entra dans une ruelle encore plus petite que les autres, bouché par un attroupement de citoyens visiblement préoccupé.
Il approcha pour constater que des gravats bloquaient le passage.
En levant les yeux, il comprit qu’une terrasse entière s’était décrochée de son appartement, emportant avec elle un miraculé qui n’avait seulement perdu qu’une jambe.
– C’est terrible ! Pauvre homme ! Quelle horreur… s’épouvanta une voisine qui n’avait visiblement pas eu le temps de mieux se vêtir lorsqu’elle sortit en trombe dans la rue. Toute la ville tombe en ruine, bientôt nous finirons tous grillés ou ensevelis, si la folie solaire ne nous attrape pas avant ! À quoi nous sert le conseil scientifique impérial, si ce n’est pour nous aider dans notre détresse ? Ils sont bien au frais, dans leur cité fortifiée ! Ah ! J’aimerais bien les voir se prendre une terrasse sur le coin de la tête !
On approuva les idées de la femme en scandant et en injuriant.
Le mystérieux jeune homme blanc entendit qu’à l’angle de la rue, le cliquetis des armures se pressait dans sa direction. Sans perdre de temps, il traversa le cercle formé autour des décombres et virevolta avec agilité au-dessus de la terrasse écroulée pour continuer son chemin de l’autre côté, sans prêter attention aux insultes que lui lançaient les habitants.
Sur la route, il levait désormais la tête afin de se prémunir de tout accident, ainsi il remarqua l’état alarmant dans lequel le soleil avait laissé la ville. Les pierres avaient pris une teinte jaune orangé, presque noircie aux endroits les plus exposés, accélérant leur vieillissement. Des pans entiers de toitures menaçaient de s’effondrer, alors que certains morceaux de murs manquants permettaient d’entrevoir l’inimitié des familles démunies.
Il arriva au milieu d’une petite place, où l’odeur y était encore plus forte et la température toujours plus dangereuse. Sur sa gauche, à quelques mètres, trois enfants fouillaient un tas de débris. L’un d’eux poussa un cri de victoire lorsqu’il trouva un morceau de pain noirci par la chaleur, qu’il nettoya des moisissures avant de le partager en trois parts égales.
Tout à coup, une main surgit de derrière les déchets, faisant hurler de terreur les petits mendiants, qui fuyaient déjà dans une ruelle adjacente. Le jeune voyageur s’approcha pour découvrir un vieillard mourant, visiblement aveugle, desséché et tremblant. Sur sa peau, des plaies béantes laissaient entrevoir la couleur grise de sa chair, qu’aucun sang ne cicatrisait.
Malgré les efforts que le malade fournit pour tenter de prononcer le moindre mot, il ne parvint qu’à tendre sa main en décomposition, suppliant sans doute de l’eau ou de l’aide.
N’ayant aucun des deux à offrir, le jeune blanc assista avec tristesse aux effets effroyables de la phase terminale d’une folie solaire.
Le bras du vieillard se tendit un peu plus, pour finalement se briser sous l’effort et tomber au sol.
Il ne cria pas, le silence accentua la boule au ventre du voyageur.
Plus aucun mouvement, le soleil l’avait sûrement emporté.
Pour s’en assurer, le jeune homme saisit la dague dissimulée sous son pantalon et lui trancha la gorge. Il récita une prière mortuaire en faveur de ce pauvre mendiant qui mourut seul, dans cette ruelle, au milieu des déchets.
Son sang ne coulait pas, il était presque redevenu poussière.
Le soleil était au zénith, comme toujours.
Il avait du mal à s’y faire, bien qu’il n’ait jamais connu que ça.
Ses parents auraient été témoins de ce que l’on appelait : la nuit.
II
Quelques traverses étroites plus tard, il arriva enfin à la sortie des taudis pour retrouver une avenue marchande bien plus peuplée. Il tira son capuchon sur le haut de son visage, couvrant ses yeux vert-marron. Au milieu du monde grouillant, il se sentait plus en sécurité.
La chaleur écrasante était de plus en plus difficile à endurer, les bâtiments autour de lui commençaient à danser, ses jambes ne supportaient plus son poids. Il connaissait le danger d’une exposition prolongée au soleil, mais ne pensait pas que son corps le trahirait si vite. Il devait réagir rapidement, pour quelqu’un comme lui, les premiers symptômes annonçaient le début de la fin.
Il fouilla avec peine la poche intérieure de sa veste pour en extraire une fiole bleu nuit, qu’il manqua de lâcher à cause des spasmes. Ses deux mains s’agrippèrent autour, dirigeant la seringue qui surmontait le bouchon vers son plexus solaire.
Sa posture commençait à attirer les regards, et pourtant il n’avait pas le choix. S’injecter de l’eau lunaire était passible de mort à Horlondreg, mais c’était également indispensable pour la survie d’un Lunéaire comme lui.
La fiole vide tomba de ses mains et explosa contre le sol.
Une fois ses esprits retrouvés, il leva la tête et réalisa que de nombreux yeux le dévisageaient avec effroi.
Soudainement, une grande main rugueuse s’agrippa à son épaule.
— Hé toi ! Sale drogué ! Qu’est-ce que tu fous ? Retourne dans ton quartier, on veut pas de vous ici !
Un vieux marchand patibulaire lui criait dessus de sa voix rauque. Autour de lui, les échos de la douzaine de spectateurs s’élevaient dans l’air, injuriant le voyageur au sol.
— Gardes ! Qu’on appelle les chevaliers-soldats ! En voilà un !
Brusquement, le Lunéaire asséna un violent coup du plat du pied dans le tibia de son persécuteur, qui craqua dans un effroyable bruit d’os brisé. L’homme hurla à la mort, dilatant la foule compacte qui s’était formée. Le délinquant s’échappa sans regarder autour de lui, escaladant le promontoire d’une échoppe de vaisselle dans un vacarme d’éclats de verre, sautant au sommet de la façade du bâtiment pour grimper avec agilité ses trois étages en seulement quelques secondes.
Dans la rue, le vieillard poussait des cris déchirants, les passants s’agitaient et s’écriaient dans un brouhaha incompréhensible.
Les cliquetis des armures impériales se faisaient entendre non loin de là. Aussi agile qu’il fût, il ne devait surtout pas être repéré, d’autant plus que les effets de l’eau lunaire ne dureraient pas indéfiniment.
Le toit des bâtiments de la capitale offrait un tout nouveau panorama, bien plus tranquille, beau et harmonieux. L’air y était plus respirable, le vent parvint de nouveau à caresser sa longue chevelure brune et bouclée, alors qu’aucun mur ne l’entravait. Les bruits de la ville remontaient dans un murmure lointain et flou, se liant avec le sifflement des bourrasques.
Le souffle court, il prit tout de même un moment pour admirer le paysage, observant les délimitations claires des quatre quartiers composant Horlondreg. Celui de la Route Marchande, où il se trouvait, remplissait tout le côté ouest sur plusieurs kilomètres, du nord au sud. Les échoppes et magasins laissaient progressivement leur place aux ruines du bidonville de nouvelle Horlon, le secteur le plus pauvre. Les petites bâtisses terminaient leur accession au pied de la seule colline du plateau qui supportait les remparts du centre-ville, plongeant dans son ombre permanente quelques centaines d’habitations. Au cœur de la cité fortifiée, le monument impérial attirait tous les regards : l’horloge du Conseil, véritable bastion sacré de la science de l’empire. Finalement, sur toute la partie sud-est de la ville s’étendait le quartier populaire d’Ordreg, composé principalement de maisons résidentielles, d’ateliers et d’usines.
Un cliquetis résonna quelques mètres derrière lui, ce n’était pas celui qu’il connaissait des armures chevalières, il semblait bien plus dangereux. Il se retourna, et découvrit un grand homme noir, tatoué et percé, qui braquait sur lui l’origine du tintement : celui de l’enclenchement du chien d’une arme à feu.
— Tu ne peux pas t’échapper ici, Lunéaire. J’ai des questions à te poser, alors soit-tu me suis gentiment, soit tu meurs. À toi de voir.
Cet homme possédait un canon long impérial, alors que même les gardes et les chevaliers-soldats en étaient interdits dans l’enceinte de la capitale. Ce devait être un chasseur de prime, mais pas n’importe lequel : un de ceux qui trônaient au sommet de la Liste. Seuls les cinquante premiers noms jouissaient de tels avantages.
Le Lunéaire réagit instantanément, il eut seulement le temps de se retourner qu’une balle siffla toute proche de son oreille droite. Il lui avait suffi de quelques vives foulées pour parvenir à l’extrémité de la toiture. Derrière lui, son poursuivant s’élançait en martelant le sol de ses pas lourds et fut stupéfait lorsqu’il vît disparaître sa proie dans le vide.
Sa chute de quatre étages se termina dans une botte de paille, pour finalement se perdre dans la foule.
L’homme abasourdi contemplant le précipice fit éclater sa colère d’un hurlement résonnant à travers la ville. Personne ne lui échappait aussi facilement.
Le fugitif profita de la densité et de l’agitation autour de lui. Son cœur battait la chamade : quelqu’un l’avait vu et le cherchait. Ce chasseur de prime devait connaître le motif de sa présence, sinon il n’avait aucune raison de le poursuivre. Comment était-ce possible ?
Si c’était bien le cas, il devait déjà se douter de sa destination, et allait l’y attendre.
Pas le temps de paniquer, il devait garder son sang-froid. Peut-être allait-il devoir temporiser, tant pis pour son contact, il patientera plus que prévus.
Il ne pouvait se permettre de tout faire rater par précipitation, il avait une mission d’une importance capitale à mener.
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