Ch.2.5

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VI


— J’espère que je ne t’ai pas embêté Alda… Il est déjà tard, et demain tu dois passer devant le conseil…

Bakleha leva la tête pour observer la réaction de son amie, mais retint un sanglot et baissa le visage immédiatement pour ne pas infliger sa tristesse.

— Ce n’est rien, et puis tu m’as permis de savoir ce à quoi je dois m’attendre, dit-elle avec un ton aussi empathique que déterminé. Je n’en reviens pas… Encore, qu’ils doutent de la méthode à appliquer est une chose, et c’est surtout ce qu’on attend du conseil, mais de là à minimiser, voir nier les ravages de la Folie Solaire…

La jeune scientifique rouge repartit en larmes. Entre deux pleure, elle articula quelques phrases emplit de rage :

— Je n’arrive pas à croire que… tous ces enfoirés au conseil ne m’ont parlé que d’argent, et… lorsque je leur ai démontré le nombre de vies qui pourraient être sauvé au bout de cinq ans, ils… ils…

Alda prit son amie dans les bras, épongeant la tristesse de Bak sur sa chemise blanche.

— … ils m’ont ri au nez ! Devant moi ! Pourquoi, est-ce que c’était drôle ?!

— Merde… Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Toutes ces années pour… rien !

Alda n’arrivait pas à fermer les yeux, ses pensées allaient si vite, entre les questionnements sans réponse, le visage de son père lorsqu’elle était enfant la félicitant, les situations futures calculés sous tous les angles possibles, la révision de sa formule, son discours réécrit depuis le début, ses anciens employeurs à qui elle devait…

« … Mais oui ! Je sais ! »

D’un coup, une idée lui traversa l’esprit. Tout lui paraissait plus clair. Elle avait longtemps travaillé pour des laboratoires dans tout Soldona, et le souvenir le plus pénible lui vient de Port-Estima.

À la fin de sa vingtaine, lorsqu’elle avait à peu près l’âge de Bakleha, elle avait trouvé un poste en tant qu’assistante de recherche aux laboratoires Bronda, qui fabriquait, et fabrique toujours, des lotions de pêche ou encore des analgésiques.

Le chercheur à qui elle avait été attribuée, un certain Rodfield… ou Rodfold ? Elle ne parvenait plus à s’en souvenir, mais ce chercheur était responsable du développement d’un traitement contre la douleur et les vomissements pour les femmes enceintes. Commande d’un riche investisseur.

Après de longs mois sur le projet, elle s’était rendu compte qu’un des ingrédients introduits par Monsieur Rodquelquechose était dangereusement toxique pour les humains, en particulier pour les enfants en gestations. C’est le rapport qu’elle avait écrit sur le sujet qui lui valut un entretien privé dans le bureau du directeur des laboratoires. Et ce qui la fit fuir sans se retourner, c’est la condescendance et le rire diabolique de cet homme lorsqu’il lui expliqua… qu’il n’en avait « absolument rien à foutre », et que « le produit se vendra ! »

Plusieurs mois après son départ de Port-Estima et de Bronda, elle avait lu un article sur la gazette d’Estima à propos de mystérieuses naissances monstrueuses en chaine à la ville portuaire, mais aucun lien n’avait été effectué avec le médicament.

Elle savait.

Le journal avait dû être acheté par le richissime directeur, soudoyé, ou même menacé. Elle ne pouvait concevoir que l’information n’ait pu être découverte !

C’est à ce moment qu’elle en apprit un peu plus sur la nature humaine, même si elle ne voulait pas l’accepter. Elle rangea cette histoire dans un recoin oublié de son esprit.

Mais ce qui lui servira sûrement demain, c’est de garder en tête une chose : ces gens aiment l’argent, et pourraient tuer pour en obtenir plus.

Peut-être qu’ils ne souhaitent pas éradiquer la faim dans le monde, peut-être qu’ils se fichent que des humains meurent chaque jour. Mais une source quasi illimitée de nourriture, impossible qu’ils n’y voient pas un intérêt.

« Demain, nous verrons si les lois de la science minérale sont plus fortes que l’argent. »

Elle s’endormit dans un sommeil agité.

VII


An impérial 989

56 années après l’avènement du Zénith

Declinis 27’ Florelas

L’Horloge du conseil Impérial d’Horlondreg sonna midi.

Alda n’avait pas réussi à se reposer cette nuit-là, elle n’avait non plus pu s’empêcher de venir trois heures en avance, devant le monument, s’imprégner des lieux.

La pierre verte qu’elle porte par-dessus sa veste lui servit de laissez-passer au travers du grand portail argenté qu’elle admirait la veille, et sa lettre d’admission en entretien avec le conseil l’exempta de fouille à l’entré, malgré son gros sac à dos.

L’immense hall accueillit froidement la scientifique, qui ne trouvait pas d’endroit où se fondre. À l’intérieur, les murs étaient encore plus durs qu’ils n’y paraissaient en regardant la façade du bâtiment. De majestueuses colonnes encadraient une sculpture décrivant la trinité des sciences majeures entourant l’Empereur au centre, entouré eux-mêmes des cinq sciences mineures.

Une pierre de chaque couleur était encastrée, correspondant à sa science minérale :

L’or pour les scientifiques impérial,

L’argent pour les sciences militaires,

Le bronze pour les sciences chevalières.

Aux extrémités, imagées d’illustrations :

Le jaune pour la science solaire,

Le violet pour les sciences marchandes et commerciales,

Le rouge pour la médecine,

Le bleu pour la science des transports et de l’urbanisation,

Et finalement le vert, pour la science des cultures et des bétails, la sienne.

— Madame Alda Resmond… 46 ans, scientifique des cultures, née à Vernes sur les terres de Dunad, c’est bien ça ? Vous êtes en avance… (La secrétaire regarda la scientifique d’un air apathique derrière ses grandes lunettes rectangulaires) Je vais vous demander de patienter dans le salon vert, au premier étage tout de suite à droite.

La réceptionniste ne lui retourna ni sourire ni politesse.

Chaque pas qu’elle faisait dans le majestueux escalier, chaque coup de tambour qui frappait dans sa poitrine la rapprochait du moment qui lui paraissait déjà être une épreuve insurmontable. L’attente allait être un supplice, des maux de ventre commencèrent même à apparaître.

Elle arriva devant la double porte du salon vert, et lorsqu’elle en poussa un des côtés, elle découvrit deux hommes qui avaient semblé être en pleine discussion, mais qui tournaient désormais leurs visages vers la nouvelle arrivante afin de l’identifier.

Elle, sut instantanément qui ils étaient.

— Bonjour… ? Mademoiselle… ? demanda l’homme debout, face à elle, pointant son verre visiblement rempli de liqueur vers Alda.

— À… Alda Resmond. Je suis… très honorée de vous rencontrer, Monsieur Ravennor !

Le deuxième homme, assis sur un canapé qui tournait le dos à la scientifique, se leva et s’inclina respectueusement devant elle.

— Bonjour Madame Resmond, je suis Arkéguorh Merlimont, enchanté. Et lui, vous pouvez l’appeler par son prénom, Meldra n’a pas besoin d’autant de cérémonie, dit-il avec son accent lourd des terres du nord-est.

Le premier homme fendit son visage d’un petit rire amusé, qu’il étouffa en portant son verre aux lèvres.

— Oui… Je sais qui vous êtes ! Je… ne vous dérange pas ? J’interromps votre discussion ?

— Non aucune inquiétude à avoir, nous avions terminé. N’est-ce pas Meldra ? dit-il en se tournant vers son collègue scientifique, le regard autoritaire.

— Non Arké, nous n’avions pas terminé, non ! Mais puisque la situation ne s’y prête plus, nous en parlerons une prochaine fois.

— Je… euh… ne voulais…

— Aucun souci ! Je vous laisse avec notre cher ami (il pose son verre dans la main du deuxième homme et vêtu son grand manteau noir) Arké, soit sage avec la dame ? On se voit plus tard.

Arkéguorh grogna en regardant l’homme partir.

— Et surtout, n’oublie pas que le conseil a tendance à être sensible ces derniers temps. Réfléchis bien à ce que tu vas leur dire, et particulièrement concernant ce dont nous avons parlé.

Arkéguorh ne réagit pas, soutenant le regard de Meldra.

— Bien, je pars du principe que tu m’as compris. À bientôt.

Les deux scientifiques se regardèrent dans le blanc des yeux, ne sachant comment remplir le silence qu’avait laissé Meldra derrière lui lorsqu’il fît claquer les portes du salon vert.

— Ainsi, vous êtes une consœur ? Détourna-t-il le sujet en pointant du regard la pierre verte qu’arborait la poitrine d’Alda.

— Oui, tout comme vous Monsieur Merlim…

— Je vous en prie ! L’interrompit familièrement l’homme. Nous sommes collègues, pas de formalités plus que nécessaires. Je ne suis pas l’empereur, seulement un humble scientifique !

— Un scientifique qui a révolutionné les cultures, laissa s’échapper Alda, avant de devenir rouge-écarlate.

— Hum, j’imagine que vous en faites tout autant dans vos travaux, ne m’idolâtrez pas ! Je serais d’ailleurs ravi que vous m’en parliez plus, j’ai encore une dizaine de minutes à passer avant mon rendez-vous au conseil.

Arkéguorh et Alda discutèrent longuement, partageant leur vision de la politique des cultures dans le royaume impérial. La conversation devint de plus en plus familière, et c’est lorsqu’elle sentit sa confiance grandir qu’elle ne pût s’empêcher, au détour d’une phrase, de questionner le scientifique sur la scène qu’elle avait surprise à son arrivée.

— Meldra est… était un vieil ami. Il est simplement venu me mettre en garde, je mène des recherches qui semblent trop avant-gardistes pour le conseil. Depuis que l’empereur s’est lancé dans sa grande conquête, le visage de la science dans l’empire a changé, et de mon point de vue, pas dans le bon sens…

— Est-ce que vous avez peur de vous faire emprisonner ?... Ou pire ?

— Peur ? (Il prit quelques secondes pour réfléchir.) Oui, sans doute, mais je ne serais pas ici si je n’étais pas persuadé que le monde pourrait s’améliorer. Et je pense que ça vaut le coup. Je me sentirais tellement égoïste de vouloir échapper à ce danger juste par « peur », pour mon confort personnel, alors que des milliards de gens vivent déjà en enfer. Est-ce que vous me comprenez ? Si un homme peut améliorer les choses, ne vaut-il pas mieux de le sacrifier, si c’est son destin, pour que tout le reste des Hommes puissent en profiter ?

— Je… je ne m’étais jamais posé la question, je ne m’étais jamais rendu compte que nous en étions à ce stade. La science n’existe-t-elle pas pour améliorer la vie, quoi qu’il en coûte ?

— Oui ! C’est le cas. Mais la science, chère consœur, est régie par le pouvoir, et par l’argent, dit-il d’un air grave, en soulignant son dernier mot.

On ouvrit la porte. Un intendant en chemise blanche demanda Arkéguorh.

— Et bien chère Alda, ce fut un plaisir. Je vous souhaite bonne chance pour votre plaidoyer, et je vous recroiserais certainement pour continuer cette discussion.

La scientifique le salua chaleureusement, la boule au ventre grandissant toujours plus, jusqu’à devenir une montagne infranchissable.

Plus qu’une heure.

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