Le soleil brillait sur le complexe. L’air était chargé des embruns de la Mer du Nord, dont la côte n’était qu’à quelques kilomètres. Appuyé sur une béquille, le maître des lieux, accompagné d’un homme dans la force de l’âge, au crâne dégarni, bâti comme un avant du Quinze de France, allait à la rencontre du conducteur de l’Aston-Martin de collection qui venait de se garer.

— Ah ! Tu tombes bien ! se réjouit Roger. Je te présente un nouveau client, Monsieur Broquegnies. Monsieur Broquegnies, Hector Fischer.

Hector et le client de Roger s’étonnèrent d’une même voix.

— Hector ?

— Bertrand ? Qu’est-ce qui t’amène ici ?

Ces deux-là se connaissaient donc ! Roger en eut le souffle coupé.

— Nous étions à l’école ensemble, l’informa Bertrand.

— Nous nous sommes perdus de vue après le lycée, compléta Hector.

— Madame Broquegnies a disparu sans laisser de trace, reprit Roger, la semaine dernière.

— Tu as contacté la police ? demanda Hector.

— Bien évidemment ! Mais une amie m’a conseillé de me rapprocher de Monsieur Briggs, en complément…

— Une amie ? On la connaît ? demanda Hector en se trounant vers Roger.

— Une certaine Ilona Sunbalm, précisa Roger, qui avait déjà cette information. Ce nom ne me dit rien.

— Comme j’allais le préciser à ton ami, elle est journaliste. Elle s’est installée il y a peu à Paris. Elle est américaine.

— Et comment est-ce qu’elle nous connaît ? reprit Hector.

— Elle a suivi une de vos affaires, il y a quelques années. Une affaire qui ne s’était pas très bien passée, malheureusement. Depuis, elle garde un œil sur vous, et son avis, depuis, est devenu plutôt positif.

— Une affaire qui s’est mal passée, songea Hector en regardant Roger.

— Oui, elle m’a parlé d’une « affaire Morrison »1. Ça vous dit quelque chose ? Le fils d’un riche homme d’affaire, je crois…

Hector et Roger échangèrent un regard interrogateur et inquiet. Des souvenirs communs amers remontaient à la surface, après dix-sept ans. John Morrison, un riche industriel américain avait été prévenu par courrier anonyme que son fils Michael serait enlevé contre demande de rançon dans les jours prochains. Bien entendu, l’homme d’affaire, qui séjournait en France pour quelques mois, avait pris des mesures, afin de protéger son fils, et avait fait appel, pour cela, à une agence de protection privée qui avait alors plutôt bonne presse dans ce milieu. Roger avait mis en place un dispositif de sécurité rapprochée incluant des baby-sitters surentraînés pour prevenir toute tentative de kidnapping.

Pourtant, malgré toutes les précautions prises, l’enfant fut soustrait à la garde de ses deux gorilles, éliminés par la même occasion. Le père Morrison, malgré les conseils de Roger, avait tenu à payer la rançon exigée, la somme aux proportions cosmiques absolument grotesques d’un milliard de dollars. Le rendez-vous s’était révélé être un traquenard dans lequel Roger, volontaire pour faire l’échange, avait failli laisser la vie.

L’affaire toute entière n’avait été qu’un piège, destiné à isoler Marie, la femme de Roger, pour mieux l’atteindre. L’enfant, l’industriel, la rançon, tout ça n’avait été qu’un prétexte. Une terrible partie de poker menteur qui s’était terminée de la pire des façons, l’enfant ayant été retrouvé décapité le jour de la remise de rançon.

Marie avait été épargnée grâce à l’intervention opportune d’Hector, qui avait ensuite rejoint l’équipe de Roger.

— Oui, coupa Hector, on se souvient de ce cas.

Bertrand Broquegnies expliqua à ses prestataires de service les circonstances de la disparition de sa femme. Celle-ci était partie pour deux semaines en voyage professionnel. Après dix jours, elle n’avait plus donné signe de vie, et, même si leur mariage battait de l’aile depuis plusieurs années déjà, cette absence de nouvelle l’inquiétait.

-

Bertrand était reparti lorsque Roger et Hector se rendirent au centre rénové. Luc interrompit la course habile de ses doigts composant des lignes de code sur le clavier dédié à l’ordinateur central quand il sentit la main de Marie sur son épaule. Pivotant sur sa chaise de bureau, il adressa un regard sombre à Hector.

— Tu n’aurais pas dû libérer Nathalie ! Elle doit répondre de ses actes. Tu as pensé à ma mère ? Et à Bruno ?

— Elle s’est engagée à aller se livrer. Mais pour le moment, je dois l’en empêcher.

Hector avait parfaitement conscience qu’en libérant celle qui avait piloté une attaque contre la base, dans laquelle les deux analystes de Roger avaient perdu la vie, il allait provoquer, sinon la colère, du moins l’incompréhension de ses amis. Mais il voyait plus loin. Nathalie, si elle avait perdu le sens commun de façon inexplicable, n’en avait pas pour autant perdu des compétences qui serviraient encore l’équipe, dans une nouvelle mission de la plus haute importance.

— La prison a été attaquée, reprit-il. Etant donné le scénario, il est possible qu’Alban se soit évadé. Et il devait y avoir encore une sacrée organisation, ne serait-ce que logistique. Je dois vérifier. On aura sûrement besoin d’elle, d’une aide supplémentaire.

— Je vois, acquiesça Luc. Mais je ne l’oublie pas. J’ai bientôt fini, et tout devrait être opérationnel d’ici la fin de la semaine, mais je reste au poste, je la surveille. Dites-vous, tous, que vous m’avez dans les pattes jusqu’à ce que tout soit terminé, et qu’elle soit mise sous clé, c’est bien compris ?

— Ça me va. Roger, Marie, faites au mieux. Je vais la chercher. Et, Roger, renseigne-toi sur cette Ilona Sunbalm.

(1) Voir Épisode III : Les Masques tombent