Le chant des tritons
La tête pleine de rêves, à l'aube de nos seizièmes anniversaires, nous étions étions deux amis impatients de déployer nos ailes. Moi, Éric, le prince-héritier de cette petite principauté cachée dans le nord de l'Europe, je venais d'obtenir de nouvelles libertés dont j'espérais profiter avec mon meilleur ami, Adrien. Nous fréquentions la même école, dans la seule et unique ville de notre principauté, et nous partagions la même passion pour la natation. Cet été là, ma vie avait toutes les caractéristiques d'un conte de fées, et j'étais loin d'imaginer être à un tournant de ma vie. Maintenant j'ai l'envie, ou plutôt le besoin, de raconter notre histoire .
J'avais obtenu, après de rudes négociations avec mon père, le droit d'utiliser le bateau familial, sans la présence d'un adulte, si j'étais accompagné d'Adrien. C'était une jolie goélette blanche à deux mâts portant fièrement, à la proue, le flamboyant emblème orangé de notre famille. Nous avions pour consigne de ne pas trop nous éloigner de la côte, notre embarcation devant toujours rester visible de la plage. Une contrainte me permettant de me montrer dans ce voilier qui deviendrait un véritable piège à filles.
Lors de notre première sortie en mer, seuls tous les deux, j'eus envie de faire un serment.
– Promets-moi, Adrien, qu'aucune fille ne pourra jamais briser notre amitié, lui fis-je promettre d'un ton solennel.
Il acquiesça avec un sourire. Et sans l'ombre d'un présage, nous profitâmes de cette première escapade pour rêver aux mille et un projets de nos vacances.
J'avais commencé à suivre des cours de musculation quelques mois plus tôt et ma nouvelle silhouette attirait le regard des filles. Elles étaient de jolies fleurs, et moi un beau machaon papillonnant de l'une à l'autre. Contrairement à moi, Adrien avait une silhouette longiligne correspondant à ses prouesses en natation. Il était le champion de la catégorie junior. Musicien, son arme de séduction était son violon et il en jouait souvent pour animer nos soirées sur la plage.
Nous nous racontions nos expériences avec les filles lorsque nous étions seuls tous les deux. En fait, c'était surtout moi qui parlais. Lui prenait son temps pour connaître une fille et il n'eut qu'une seule conquête cet été-là, Ségolène. Adrien était pudique et il me sermonnait parfois gentiment. J'admirai son intention de se comporter en gentleman, évitant de dévoiler les confidances échangées. Plus tard, je comptais suivre son exemple mais, pour le moment, j'avais surtout envie de m'amuser.
***
Mes souvenirs concernant l'accident sont, aujourd'hui encore, assez flous. Nous étions occupés à parfaire notre bronzage, peu soucieux de la mer d'un calme olympien. Pourtant, une vague carrée produite par une perturbation atmosphérique localisée retourna notre embarcation. Les courants provoqués par ce croisement de mers nous empêchaient de rejoindre le rivage. Je me souvins des d'Adrien m'encourageant à tenir bon jusqu'à l'arrivée de la navette des secours côtiers puis je perdis connaissance. La suite me fût ensuite racontée à mon réveil par ma mère restée à mes côtés à l'hôpital. Adrien m'avait empêché de m'enfoncer dans les froides profondeurs sous-marines jusqu'à l'arrivée des secours et au péril de sa propre vie. Je pensais avoir la vie devant moi et, par une belle après-midi sans nuages, la mort avait failli m'emmener avec elle.
Les jours suivants, j'eus besoin d'extérioriser cet événement pendant lequel j'avais compris que je n'étais pas immortel. Comme nous avions traversé le même événement traumatisant, je crus d'abord qu'Adrien aurait besoin de faire de même. Mais non. Au contraire, il devenait de plus en plus silencieux. Peu importe, dans notre binôme, j'avais toujours été le plus extraverti des deux. J'acceptais donc son silence et lui, il m'écoutait parler. Je faisais de plus en plus la fête, étourdi par les jolies filles de mon entourage. Pendant ce temps, Adrien rompait sa relation amoureuse avec Ségolène en souhaitant conserver une relation d'amitié entre eux.
Je n'avais pas peur de Ségolène, l'amoureuse, mais j'étais un peu jaloux de Ségolène, l'amie. Adrien passait de plus en plus de temps avec elle et je me sentais un peu délaissé.
***
À la fin de l'été, lors d'une soirée pizza à deux au palais, j'engageai une conversation sur ce sentiment étrange. Et, après un long silence, Adrien répondit :
– Je tiens aussi beaucoup à notre amitié... Et j'espère de tout cœur que rien ne va changer entre nous. En tout cas, cela dépend surtout de toi.
Je voulu le couper, l'assurer de la solidité du lien nous unissant, mais il me fit signe de me taire et poursuivit avec une assurance que je ne lui connaissais pas :
- Notre accident m'a aussi beaucoup affecté. Il a fait sauter le dernier verrou qui me protégeait d'une vérité trop longtemp refoulée. Je suis une fille dont l'âme s'est posée dans le mauvais corps.
Sur le moment, je ne compris pas. Il venait de me faire son coming out et j'en fût abasourdi, ne sachant comment réagir. J'ai préféré prendre sa déclaration à la légère, comme si c'était une plaisanterie, une idée saugrenue que lui avait insufflé le psychologue de l'hôpital. La procédure, pour toute personne ayant vu la mort en face, était de proposer un suivi psychologique. J'avais décliné cette offre, le destin m'avait juste indiqué que j'avais survécu pour réaliser de grandes choses dans les années à venir. Mais Adrien avait entamé un suivi et il semblait métamorphosé.
***
Adrien ne reprit pas les entraînements de natation à la rentrée. L'entraîneur se contenta de nous informer qu'il quittait le club, sans autre précision. Moi, je savais qu'il ne pouvait plus se montrer dans ce corps qui lui était devenu étranger. En observant les nageurs et nageuses autour de moi, je remarquai que les plus compétiteurs d'entre eux avaient une apparence physique androgyne, comme si le sport de haut niveau retardait l'apparition de la puberté. Je me souvins alors d'une athlète à qui il avait été reproché d'être un homme, car elle avait un taux de testostérone bien trop élevé. La fédération avait voulu l'exclure de la compétition féminine et elle avait dû se battre contre cette décision. J'en voulais à mon ami de ne pas avoir fait un peu d'effort pour continuer la natation dans l'intérêt de notre club. Quand un des nageurs me demanda si je pensais qu'on pouvait espérer son retour, je lui répondis, lâchement :
– Le mieux serait que tu le lui demandes toi-même. Il a changé depuis notre accident et il ne me raconte plus tout en ce moment.
Stéphane était l'éternel numéro deux du club, la plus mauvaise place, toujours à l'ombre des exploits d'Adrien. Je ne savais pas s'il regrettait l'absence de son challenger ou s'il se réjouissait de devenir le nouveau champion. Je m'en voulus immédiatement de cette réponse hâtive et un peu sèche qui traduisait mon agacement par rapport à l'évolution de mon amitié pour Adrien. Les silences s'étaient installés entre nous depuis sa révélation. Nous avions, bien sûr, continué à faire la fête ensemble, mais toujours en groupe. Et comme il m'avait parlé, ce jour-là, du soutien de ses parents, cela m'autorisait à prendre un peu de recul, le temps d'essayer de m'adapter à la situation. Adrien m'avait aussi informé qu'il allait commencer un traitement bloquant l'évolution naturelle de son corps sous l'action des hormones masculines produites par son corps.
Sur le chemin du retour, des pensées contradictoires se bousculaient dans ma tête. J'avais préféré rentrer seul, n'ayant aucune envie de participer aux discussions sur le départ d'Adrien avec d'autres membres de club. Arrivé sur la plage privée de notre palais, je hurlai face au vent, espérant libérer le poids sur mon cœur.
– Je t'en veux Adrien. Pourquoi nous as-tu fait cela ? Triton, roi des mers, rends-moi mon ami comme il était avant que tu le transformes.
Car, pour la première fois, depuis que nous étions amis, nos vies allaient suivre des chemins différents. Et malheureusement, je n'entendis comme réponse que le bruit du vent venant du large.
Ce matin-là, nous devions faire un exposé pour notre cours de sciences et nous avions tous fait un effort vestimentaire pour essayer de grappiller quelques points supplémentaires lors de cette présentation. Adrien avait l'air un peu perdu dans son costume deux pièces gris foncé. Sa musculature, contrairement à celle des autres garçons de la classe, ne se développait plus et il semblait avoir fondu dans ses vêtements. Avant, il portait des cheveux courts pour faciliter la mise en place du bonnet de bain obligatoire lors de nos entraînements. Depuis, il avait laissé pousser ses cheveux qui formaient maintenant une petite boule ondulée autour de son visage. Une modification d'apparence qui aurait pu passer inaperçue s'il n'avait pas attiré le regard sur ses yeux bleu marine en allongeant ses cils avec du mascara noir épais. Je supposai qu'il ne voulait pas nous choquer par un changement trop rapide, mais ses grands yeux expressifs indiquaient que sa décision était bel et bien prise. Il devenait un être androgyne et je trouvais cela troublant.
Le soir, j'eus l'occasion d'en discuter avec une de mes tantes qui enseignait l'histoire. Dans notre famille, seuls mon père et ma mère consacraient la totalité de leur temps à diriger notre principauté, les autres membres de la famille devaient gagner leur vie en exerçant une profession rémunérée et de préférence tournée vers les autres. Ma tante était la mémoire de notre petite principauté et les anecdotes racontées à ses élèves rendaient ses cours particulièrement intéressants. La jeune génération représentait, pour elle, l'avenir de toute société et elle se considérait comme un pont entre le passé et l'avenir pour ses élèves.
Nous invitions régulièrement mes oncles et tantes au palais autour d'un bon repas préparé par notre cuisinier et ma tante Hortense nous rejoignait régulièrement les vendredis. Lors d'un de ces repas, elle nous relata la division des enseignants devant la situation d'Adrien. Un collègue, dont elle tut le nom par discrétion, avait affirmé que, tant qu'Adrien n'aurait pas changé officiellement de prénom, il continuerait à le considérer comme un garçon. D'autres, plus ouverts et bienveillants, s'inquiétaient des moqueries et des difficultés qu'il devait probablement rencontrer en dehors des cours. Pour sa part, tante Hortense était contente d'avoir gardé cette habitude désuète de vouvoyer les étudiants, évitant de la sorte de les appeler par leur prénom . Mon père prit ensuite la parole.
– N'oublie pas que tu es un prince, mon fils, et que tu dois montrer l'exemple. Les autres jeunes de ton âge te suivront ensuite. Adrien t'a tenu la tête hors de l'eau, lorsque tu as failli te noyer et il a toute notre reconnaissance pour cela. C'est ton ami et c'est maintenant à toi de l'aider.
Il avait raison, mais j'avais quand même beaucoup de mal à me positionner. Hortense s'inquiétait aussi pour Adrien qu'elle avait régulièrement croisé ici avec moi quand elle venait nous voir. Elle me comprenait aussi et allait faire de son mieux pour nous aider tous les deux. Mais elle était entièrement d'accord avec mon père : le qualificatif d'ami, cela se méritait.
Puis, quelques jours plus tard, Hortense profita que Ségolène avait un peu traîné avant de quitter la classe pour lui demander des nouvelles d'Adrien. Souvent, je restais aussi un peu pour discuter avec ma tante à la fin de son cours quand mon horaire le permettait et, ce jour-là, Ségolène et moi, nous étions les deux seuls étudiants toujours présents en classe.
– Ça va. Mais elle souhaite que nous l'appelions Ariel.
Ségolène semblait pressée et ne continua pas la discussion que ma tante avait entamée. Elle venait de reconnaître Adrien comme faisant partie de la gent féminine. C'était à lui, maintenant, d'essayer de faire de même. Éric se rendit compte qu'Adrien s'était choisi un nouveau prénom et qu'il n'était pas au courant. Il était temps pour lui de passer un peu de temps seul avec son ami afin d'essayer de reprendre le dialogue qu'il avait esquivé à la fin de l'été.
– Il y a longtemps que tu n'es plus venu à la maison Adrien. Serais-tu libre ce vendredi soir ?
J'avais essayé de me rapprocher de Ségolène pour glaner quelques informations que je n'osais pas demander directement à Adrien. J'admirais son habileté à gérer cette situation, alors que moi je n'arrivais plus à dialoguer avec mon ami. J'avais l'impression qu'elle avait essayé de me fuir pendant toute la semaine et je n'en comprenais pas la raison. Elle donnait pourtant l'impression d'être une personne aimable qui discutait aisément avec tout le monde, mais elle semblait avoir développé une certaine hostilité à mon égard. Dommage ! Il y avait une autre personne qui pouvait m'aider à discuter avec Adrien, ma tante Hortense, et je voulais profiter de sa présence chez nous ce vendredi pour essayer de comprendre la nouvelle attitude d'Adrien. Il accepta sans se faire prier. Lorsque nous fumes tous à table, ma mère en profita pour remercier Adrien de m'avoir aidé lors du naufrage.
– Nous sommes heureux de t'avoir à nouveau à notre table, Adrien. Cela nous donne l'occasion de te remercier à nouveau pour ce que tu as fait pour notre fils en attendant les secours. J'espère que tu t'es complètement remis du traumatisme de l'accident.
– Je vous remercie, madame. Le suivi psychologique offert dans le service de traumatologie m'a été d'un grand secours. Mes discussions avec la psychologue concernant cet accident dans lequel nous avons failli mourir tous les deux ont ensuite évolué vers la mise en lumière d'un autre problème que j'essayais de me cacher par le passé, ma dysmorie de genre. J'ai compris que la vie était courte et qu'il était important que je puisse être celle que je suis réellement.
J'eus envie de lui demander ce qu'était une dysmorphie de genre, mais je suis resté sans voix. Mon ami venait de parler de lui au féminin. Ma tante Hortense ne laissa pas le silence s'installer et poursuivit.
– Nous sommes plusieurs enseignants à nous inquiéter pour toi, Adrien. Nous observons que tu as une apparence de plus en plus androgyne et nous nous demandons si ce changement n'induit pas une certaine hostilité de la part des autres à ton égard.
– J'ai la chance d'avoir le soutien de mes parents et, pour les remercier, je me suis choisi un nouveau prénom qui commence par la même lettre que le prénom qu'ils m'avaient choisi à ma naissance, Ariel. J'aimerais que vous puissiez m'appeler ainsi maintenant. Je peux aussi compter sur le soutien de mon amie Ségolène qui m'a conseillé d'entamer ma transition en douceur en commençant par adopter un look androgyne pour ne pas provoquer les personnes qui m'entourent.
– Nous te remercions pour ta confiance et nous essaierons de te soutenir du mieux que nous le pouvons. Tu es une personne que nous apprécions et qui fait un peu partie de notre famille, depuis le temps que tu viens chez nous, répondit mon père.
Il y avait trop d'informations qui se bousculaient en moi pour que je puisse prendre part à cette conversation. Mon ami voulait être considéré comme une fille et les adultes autour de la table essayaient de s'adapter en utilisant un langage non « genré ». Et Ségolène semblait avoir pris la première place dans son amitié. Je ne me sentais pas encore prêt à parler de lui au féminin, mais je réalisais enfin le malaise qu'il avait dû ressentir lorsqu'il m'avait avoué qu'il pensait être né dans le mauvais corps. Et moi, je n'avais pas été à la hauteur de notre amitié. Après le repas, nous nous sommes dirigés tous les deux vers la plage comme nous aimions le faire par le passé. Protégés par l'obscurité de cette nuit sans lune, je me sentis enfin prêt à aborder le sujet qui nous avait éloignés tous les deux.
– Je suis désolé de ne pas avoir été à la hauteur de tes attentes lorsque tu as fait ton coming out. Je n'avais jamais été en contact avec une personne transgenre par le passé et je ne savais pas comment réagir. Il me faudra sans doute du temps avant de pouvoir t'appeler Ariel ou de pouvoir parler de toi au féminin, mais j'essaierai.
– Je te connais assez, Éric, pour savoir à quel point cette situation atypique est difficile pour toi. Je te remercie pour tes efforts. Notre amitié a contribué à construire la personne que je suis aujourd'hui. Elle a fait de moi quelqu'un qui a suffisamment confiance en soi pour assumer ce qui s'apparente, somme toute, à une erreur de la nature que la science permet aujourd'hui de corriger. J'accepte tes excuses qui me font chaud au cœur.
La soirée se poursuivit, assis sur les transats, avec une bouteille d'Orval. Nous avions la chance de pouvoir encore profiter de quelques beaux jours en cette fin de mois d'octobre. Une éclaircie avant le retour du froid et des jours pluvieux.
Il y avait de nombreuses questions que je ne parvenais pas à poser à Adrien. Ce n'était sans doute pas le bon moment pour lui ni pour moi. Il m'avait dit qu'il ne se reconnaissait plus dans son corps et je me demandais s'il allait poursuivre sa transformation physique. Mais cette question avait des relents de castration pour moi. Cette transformation affectait aussi notre amitié même si nous voulions, tous les deux, conserver le lien qui nous unissait. La complicité entre hommes avait disparu, les filles n'étaient plus notre principal sujet de discussion. Notre amitié masculine devenait une amitié entre un homme et une femme et en prenait toute l'ambiguïté. J'avais du mal à me positionner. Je suspectais que le choix du prénom d'Ariel n'était pas uniquement en lien avec son prénom de naissance, car c'était aussi le prénom donné dans un dessin animé à la petite sirène du conte d'Andersen. Je suspectais un lien avec notre naufrage, lien que je n'avais aucune envie d'approfondir.
Ségolène s'était un peu adoucie à mon égard. Nous passions parfois des temps de midi ensemble à la cafétéria de l'école. Les conversations à trois étaient souvent difficiles et je voyais bien que cela affectait Adrien. Je ne pouvais pas encore l'appeler Ariel, même si je voyais que cela le rendait heureux chaque fois qu'une personne l'appelait de la sorte. De plus en plus d'enseignants commençaient à utiliser son nouveau prénom, même s'il n'avait pas encore le droit de faire la demande officielle de changement au niveau de l'état civil, une période de six mois de suivi psychologique préalable étant requise. Quand il a pu commencer son premier traitement hormonal, alors qu'il attendait ce moment avec impatience, il se senti mal. La posologie n'était pas adaptée et la déprime qui s'ensuivit provoqua un laisser-aller pendant lequel il laissa à nouveau pousser sa barbe. Les silhouettes androgynes étant connues, cela entraînait une certaine tolérance de la part de la population. Une femme à barbe restait en revanche un phénomène de foire qui induisait les rires et même l'hostilité de certains au moment même où Adrien aurait eu besoin de soutien. Stéphane en profita pour le discréditer lors d'un de nos entraînements.
– Quelle honte de nous infliger un tel spectacle ! Et dire qu'il faisait partie des nôtres. Cette nouvelle apparence est une provocation. Qui pourrait un jour aimer une telle abomination de la nature ?
Un lourd silence s'installa dans la piscine. Un silence oppressant que je ne tardai pas à briser.
– Ariel est une femme qui a beaucoup de courage. Elle affronte avec élégance une transition que toutes les personnes comme elle n'ont pas la capacité d'assumer. Elle traverse en ce moment une période difficile dans laquelle elle a besoin de notre soutien bien plus que de nos railleries. N'oubliez jamais la personne qu'elle était lorsqu'elle faisait partie du club. Son changement d'apparence ne change pas fondamentalement sa personnalité.
Je n'avais pas pu aider Adrien, mais j'étais prêt à défendre Ariel. C'était aussi la première fois que je pouvais l'appeler par le prénom qu'elle s'était choisi. Stéphane se tut et l'entraînement reprit dans le calme. À partir de ce jour, personne n'osa plus parler en mal de mon ami devant moi.
L'épisode de la piscine fut relaté à Ariel qui m'en remercia. Elle avait aussi retenu que je l'avais appelée Ariel pour la première fois et en fut heureuse. Il m'arrivait parfois encore d'utiliser son prénom masculin en sa présence, mais elle connaissait mes efforts et ne m'en tenait pas rigueur. Son traitement hormonal avait été modifié et elle se sentait à nouveau mieux dans sa peau. Les occasions de blaguer entre nous revenaient petit à petit, même si ce n'était plus tout à fait pareil. Elle avait choisi de garder sa silhouette androgyne jusqu'à ce qu'elle puisse s'appeler officiellement Ariel. Je savais que Ségolène participait à son équilibre émotionnel, mais il y avait toujours comme une compétition entre nous pour l'amitié d'Ariel. Comme si notre amitié retrouvée la dérangeait. Et un jour, alors que nous étions seuls tous les deux et que je la taquinais pour essayer de la faire sourire, elle me lança une attaque que je n'eus pas l'occasion d'esquiver et qui brisa le fragile équilibre que nous avions eu tant de mal à construire.
– Comment peux-tu être aveugle à ce point Éric ? Le prénom d'Ariel vient de l'histoire de la petite sirène. Lorsqu'elle t'a vu te noyer, elle a compris qu'elle était amoureuse de toi. Pourquoi crois-tu que nous nous sommes séparés ?
Ségolène venait de faire résonner une crainte enfuie au fond de moi. Et elle venait, par la même occasion, de mettre une distance entre nous trois. J'étais perturbé ce soir-là en rentrant chez moi et les gros nuages gris remplis de pluie qui s'amoncelaient au-dessus de ma tête reflétaient parfaitement mon état d'esprit. Mon instinct m'encourageait à fuir, comme la première fois, jusqu'à ce qu'un rayon de soleil perce la couche nuageuse et me rappelle que j'avais pu préserver notre amitié malgré une première réaction inappropriée de ma part et dont j'avais encore honte aujourd'hui. Cette fois, je voulus aborder le problème le plus tôt possible avec Ariel et, comme nous avions prévu de nous voir tous les deux chez moi ce vendredi, j'eus quelques jours pour me préparer. Ce fut néanmoins Ariel qui aborda le sujet en premier.
– J'ai remarqué un froid entre Ségolène et toi depuis quelques jours. Tu sais à quel point vous êtes tous les deux précieux pour moi. Que s'est-il passé entre vous ?
– Ségolène m'a dit que tu étais tombé amoureux de moi lors du naufrage et que j'étais un imbécile de ne rien avoir remarqué.
J'observais Ariel, son visage était impassible. Elle semblait avoir besoin de temps pour s'exprimer, un temps qui me sembla durer une éternité.
– Quand je me suis rendu compte de ma « transidentité », je me suis également posé des questions sur mon attirance sexuelle. Ma psychologue m'a expliqué que les deux n'étaient pas liés. Je sais maintenant que je suis « gynophile », j'aime les femmes quelles que soient les caractéristiques physiologiques que je souhaite modifier pour être en accord avec mon genre féminin. Pendant un moment, j'ai confondu Eros et Phillia, ce qui a sans doute contribué à notre éloignement. Cela aurait sans doute été plus facile pour moi de vivre avec un homme après ma transformation. Mais j'ai accepté que je devrais affronter le regard des autres toute ma vie pour être en conformité avec la personne que je suis au fond de moi. Et j'espère pouvoir un jour être en couple avec une femme que j'aimerai et qui m'aimera.
Ariel me remercia d'avoir abordé le sujet avec elle. J'étais rassuré maintenant que le problème d'une éventuelle attirance sexuelle avait été réduit à néant. Mais notre trio était mort et Ariel nous voyait à présent séparément. Je suspectais qu'elle espérait une réconciliation entre nous deux, mais j'étais très rancunier et je n'avais pas l'envie d'essayer de comprendre pourquoi elle avait agi de la sorte.
Des activités différentes ont fini par nous éloigner sans pour autant briser le lien qui nous unissait. Ariel a remplacé la natation par la voile et, l'été suivant, nous ne nous sommes pratiquement pas vus, car elle a commencé les courses croisières en équipage. Après sa dernière année scolaire, elle est partie faire des études de musique au conservatoire avec le prénom légal d'Ariel. La musique l'a aidée pendant les années difficiles et, aujourd'hui, elle dit qu'elle est en paix et qu'elle se sent à sa place dans le milieu artistique. Il m'arrive encore aujourd'hui d'utiliser le pronom « il » quand je parle d'elle, principalement lorsque je repense à notre jeunesse.
Moi, qui avais un niveau moyen en natation, j'ai fini par changer de sport également et je me suis passionné pour l'escrime. Je suis devenu un bon sabreur grâce à un entraînement assidu. Mes parents m'ont encouragé dans cette activité dont ils apprécient la noblesse ainsi que les codes d'honneur associés aux armes blanches. Pendant qu'Ariel entrait au conservatoire, je faisais mon service militaire, ce qui m'a laissé un peu de temps pour réfléchir aux études qui me correspondaient le mieux. Je suis ensuite parti trois ans à l'étranger pour suivre des études socio-économiques. Pendant ces années d'études et d'éloignement géographique, Ariel et moi nous ne nous sommes pas revus, elle ne revenait même pas pendant les congés scolaires. Par la suite, je la croisait uniquement lorsqu'elle revenait voir ses parents à l'occasion des fêtes de fin d'année, parfois quelques jours pendant les mois d'été, lorsqu'elle prenait quelques jours de congé. Accepter qu'un ami puisse avoir besoin de s'éloigner pendant un moment est sans doute l'un des attributs de l'amitié. Plus tard, nous renforceront à nouveau nos liens, lorsqu'elle acceptera de devenir la marraine de ma fille.
De rivale, Ségolène est devenue ma compagne et ensuite mon épouse. Chacun de notre côté, puis ensemble, nous avons traversé une expérience de vie que tout le monde ne peut pas comprendre et qui, une fois ma rancune terminée, a permis la naissance d'un bel amour entre nous. Adolescents, nous avons tous les deux oscillé entre amour et amitié au rythme des difficultés d'Ariel. Le premier été où nous nous sommes retrouvés sans elle, nous avons commencé à nous rapprocher en parlant de nos ressentis respectifs. Ségolène m'a avoué que le fait qu'Ariel lui ait dit qu'il avait été troublé par moi avait générer des sentiments de jalousie et d'hostilité envers moi pendant qu'elle devait se contenter de la relation d'amour-amitié qu'Ariel lui avait plus ou moins imposée. Puis, lors de sa transformation, elle s'est rendu compte qu'il lui était impossible d'aimer une personne indépendamment de son genre. Lorsqu'elle lui a fait part de son ressenti, leur relation est enfin devenue une relation d'amitié sans plus aucune ambiguïté. Nous nous sommes rapprochés puis aimés loin d'Ariel. Lors de nos fiançailles, nous avons voulu créer une fondation pour l'égalité des genres. L'aide aux personnes transgenres manquait cruellement dans notre principauté. Nous avons hésité entre la « fondation Adrien » ou la « fondation Ariel ». Puis nous nous sommes décidés pour la « fondation A ». La première lettre d'Adrien ou d'Ariel, ainsi que celle des mots Amour et Amitié.
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