Le père de Cendra
Je viens vous consulter car je ne comprends plus ma fille. Je pense pourtant avoir fait de mon mieux pour satisfaire les quatre femmes qui vivaient sous mon toi. Quand je me suis retrouvé veuf avec une jeune enfant, j'ai cherché une nouvelle compagne et une mère de substitution pour ma petite Sandra. Je me suis inscrit sur un site de rencontres en ligne, j'ai préféré une formule payante avec entretien préparatoire en visioconférence, les sites de rencontres gratuits me semblaient peu fiables. Les rencontres éphémères ne m’intéressaient pas, je cherchais une femme désireuse de contracter une union stable. J'étais même prêt à envisager un second mariage. La responsable de ce site matrimonial m'a affirmé que leur taux de réussite était de plus de cinquante pour-cent lorsqu'ils auditionnaient des clients qui formulaient clairement leurs attentes, comme c’était le cas pour moi. Je voulais trouver une femme de mon âge, prête à épouser un homme qui avait une fille et j'acceptais, en contrepartie, qu'elle ait, elle aussi, un ou deux enfants. La responsable de l’agence a organisé une rencontre pour moi avec une veuve qui avait deux filles un peu plus âgées que la mienne. Cette dame et moi avions tous les deux traversé le drame du veuvage et nous étions prêts à tenter l'expérience de la famille recomposée. La première personne que j’ai eu l’occasion de rencontrer grâce à cette agence a été la bonne. Et nous nous sommes mariés peu de temps après notre premier rendez-vous.
A l’époque, je venais de faire fortune en profitant d’une des opportunités engendrées par le réchauffement climatique. J’avais investi mes économies dans la recherche sur l'acclimatation de cultures tropicales de manière à rendre leurs productions rentables dans nos régions. La culture du sorgho s’est avérée être un excellent choix pour remplacer le blé qui n’était plus adaptée aux sécheresses que nous commencions à subir presque chaque année. Et je suis devenu le roi du panifiable au sorgho. Aujourd’hui, je me dis que ma richesse a sans doute contribué à l’intérêt que ma nouvelle épouse me portait. Mais je trouvais aussi un avantage à notre union. Elle était issue du monde de la noblesse et je pensais que c'était un atout pour ma fille qui pourrait, de la sorte, apprendre les manières d’être des gens bien nés.
Notre vie commune à bien démarré. Nous apprécions la chance de ce nouveau départ et cela compensait les quelques contrariétés qui étaient apparues dès que nous avons commencé à vivre ensemble. À l'époque, je ne savais pas à quel point il pouvait être difficile d'être le seul homme avec quatre femmes à la maison. Des tensions entre les filles se sont développées à l'adolescence et cela a eu des incidences sur ma relation de couple. Je consacrais de plus en plus de temps à mon activité professionnelle et je n’ai pas remarqué les difficultés rencontrées par ma fille. Mes belles-filles ont un physique quelconque et passent tout leur temps à publier sur les réseaux sociaux des photos qu’elles ont retouchées, en espérant récolter un maximum de commentaires gratifiants. Ma fille, au contraire, prône la libération de ce qu'elle appelle les diktats patriarcaux : pas d'épilation ou de talons hauts qui abîment les pieds. Sans maquillage et mal fagotée, Sandra cachait la beauté qu'elle avait hérité de sa mère. Pour se moquer d'elle, ses demi-sœurs l'avaient surnommée Cendra la souillonne.
Dans le monde de ma femme, les nobles organisent des rallyes afin de favoriser les rencontres entre les jeunes de leur milieu. A ma demande, mon épouse a accepté d'y introduire ma fille qui venait d’avoir dix-huit ans. Mais ses filles ne voulaient pas se présenter au prochain bal organisé par leur groupe avec Cendra, elle leur faisait honte. Et c'était d'autant plus important qu’un prince étranger y était attendu ce soir-là. Ma fille était tolérée mais elle devait trouver le moyen de s’y rendre seule pour ne pas gêner ses sœurs. J’ai alors repris contact avec Samantha, la meilleure amie de ma défunte épouse. Ma seconde femme ayant préféré couper les liens avec les personnes qui me reliaient à mon passé, nous avions cessé de nous fréquenter. Mais elle a tout de suite accepté de revenir dans l’intérêt de sa filleule.
J’ai ensuite entendu plusieurs versions de ce qui s’était passé ce soir-là. Ma fille m'a raconté que sa marraine, qui est influenceuse, l'a emmené chez elle pour une séance de relooking. Samantha lui a fait essayer une tenue casual chic, une tenue décontractée qui la mettait en valeur et convenait à sa personnalité. Sa marraine doit posséder un pouvoir magique, car Sandra a aussi accepté d'être maquillée. La petite n'aime pas ce genre de manifestation mais, transformée de la sorte, elle s’est sentie suffisamment à l’aise pour se rendre au bal. Samantha l’a ensuite déposée au bal avec sa Porsche rouge, ce qui a attiré l’attention sur Sandra dès son arrivée. La transformation était telle que ses demi-sœurs ne l’ont pas reconnue. Ce soir-là, ma fille a passé la soirée avec un jeune homme qui lui avait plus au premier regard. Les titres de noblesse ne l'intéressant pas, elle ne lui a demandé que son prénom. Elle ignorait que c'était le prince. Sa marraine ne pouvant pas venir la récupérer en fin de soirée, elle devait rentrer avec le dernier tram et, pour cela, quitter la soirée à minuit au plus tard. Les tourtereaux n'ont pas vu passer l'heure jusqu’à ce que l’orchestre arrêté la musique quelques secondes avant minuit. Les jeunes ont entamé un décompte pour souhaiter un bon anniversaire à une des participantes. Quand ma fille s’est rendu compte de l’heure, elle s’est précipitée vers la sortie. Et elle a oublié son smartphone.
Le lendemain, Sandra a entendu ses sœurs raconter la naissance d’une idylle entre le prince et une belle inconnue. Lorsqu'elle a entendu que le prince avait trouvé son smartphone et que la jeune inconnue était attendue au palais pour le récupérer, elle s’y est rendue discrètement. En arrivant sur la place, elle a aperçu d’autres filles, dont ses sœurs, qui attendaient à l’extérieur pour essayer de récupérer le téléphone. Mais comme il était verrouillé avec l’empreinte de son pouce, aucune d’elles ne pourrait se l'approprier. Sandra patienta alors jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne avant de se présenter au palais. Elle fut reçue par un majordome qui devait s’assurer d’être en présence de la bonne personne avant de déranger le prince. Et comme Sandra ne voulait pas être aimée pour son apparence, elle s'était donc présentée sans maquillage et en tenue décontractée pour tester le prince. A l'arrivée de son amoureux, elle a souri. Et il l’a reconnue à l’éclat qui brillait dans ses yeux d’un bleu marbré. Ensuite, c’est Lola qui a fait patienter ce pauvre jeune homme. Ma fille n’aime pas attirer l’attention sur elle et le prince a eu beaucoup de mal à la convaincre de devenir sa petite amie officielle.
Je vous avoue que j’ai été surpris de découvrir que ma fille se soit laissé maltraiter par sa belle-mère et ses belles-sœurs. Je ne l’ai pas protégée, car je pensais qu’elle n'en avait pas besoin. Elle me reproche de l’avoir privée de sa marraine, la femme que sa mère avait désignée pour la remplacer en cas de problème. Contrairement à moi, Samantha a immédiatement vu sa détresse et son besoin de se protéger en portant des vêtements informes. Depuis, j’ai divorcé. Et, pour me faire pardonner, ma fille m'a demandé de consulter un psychologue pour comprendre comment j'avais failli à mon rôle de père. C'est pour cela que je suis devant vous aujourd'hui. Je reconnais avoir choisi la facilité et démissionné de mon rôle de père et d’époux, mais je ne pense pas que cela fasse de moi un lâche. J'espère que quelques séances m'aideront à mieux dialoguer avec ma fille.
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