J'étais plus en stand-by qu'autre chose...
Les couloirs étaient toujours aussi secs à Aruteza. Pourtant, l'air était salé. Le soleil pointait bas ce matin là, les vagues déferlant sur la roche avec autant de calme qu'une baleine marmottante.
Une novice marchait à toute allure, ne prenant même pas le temps de saluer les magiciennes sur son chemin ; toute sa concentration était portée sur un seul objectif, la poussant à écraser les pavés vieux de plusieurs millénaires. C'était une jeune femme blonde, non dénuée de formes qu'elle tentait vainement de cacher sous une bure grise et fade ; des taches de son sur un visage un peu plein, des yeux verts brillants et fureteurs, une bouche pulpeuse qui tressautait sous le stress.
Et un front assez large pour y faire couler un navire.
Maghla Laertin, novice d'Aruteza depuis déjà un an, suivait une formation de guérisseuse des plus sereines, sauf qu'un nouvel élément perturbait depuis peu son quotidien pourtant si bien rangé. Chaque personne qui la croisait ne lui tenait pas rigueur de son indéfectible ignorance de leurs présences, parce que s'attirer ses foudres en l'arrêtant n'était ni une bonne idée, ni une bonne fin.
Elle traversa les couloirs, descendit des escaliers, ouvrit deux-trois portes grinçantes avant d'arriver dans une petite chambre. Éclairée par la lumière du soleil d'un petit fenestron, on y trouvait un lit simple et un bureau, et des centaines de livres s'empilaient de part et d'autre de la pièce, et sa mâchoire se décrocha presque en constatant que le sol était couvert de pages éparses et noircies d'écrits et de calculs.
Au centre, il y avait un lecteur assidu ; elle le savait, car depuis les deux mois quand il était arrivé ici, il ne s'était pas arrêté de lire. Svelte, Svud était son nom, ses cheveux d'un roux flamboyant, entourant un visage fin et effémine, dévalaient sur ses épaules larges, où des bras si longs s'échinaient à se tordre pour récupérer quelques crayons enfouies dans le bazar. Il leva ses yeux vers elle.
À l'arrivée de Svud, Maghla avait reculé face à ce regard aussi bleu que les glaces des Monts Dragon. Maintenant, elle décelait cette étincelle malicieuse et contentée de ce vorace du savoir. Il se leva, tout sourire :
— Mag ! Que me vaut le plaisir de ta rencontre ?
— Tu as fini ? demanda-t-elle en esquivant la question, se penchant pour récupérer les papiers qu'il avait écrit ; comme toujours depuis son arrivée, c'était incompréhensible – Tu n'as pas retenu la leçon ? Les lettres ne s'inversent pas !
— Pardon, pardon… Je n'arrives toujours pas à m'y faire.
Maghla était en charge d'apprendre l'écriture, l'histoire et la politique à ce drôle d'énergumène, car la jeune femme était la seule à s'entendre avec lui ; il ignorait les autres si bien qu'on ne pouvait lui en tenir rigueur. Svud était tout de même très intelligent, ayant appris à parler en une semaine, et cela se sentait qu'il était proche de faire de même avec l'art des lettres.
Sans dire mot, elle l'aida à remettre en ordre sa chambre, ce qui ne prit pas beaucoup de temps ; de l'ordre dans le désordre, son rangement des livres était impeccable, empilés parfaitement selon les chroniques, les dates et les auteurs. Une fois qu'elle eut finie, elle se tourna vers lui :
— Allez, on y va.
Il opina du chef, sans cacher son ennui, habituel lui aussi ; après tout, ils faisaient ce manège chaque matin et chaque soir. Pourtant, aujourd'hui, Maghla avait un pressentiment. Pas de la divination, ce n'était pas son domaine, mais… Cette journée sent le changement. Et le changement, ça a une odeur d'étron de truite.
Les couloirs, encore. Cette fois, elle menait la danse pour Svud, mais c'était désormais inutile, puisqu'il connaissait le chemin. Maghla martelait le sol, pressée d'en finir. Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent dans la salle d'opération. Une senteur d'alcool aseptisé, de charbon et de pleins d'odeurs suspectes. Des trucs d'alchimiste et d'herboriste, fronça-t-elle du nez en arrivant dans la salle.
Deux personnes les attendaient déjà ; Nina Vivero et Sancarion, une ancienne magicienne rescapée de la chasse aux sorcières et un alchimiste au chômage. Comme l'école avait perdue de sa superbe après l'attaque orchestrée par Radovid V, les ruines avaient servi après la mort de ce dernier, par son propre espion qui plus est. Et puis, tout le monde considérait les magiciens comme étant une espèce du passé, alors personne n'avait voulu remettre les pieds dans l'ancienne école.
Maintenant, les rescapés de la seconde guerre nilfgaardienne et de la chasse aux sorcières, pratiquants de « l'Art » et des autres arts moins nobles, mais rattachés à ce dernier, s'étaient rassemblés à cet endroit, et l'avaient petit à petit restaurés. Maintenant, le train-train quotidien avait remplacé les fomentations politiques et les expériences étaient plus… morales.
C'était là que Svud entrait en jeu ; Maghla ne l'avait pas crû, mais le jeune homme, visiblement vieux d'une vingtaine d'années, qui biologiquement n'en avait qu'un quart, soutenait qu'il s'était échappé d'une autre dimension suite à une attaque d'un « Empire » ennemi dans le laboratoire qu'il l'avait vu naître. Le prenant au mot, Aretuza lui avait offert l'asile en échange de faire des tests sur lui.
Logique, quand votre patient sortait d'un portail au beau milieu d'un bureau dévasté.
Svud s'installa sur une chaise confortable, et Maghla passa sur lui un appareil de vision organique, le « révélatari ». Navi observa les organes digestifs pour la quatre-vingt-septième fois, et nota quelque chose sur son carnet, avant de demander à Svud :
— Vous vous sentez bien ?
— Plutôt, concéda-t-il.
Navi opina du chef, et Maghla vit Sancarion prendre des notes ; il testait des produits pour stabiliser le Chaos dans le corps sans le supprimer, à la façon de la dimérite. L'objectif était simplement de reproduire les effets de la pierre néfaste, mais sans l'affaiblissement total des pouvoirs et partiel du corps. Nina fit un signe de main à Maghla, qui passa l'appareil sur le crâne du roux. La magicienne fronça des sourcils.
— Avez-vous eu des récents maux de tête ? s'enquit-t-elle.
— À part à cause de l'odeur des potions de mon voisin de chambre, non. Il y a un problème ?
— Votre tumeur s'est développée, lui expliqua Sancarion. Rien de bien méchant, mais il faudra peut-être augmenter le traitement.
— Ah…
Svud eut l'air déçu, et Maghla compatit ; il promettait à lui et autres que dès qu'il irait mieux, il travaillerait pour rembourser ses soins. Nina, toujours aussi sérieuse, ajouta :
— Vos scientifiques vous avaient-ils diagnostiqué le même mal ?
— Ils se fichaient complètement de mon cas, pouffa l'autre en haussant des épaules. J'étais plus en stand-by qu'autre chose.
— En stand-by ?
— Laissez tomber… Pour faire simple, ils voulaient juste savoir de quoi j'étais capable, pas comment j'étais.
Maghla voulu lui poser sa main sur la sienne, mais stoppa son geste ; il n'avait pas besoin de réconfort, parce que son regard n'était pas triste quand il évoquait cette époque.
— Alors j'imagine que vous allez nous dire qu'est-ce qu'ils cherchaient en vous, avança enfin Nina en posant son parchemin.
Voilà, on y est ! C'était pour ça que Maghla avait senti que cette journée allait changer ; après tout ce temps de mutisme (même avec elle), le bizarre invité allait leur révéler la véritable raison de sa création… Ou bien il va nous rembarrer comme des noyeurs avec des goules…
Le visage de Svud se tendit, il baissa la tête, ses lèvres se pincèrent, puis s'ouvrirent pour lâcher :
— La magie, vous savez. Ce qu'ils voulaient, c'était la vérité.
Maghla cligna des yeux un instant, mais Sancarion fut le plus rapide :
— Ce n'est pas la « vérité » habituelle, je présume ?
— Oh ! Excusez-moi, je n'ai pas pensé… C'est qu'il n'existe pas de mot équivalent dans votre langue, mais si on devait parler en termes scientifiques ronflants, ce serait une sorte de Conjonction des Sphères à matrice inversée sur mesure.
— Je m'endors déjà, ricana l'alchimiste, mais Nina le coupa :
— Si j'ai bien saisi, la « Vérité » est une force inter-dimensionnelle comme le Chaos ?
— On peut voir les choses de cette façon, mais… disons que la Vérité est au Chaos ce que la lumière est à ce dernier.
Nina hocha de la tête, et Maghla rangea l'appareil révélateur. La magicienne remercia Svud pour ces informations, et le laissa avec la novice repartir. Une fois que les deux furent sortis de la pièce, Sancarion se tourna vers la magicienne, l'air inquiet :
— Tu penses à ce que je pense ?
— Ah ! Si il n'y avait pas un problème après un autre, le monde ne tournerait pas rond.
— Tu sais très bien de quoi je parles.
La magicienne soupira, avant de prendre une lettre décachetée sur une table à côté du fauteuil. Sur cette lettre, il n'y avait qu'une simple et unique phrase :
La brume s'étend au Nord, nous devons rentrer.
Istred.
* * *
Svud observait les nuages avec attention ; après tout, le vent leur murmurait ses secrets, et ces derniers adoraient prendre la forme des mystères de quatre coins du Continent. La néphomancien était un art peu considéré par tous les magiciens, ces derniers ayant conclu que la forme des nuages n'était due qu'à la pression, l'humidité et la température de l'air. À dire vrai, ils avaient raison, mais la vérité était souvent plus vaste qu'une simple question de science dure.
Dans les nuages de l'univers d'où il venait, on lui avait appris qu'il existait des centaines de milliards d'êtres vivants flottant dans les perles d'eau à des dizaines de kilomètres de la terre. Quand au vent, comme il transportait l'humidité, in fine ces petits locataires aquato-célèstes, ils communiquaient entre eux sans arrêt. Lumières, vibrations, molécules… Ils étaient partout, étaient les yeux et les oreilles du monde.
Ici ? Rien ne changeait.
Svud « écoutait » alors les nuages tous les jours, mais durant les beaux ; durant les moches, c'était un brouhara sans substance et peu utile. Mais aujourd'hui, silence complet, rien, nada. Juste quelques chuchotements discrets sur le goût du sel de la mer ou du scintillement des hélio-particules. Le jeune homme s'étira comme un chat, baillant à s'en déboîter la mâchoire.
— Si tu t'ennuies tant que ça, pourquoi tu ne vas pas lire ?
Il se tourna ; Maghla était au seuil de l'entrée du jardin dans lequel il venait chaque jour. Sa robe de mauvais goût, son petit sourire crispé et ses cheveux d'un blond de blé attachés en chignon lui donnaient un air de matrone. Avec dépit, Svud répondit :
— La plupart de vos livres ont brûlé, je te rappelle. Le reste, c'est juste du bla-bla sans fondement.
— On doit se contenter de ce qu'on a ! et elle s'approcha pour s'asseoir à ses côtés, avant d'ajouter : Que disent les oiseaux ?
— Les oiseaux ne parlent pas, ânnona-t-il comme s'il parlait à une idiote. Ils pépient.
— Ah oui ? Tu savais que les elfes…
—...conversent avec les animaux de la forêt ? Je me dis que c'est juste de l'instinct mêlé à de la déduction, ou du bon sens. Pour parler la langue elfique, il faut une bouche, une langue et des dents. Les oiseaux n'ont qu'une bouche, et pas souvent de langue.
— Tu devrais penser à tenir la tienne, si tu croises un elfe.
— « Si ».
Il la vit se crisper, mais c'était attendu ; depuis peu, son désir de s'en aller pour se refaire une vie s'était fait plus grand. Pourtant, on s'accrochait à lui comme un koala à un arbre. Même si l'étiquette et la politesse étaient une valeur importante, au fond, ça le mettait hors de lui. Pour éviter cela, il changea de sujet :
— Raconte-moi une histoire.
— Je t'en raconte tout le temps. À ton tour !
— En quel honneur ?
— Aujourd'hui est un jour spécial, je le sens.
Il jeta un regard troublé à Maghla, qui regardait le ciel en attendant qu'il se mette à parler. Sachant qu'elle était aussi patiente qu'une pierre, il soupira, défait, et commença à parler :
— C'était deux jours après ma naissance. J'étais en train d'apprendre à disposer des troupes quand un de mes camarades de classe a commencé à grogner. Tout le monde s'était tourné vers lui, avec ce petit air curieux qui nous ressemblait tous ; clonés comme on était, j'étais hilare.
Un peu plus à l'aise, il continua son récit avec un peu plus de tonus :
— N°876, c'était son matricule, mais entre nous on l'appelait Pied-bouche, parce qu'il aimait bien lécher ses pieds – Maghla lui lança un regard surpris et dégoûté, mais Svud l'ignora – Et là, on sentait qu'il allait faire une très, très grosse bêtise. Alors on l'a laissé faire : il s'est mis à balbutier des trucs étranges, puis ses mains se sont mis à enfler, enfler au point qu'ils puissent plus les soulever ; le professeur qui nous prenait en charge était paniqué… Tout le monde en fait, sauf moi ; j'ai ri et me suis enfui en profitant du désordre, et mon action a lancé à un appel à la liberté chez tous les autres. Ils ont mis toute l'après-midi pour nous retrouver.
— Qu'est-il arrivé à Pied-bouche ?
— On l'a abattu, parce qu'il était jugé instable par son pouvoir.
— Et pour toi ?
Elle avait posé cette question avec un tel ton de pitié qu'il ne put s'empêcher de pouffer. Svud haussa des épaules.
— J'ai de la magie, mais je sais pas m'en servir. Et comme elle s'était jamais manifestée, seule l'éthique du laboratoire me maintenait en vie : « Pas d'euthanasie si le sujet ne présente aucun danger pour le personnel de santé ». La SEA a toujours été très à cheval sur les questions d'éthique, mais seulement pour eux.
— Je suis désolé.
— Ce qui est fait est fait, et puis d'ailleurs…
Soudain, une novice débarqua dans le jardin.
— Maghla, Nina te convie, toi et ton… patient.
— Et c'est reparti pour un tour, annonça Svud d'une voix fluette. On s'allonge, on attend, puis on repart sans sortir.
Maghla lui jeta un regard interrogateur, mais il ne fit que hausser des épaules et la suivit dans les couloirs.
Ils ne prirent pas longtemps pour arriver à un des bureaux les moins brûlés de l'ancienne académie, et y trouvèrent Nina et… un autre type que Svud ne connaissait pas. La peau mate, une barbe bien taillée et des yeux bleu saphir qui se tournèrent vers lui lorsque Maghla avait ouvert la porte. Ce regard le pétrifia sur place, aussi Svud garda sa langue et ses commentaires pour lui.
— C'est celui dont vous m'avez parlé ? fit le nouveau venu en s'adressant à Nina, non sans quitter des yeux Svud.
— Oui. Il est arrivé par un portail il y a un mois de cela, mais nous avons récemment appris la raison de son arrivée.
Le type grommela, avant de s'approcher de Svud, qui recula d'un pas ; l'inconnu ne lui inspirait pas confiance. Seulement, l'autre ne fit que lui tendre la main.
— Enchanté, je me nomme Istredd.
— Svud, et le-dit serra la main du magicien ; un frisson parcourut son échine, le Chaos résonnant aux oreilles du jeune homme.
Istredd le regarda de la tête aux pieds, arrachant à l'observé un déglutissement inquiet. Puis, sans prévenir, le magicien se tourna vers sa collègue :
— Il sera parfait. Je le prends.
— Hein ? (Svud se tourna vers Nina) C'est quoi cette histoire ?
— N'était-ce pas ton souhait de sortir et voir le monde ? avança la magicienne avec un ton étrange. C'est l'occasion rêvée, pourtant.
Svud secoua sa tête ; pour sûr qu'il était d'accord de sortir ! Mais là, cet Istredd avait parlé de le « prendre ». Rien de sexuel, du moins Svud s'en doutait, par contre la possibilité d'être encore chaperonné ne l'enchantait guère…
— Maghla, tu accompagneras Istredd et Svud dans leur voyage pour terminer ta formation.
— Moi ? s'écria cette dernière, aussi étonnée que les deux autres.
— Je n'ai besoin que de Svud, je te signale, fit Istredd avant de se tourner vers Maghla : Sans offense.
— Vous, je vous conseille de la fermer avant de dire une connerie de plus – Maghla se tourna vers Nina, mais contrairement à ce que le roux pensait, elle n'était pas suppliante, seulement intriguée – Je ne vois pas en quoi ça va m'aider !
— C'est pour ça que je t'y envoie ; tu es la seule novice qui a le potentiel de créer une nouvelle forme de magie.
Traduction, se dit Svud, on ne sait pas quoi faire de toi, donc on te balance dans la nature et, si tu survis, on attendra que tu viennes nous remercier. La cruauté de la magicienne envers l'une de ses seules novices le dégoûtait, comme si elle était lui devant les scientifiques qui se fichaient éperdument de ce qui pouvait lui arriver. Pour lui remonter le moral, il lança à la novice :
— J'ai d'autres histoires en stock, tu pourras en profiter !
— Je serais ravi de les entendre, fit Istredd avant que Maghla ait pu répondre.
— Je vous ai pas sonné, vous.
— Je…
— La hiérarchie étant peu pondérante en ces temps, je réitère ma menace.
Le regard noir de la novice suivi de cette réplique fit ouvrir et fermer la bouche d'Istredd comme un poisson auquel on aurait donné un cours d'arithmétique. Nina lâcha un petit rire, et annonça :
— Bien ! Comme tu n'as pas d'affaires personnelles à part les vieilles guenilles que tu portais lors de ton arrivée, j'ai pris la liberté de refaire ta garde robe.
Elle s'échappa quelques instants avant de revenir les bras chargés de vêtements. Une tunique simple, un pantalon en cuir solide avec attaches, et un gambeson bleu portant les anciennes armories de l'école, bien qu'un peu délavées. Des bottes souples en peau de chèvre (à en juger par l'odeur, c'était sûrement une très vieille), et des gants rembourrées pour les nuits froides.
— Chouette, j'aurais plus l'impression d'être une serpillière, marmonna-t-il.
— Quand partons-nous ? s'enquit Maghla à Istredd.
— La nuit durant ; je crois avoir aperçu quelques chasseurs de sorcières qui traînaient dans le coin.
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