L'Enchanteur et le Cadavre Ambulant
Le pépiement des oiseaux…
Svud ouvrit ses yeux, et les referma à cause de la lumière. Il les ouvrit de nouveau, et tourna la tête. Par delà une fenêtre ouverte et d'un rideau léger soulevé par une légère brise, un lac fermé par des montagnes. Une vallée de verte et d'argent. Les nuages s’amoncelaient à l'horizon, et au loin, un petit village laissait échapper quelque volute…
C'est lorsque Svud tenta de bouger qu'il sentit la douleur à son flanc ; il se redressa tant bien que mal, et vit qu'il était torse nu, dans un lit, et qu'un bandage lui entourait le ventre. Et avec ça, il avait un horrible mal de tête. Il voulut se lever, mais…
— Déjà réveillé et tu comptes partir ? Attends au moins que le traitement fasse effet.
Le roux se tourna ; à l'intérieur de la maison dans laquelle il se trouvait, un homme assis sur un fauteuil, un livre posé sur ses genoux. Son visage rectangulaire aux traits anguleux soulignait un sourire apaisant. Ses yeux bleu-vert étincelaient d'intelligence, et des cheveux ondulés jais cascadaient jusqu'à ses épaules. L'homme avait l'air… ancien ; Svud avait la même impression que lorsque lui et ses frères et sœurs avaient croisé des mourniens dans le Centre. Pendant un instant, le jeune homme pensa qu'on allait le ramener là-bas.
Seulement, ce n'était pas ça qui fit paniquer Svud :
— Maghla ! Istredd ! Où sont-ils ? Vous...Vous êtes avec les chasseurs de sorcières, c'est ça ?
— Calme-toi, je ne vais pas te faire de mal, lui assura l'homme en se levant pour aller chercher un verre. Tu étais seul quand je t'ai trouvé sur la rive du lac. Je ne sais pas ce qui est arrivé à tes amis.
Il l'amena à Svud et lui intima de boire. Ce dernier se rendit compte qu'il était assoiffé, et accepta. L'eau était mélangée à quelque chose, qu'il identifia comme étant…
— De… l'aspirine ? Mais qui êtes-vous donc ?
— Je me nomme Merlin d'Ambre, fils de feu Corwin d'Ambre. Ancien roi des Cours du Chaos. Informagicien retraité – Svud s'apprêta à se présenter, mais Merlin continua – et toi, tu es Svud Brandstal. La Marelle m'a prévenu de ta visite.
* * *
— Qui est cet homme ? Réponds, elfe !
Tyr hurla, coincé sur sa chaise en bois et en métal, tandis que Joldim lui écrasait la main avec un étau.
La malchance avait eu raison de lui, ce soir fatal. En étant attiré dans le portail par l'étrange force dont Svud avait fait preuve, il s'était cogné la tête contre une table virevoltante et avait valdingué jusqu'au mur du fond. Là, le portail s'était refermé et il s'était retrouvé seul, inconscient, entouré de chasseurs de sorcières déboussolés.
Plus tard, il s'était réveillé sur cette chaise. Il avait vite compris qu'il s'était fait ramené dans le quartier général de ces ordures humaines, à Gors Velen. Après, tout était devenu flou, brouillé par un torrent de douleur. Les souvenirs se mélangeaient, les paroles perdaient leur sens et la seule clarté qu'il connut fut les brefs moments où Joldim arrêtait pour le questionner.
Ce dernier cessa l'écrasement, et répéta sa question. Tyr, la bouche remplie de sang, gargota en ricanant :
— J'en sais rien
— Tu mens, c'est évident ; tu étais de mèche avec cette sorcière. Elle t'avait sommé de le suivre. Tu crois que je ne sais pas intercepter les messages magiques ?
— Vous êtes plus versé dans la sorcellerie que je ne le pensais. Êtes-vous sûr d'être un chasseur de sorcières ?
— Mieux on comprend son ennemi, plus il est simple de s'en débarrasser, déclama l'Inquisiteur. Maintenant, réponds à ma question.
Il reprit son écrasement et Tyr hurla, sa vision piquetée de taches noires. Il se sentit sombrer quand le chasseur arrêta. Merde, il est bon… Joldim soupira, retira l'étau et prit un ton plus mielleux :
— Tu as l'air jeune… Demi-elfe ? Tu as une longue vie devant toi, des choses à faire… et moi aussi. Il serait plus simple que tu me dises qui se trouve être ton petit copain, et que nous repartons tous deux bienheureux. Qu'en dis-tu ?
Tyr pesa le pour et le contre ; d'un côté, Svud était une personne avec du cœur, innocente au possible et se trouvait dans un endroit inconnu. De l'autre ? La prophétie. Il fallait que Tyr l'accomplisse pour pouvoir sauver l'Ancien Peuple. Et alors peut-être il…
— Allez, on arrête de rêvasser ! Dis ce que tu penses être important, et je te laisserais partir !
— Je ne prête pas grande valeur à votre parole…
Joldim roula des yeux, et détacha Tyr. Ce dernier pensa immédiatement à sauter sur l'Inquisiteur et s'enfuir, mais vu son état de faiblesse et la surabondance de chasseurs en ce lieu, son sort aurait été scellé. Le demi-elfe se frotta les poignets, et regarda Joldim.
— Je n'ai aucune raison de te faire du mal ; mon aversion va vers les sorcières et les magiciens. Les elfes ? (il fit un geste de la main) Ceux qui pensent qu'ils ne peuvent pas s'intégrer dans la société sont dans le déni ; ils font partie de la masse, comme toi et moi. Tu as juste été au mauvais endroit, au mauvais moment. Même si tu avais été humain, même si tu étais un habitant de Gors Velen, je t'aurais quand même arrêté.
— Et torturé ?
— Je mentirais si je disais le contraire.
Tyr restait méfiant ; c'était difficile de faire confiance à votre bourreau quand ce dernier vous tenait un discours sur l'égalité. Mais s'il y avait une petite chance de s'en sortir pour retrouver Svud… Je dois la saisir à tout prix !
— Je ne sais pas où est Svud, mais j'ai un moyen de le localiser.
— Oh ? C'est Munwogg qui t'en a conféré le don ?
— Vous êtes perspicace… Mon luth : il a été ensorcelé pour que, lorsqu'on en joue, les notes changent de tonalité en fonction de la direction dans laquelle Svud se situe, à la manière d'une boussole ; plus le ton est grave, plus on est proche de cette-dite direction.
Joldim opina du chef, et tapota l'épaule de Tyr, qui soupira de soulagement ; il n'avait pas dit ce dont Svud était – enfin semblait – être capable. L'inquisiteur marcha jusqu'à la porte de la cellule et l'ouvrit. Une brise ; le vent de la liberté et du changement.
Tyr s'y dirigea, et passa le pas de la porte quand il entendit :
— Tu sais, l'elfe, je pense que tu ne me dis pas tout.
Il se pétrifia… Non, son corps était immobilisé ! Un sort ? Mais comment… ? Tyr ne pouvait bouger que ses yeux, et sentit le souffle de Joldim sur son cou.
Ainsi que la pointe d'un poignard dans son dos.
— Ton petit pote a une importance. Je pense que c'est pour ça que Munwogg le cherche. Et je ne veux pas que les sorcières reprennent du poil de la bête, tu comprends ?
Tyr voulut crier pour appeler à l'aide.
— Une fois que j'aurais ce… Svud avec moi, je l'utiliserais comme moyen de pression. Je demanderais à chaque magicien et chaque sorcière de se présenter devant moi, et les exécuterais séance tenante. Plutôt pas mal comme plan ?
Complètement idiot ! s'écria mentalement Tyr.
— Tu m'as été d'une grande elfe, demi-elfe. Merci.
Le froid du métal et de la mort vrilla la chaleur de son corps, et d'un mouvement de poignet, Joldim tua Tyr en lui brisant la colonne vertébrale.
…
…froid…
…Il faisait froid, ici. Ses yeux étaient aveugles, son corps était absent. Il n'y avait que ce froid engourdissant, ralentissant ses pensées. Tyr tournoyait, coulait. Sombrait. L'ombre et la mort dansaient autour de lui, des sourires figés sur leurs visages macabres.
Tyr ne se sentait pas bien, ici. Ce n'était pas ce qu'il pensait être, ni ce qu'il avait été ; il se sentait tourbillonner dans un enfer sans fin. Il tombait encore à travers des nappes noires qui, petit à petit, devenaient moins fragiles. Une éternité plus tard, il atteint un fond.
Son corps était revenu, il était allongé par terre. Tyr se voyait de l'extérieur. Quelque chose le tirait… Non ! cria-t-il en tendant sa main vers son corps. On le lui arrachait. On l'enfermait autre part…
…
…brûlant…
— AAAH !!! hurla Tyr en se réveillant en sursaut, la main tendue.
Il haletait, mit quelques secondes à se rendre compte qu'il était allongé sur la côte. Les vagues enflaient sous l'argent de la lune, sourire albin qui semblait se moquer de lui.
— Tu es réveillé, semble-t-il.
Devant ses yeux se dressa une ombre qui prit une forme humaine effilée. Le vampire ! Tyr chercha une arme, mais remarqua qu'il était nu. Curieusement, il ne se sentait pas gêné. Il n'avait pas non plus froid, non plus chaud par ailleurs. Son corps semblait baigner dans une félicité morbide.
— Qu'est-ce que tu m'as fait, monstre ?
— Je t'ai offert un nouveau corps.
Et la créature leva une langue d'ombre en guise de bras pour montrer… Tyr dégobilla en voyant son propre cadavre, les yeux vides, désarticulé. Le vampire soupira.
— Tu conviens qu'il est impossible de rendre la vie. Par contre, on peut la transférer avant qu'elle ne s'efface.
— Tu… Tu m'as ressuscité ? bredouilla Tyr qui cracha le reste de bile.
— Ton oreille semble être imparfaite, semble-t-il… À moins que ce soit ton cerveau ? Je t'ai donné un nouveau corps. Ce n'est pas une résurrection, c'est une des formes originelles de la nécromancie.
Tyr ne voulait pas y croire. Il se précipita vers la flaque de mer la plus proche, et y observa son reflet vacillant. Son visage n'avait pas changé, mais… à moins que ce soit la lueur lunaire, son teint était anormalement blafard. Ses cheveux étaient passés du cuivre à la rouille ferreuse ocre. Non ! Ses oreilles ! Elles était rondes comme celles des humains. Hargneux, Tyr se jeta sur le vampire, mais le traversa à la manière d'un brouillard.
— Saloperie ! Bats-toi si t'es un homme !
— Tu conviendras que ce genre de provocations est inutile. De plus, je ne t'ai pas offert ce corps sans contrepartie…
Une main osseuse aussi pâle que l'os sortit du drap noir qu'était le vampire, et se serra en poing. Immédiatement, une douleur sourde enserra Tyr, qui malgré lui se mit à genoux devant la bête.
Le vampire cessa de serrer son poing et ramena sa main sous sa cape de ténèbres. La douleur cessa, Tyr reprit son souffle, tandis que le vampire se présenta :
— Je m'appelle Edward Kor'Al'Tain, le Mange Soleil, Roi Écarlate et Seigneur Pourpre. Mon nom n'a que peu de significations pour toi, mais saches une chose : tu n'es qu'un serviteur et tu serviras.
— Q...Quel est mon premier ordre, maître ?
— Trouve le Porteur de Bois. Amène le à la Nébuleuse, conduis-le au Murmure des Songes. Et, lorsqu'il trouvera le Cornu, arrache lui son Soleil, Ô Fils du Feu.
Tyr fut frappé de fatalisme ; toutes ses années à attendre l'arrivée de Svud Brandstal pour le détruire, en pensant vainement qu'il était le « Fils du Feu ». Tous ses efforts à l'empêcher de sortir d'Aruteza pour qu'il ne puisse accomplir la prophétie. Sa résolution à chercher à le tuer, afin que l'oracle révèle à Tyr où se trouvait sa mère elfique… Tout ses efforts pour éviter l'inévitable.
Il avait couru pour fuir. Mais il ne s'était pas rendu compte que le chemin ne conduisait qu'au précipice.
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