La roue tourne...

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Maghla tentait vainement de comprendre ce qui leur était arrivé.

Enfermée dans une cage sur roulettes tirée par une carriole, elle regardait les habitants de Crinfrid lui hurler au visage « sorcière ! » et tout le reste.

La cité était connue pour être l'une des plus véreuses des Royaumes du Nord, comprenant réseaux criminels organisées et commerce d'armes. Alors que la cité avait souffert d'une famine durant le long hiver d'il y a cinq ans de cela, leur mine de charbon s'était épuisée. Principale source économique des Crinfriens, ces derniers avaient dépéri jusqu'à devenir une ville de bandits, vivant de braconnages, de raids de villages voisins et de taxes irréelles.

Radovid V avait décidé (sous pression du Conseil des Marchands) que la ville entière était déclarée comme criminelle, et donc devait être exécutée séance tenante. Les armées du roi marchèrent donc vers Crinfrid durant six lunes. Jusqu'à l'intervention de Semirhage, une magicienne originaire d'Ophir, qui avait réussi à gagner la confiance de Radovid V ; elle le convainquit de laisser la ville tranquille, en échange de quoi Crinfrid deviendrait le siège d'une école de mercenaires armés. Et malgré les protestations, la magicienne parvint à être nommée Rectrice de Crinfrid.

C'était donc étrange de voir toute la population crier à la sorcière alors que c'en était une qui la dirigeait.

— Va brûler, salope !

— Meurs, engeance de l'enfer !

— Ils ont des termes plutôt disparates.

Maghla se tourna vers Lorwiva ; comme elle, son amie avait été battue à plate couture et son visage était tuméfié de contusions. Pourtant, elle gardait ce même air fier et hautain qu'auparavant. Là, elle souriait, visiblement moqueuse face aux insultes qu'on leur lançait.

— Pourquoi les magiciennes sont-elles traitées ainsi ? se désola Maghla. À Gors Velen, je veux bien… mais là ?

— Semirhage a d'autres projets en tête, fit Istredd d'une voix tremblante.

Lui, contrairement à ses deux comparses de cage, n'avait pas été battu. À la place, on lui avait tailladé les mains jusqu'à l'os. Des bandages sales et mal serrés entouraient ses mains d'un étau inutile, contrairement aux fers de dimérite que chacun portaient. Le front luisant du magicien annonçait une fièvre prochaine.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là, l'historien ? dit Lorwiva.

— C'est pour ça que je voulais que l'on prenne un portail ; passer dans la région de Crinfrid aurait été du suicide…

— Ils tuent les magiciens ?

— Non…, répondit sans développer Istredd, en levant les yeux vers la forteresse.

Le mastodonte qui s'élevait sur la colline verte était irréel. De loin, les murs semblaient trop lisse, trop lustrés pour être de simples fortifications. Il s'agissait forcément de magie ; personne ne pouvait construire un fort aussi immense. La noirceur de la pierre rappelait l'obsidienne, et des étendards rouges flottaient au vent, la bannière de Crinfrid, un aigle dévorant un serpent qui fièrement s'affichait en ondulante fauve…

Une tomate vint se loger dans la face de Maghla. Lorwiva éclata de rire, et Istredd pouffa. Elle leur lança un regard agacé en s'essuyant la face, mais remercia le ciel de l'avoir arraché à sa contemplation. Je vais finir par devenir comme Svud à force de me pâmer devant le monde.

Svud… Ce crétin inter-dimensionnel lui manquait. Lui aurait sûrement fait une remarque ou deux sur l'architecture du lieu, ou aurait goûté la tomate sur le visage de Maghla pour déterminer le sol qui l'avait fait pousser. Cet ennuyeux, pourtant amusant garçon lui manquait.

Elle espérait qu'il aille bien. Espérer ? fit une petite voix dans tête. Ma grande, va falloir faire mieux que ça ! Il va bien, et tu le sais ; tu as fait de ton mieux pour transformer l'enfant qu'il était en homme capable d'affronter le monde. Tu sais qu'il est vivant. Et, avec la jugeote qu'il possède, il va sûrement se faire aider… Ou aider ceux qui ont besoin de lui.

Besoin de lui, hein… C'était étrange de se dire que Svud pouvait s'occuper de quelqu'un. Pourtant, c'était lui qui l'avait sauvé des sirènes ; bon, après une presque-noyade, mais passons… C'était lui qui avait décrypté Tyr et ses messages étranges, qui avait eut l'intelligence de lui faire confiance – même si cela n'avait pas abouti – et qui les avait sauvé des chasseurs de sorcières (même si, ENCORE, il les avait mis dans de beaux draps à Crinfrid).

Elle fut tirée de ses pensées par Istredd :

— Il nous faut nous échapper, retrouver Svud et parvenir jusqu'à la Nébuleuse au plus vite.

— Pourquoi donc ? demanda Lorwiva. Vous n'avez pas arrêté de parler de cette « nébuleuse » depuis qu'on a bourlingué dans cette cage de malheur.

— Il y a des monstres qui sortent d'une brume dans les Monts-Dragons, expliqua Maghla en ignorant le regard désapprobateur du magicien. Des monstres inconnus, mais tout ce que l'on sait, c'est que cette brume est apparue en même temps que Svud. Elle n'a pas été active jusqu'à récemment.

— C'est donc pour ça que tu voulais l'amener là-bas, comprit Lorwiva en se tournant vers Istredd, puis prit un ton narquois : Un scientifique comme toi se fait mystifier par une conjecture aussi biaisée, c'est à mourir de rire.

— Silence, derrière ! beugla le cocher en frappant la cage de son poing.

Ils se turent un moment, mais Istredd n'était pas connu pour être patient quand on se moquait de lui. Il avait perdu ses mains, sa dignité en tant que magicien, et se faisait insulter par une petite prodige. Maghla comprit tout cela en regardant son visage passer par des expressions successives. Finalement, côtoyer une bizarrerie comme Svud a ses bons côtés ; niveau lecture de visage, je suis plutôt bonne.

— L'espoir fait vivre, Lorwiva, lui chuchota-t-elle.

— Svud vient d'un autre monde. Un monde qui veut nous annexer.

Maghla se tourna en même temps que Lorwiva. Elle n'avait pas entendu parler de cela !Seulement, malgré ses insistances, le magicien l'ignora et se laissa bercer par les cahots. Maghla n'abandonna pas tout le long du trajet, même après quelques salades et poireaux pourris sur la tête. Cela fit rouler des yeux plus d'une fois Lorwiva.

Le convoi, qui les transportait eux ainsi que d'autres magicien(ne)s ou prisonnie(è)r(e)s, arriva dans la cour immense de la forteresse. On les fit descendre un à un, tandis qu'un soldat notait chaque nom et origine des doués. À chaque fois, on en envoyait soit à droite, soit à gauche. Maghla était trop petite par rapport au reste du groupe, ne voyait pas où ils partaient.

Soudain, son nom résonna. Elle s'extirpa tant bien que mal du groupe et s'avança, le soldat cagneux la regarda avec un air profondément fatigué. Il regarda sa plaque. Elle. Sa plaque. Puis fronça des sourcils.

— Aaaah, je crois que vous… Mmmh, oui, vous allez suivre Borl… Hé, Borl !

Un type qui ne portait pas l'uniforme mais un gambeson brun et noir, adossé contre le mur, leva la tête ; il avait une coupe étrange, les cheveux rasés sur un côté mais une frange de l'autre. Une cicatrice lui barrait l’œil droit jusqu'à la bouche. À sa ceinture rouge pendait une épée courbe à la garde ciselée. Il s'approcha du soldat à la liste, et dit avec une voix veloutée :

— Je m'en charge – il se tourna vers Maghla – Suivez-moi.

Il avait pris un ton si doux et si conciliant qu'elle ne put s'empêcher de le suivre. Mais quand elle s'approcha, il lui fit un signe de s'arrêter ; il sortit une clé de sa poche… et enleva ses menottes en dimérite !

— Je sais que vous ne connaissez pas de sorts capable de me faire du mal. Seulement du bien, si je présume ?

Elle sentit le rouge lui monter aux joues, mais la moutarde prit le dessus sur son nez :

— Remballez vos remarques ou je vous les fourre là où je pense.

Le soldat à la liste hoqueta, et quelques magiciennes pouffèrent, avant d'être brutalement rembarrées. Maghla crût qu'elle allait subir le même sort, cependant l'homme sourit à pleines dents blanches, parfaites et alignées.

— Vous avez du répondant, c'est bien. Vous allez peut-être durer plus longtemps que les autres…

Et il commença à marcher en direction d'une tour, Maghla sur ses talons. Qu'entendait-il par « durer plus longtemps que les autres » ? Allaient-ils la torturer ? Mais pourquoi ? Ça n'avait aucun sens, elle n'était pas importante au point d'être séparée de son groupe. Elle se retourna pour lancer un dernier regard apeuré à Lorwiva, qui lui fit un signe de tête discret mais clair : il n'y avait rien à craindre.

Facile à dire pour elle qui était forte en toutes circonstances.

L'homme à la frange l'emmena à un escalier qui leur firent gravir la tour, et ils prirent un couloir à l'intérieur de la muraille où l'on pouvait, à travers des vitraux, apercevoir les maisons entassées les unes sur les autres. Maghla les trouvait horrible.

— Cette vue vous sera supportable d'ici peu, fit l'homme.

— Je n'ai pas parlé.

— Vous pensez fort, cependant. Tout comme votre langue, votre esprit est fort. C'est une bonne nouvelle, vraiment, déclara-t-il, visiblement enchanté.

Elle n'osa pas lui poser des questions, ni même en penser. Elle se concentra sur la seule chose qui pouvait lui permettre de ne pas agir n'importe comment : Svud. Le fou est l'ancre pour le garde fou.

La novice blonde resta calme tout du long, mais fut intriguée par le regard que lui lança le type à la frange : le visage impassible avec un léger sourire indéchiffrable. Cependant, une lueur dans son regard, chose qu'elle ne parvenait pas à décrypter.

— Vraiment, dit-il en se retournant. Vous êtes prometteuse.

— C'est une bonne nouvelle, je sais, soupira-t-elle.

Il sourit davantage, tandis qu'il montaient un escalier. À travers les fenêtres, Maghla vit qu'ils avaient encore montés, et qu'ils se dirigeaient vers la grande tour arrière ; sûrement les quartiers de la Régente…

Les deux parvinrent à une immense porte en chêne gardés par deux gardes. Ceux-ci prirent les lourds heurtoirs et tirèrent avec effort, faisant grincer les battants pour révéler une immense salle du trône.

— C'est à vous, chuchota Borl, l'homme à la frange. Bonne chance, vous en aurez besoin.

Maghla déglutit et s'avança.

Elle s'attendait à une salle remplie de nobles, de haut dignitaires et de marchands. Mais ce n'était que des guerriers attablés, des mercenaires et de riches et grimaçants leaders de gangs qui festoyaient avec des femmes gloussantes sur les genoux. Ils dévisagèrent Maghla avec mépris humain ou envie bestiale tandis qu'elle se traînait épuisée, dans sa robe de novice délavée et déchirée par endroits, tachée par le jus de tomates pourries et quelques morceaux de vieux légumes dans les cheveux.

Lorwiva s'imposa à son esprit. Alors, sous ses regards, elle se redressa et marcha fièrement jusqu'à que les gardes furent forcés à l'arrêter de leurs lances devant les marches du trône. Là où siégeait en maîtresse suprême la belle et terrifiante Semirhage.

C'était une très grande femme élancée (peut-être de la taille de Svud), la peau sombre comme Maghla n'en avait jamais vu, un beau visage aux hautes pommettes avec des lèvres pleines. Et des yeux noirs qui semblaient vriller votre âme pour y déceler quelconque crime… ou secret. Cette femme possédait aussi une coiffure étrange, une sorte de mélange entre les hautes dames de Novigrad et les guerrières de Skellige.

Semirhage se pencha en avant avec un geste de main, ordonnant aux gardes de relever leurs lances. Elle se leva, et descendit jusqu'à Maghla. Pourtant, elle la dépassait encore de deux bonnes têtes. Elle prit délicatement le menton de la blonde dans sa main, qui ne broncha pas et soutint le regard. Semirhage resta quelques secondes silencieuse, avant de sourire et annoncer pour que tous puissent l'entendre :

— Maghla Laertin, tu seras ma disciple. Bienvenue à toi.

Maghla fut soulagée d'avoir échappé à la torture.

* * *

— Semirhage est maléfique ! Vous devez me croire ! hurla l'homme en secouant les barreaux de sa cellule avec sa main unique, pendant que le gardien se moquait de lui.

Lorwiva roula des yeux ; elle avait été placée dans une cellule double en attendant qu'on vienne la chercher pour je-ne-sais-quoi, et son colocataire était un fou, qui hurlait à qui voulait l'entendre que Semirhage était une monstruosité, qu'on ne pouvait pas lui faire confiance, et d'autres âneries à propos d'une roue et de réprouvés. Elle finit par perdre patience :

— J'essaye de dormir pour récupérer, alors taisez-vous !

Le type se retourna ; c'était un homme immense, plus grand que Svud et bien plus bâti. Sa barbe foisonnante et ses cheveux cascadant sur ses épaules étaient roux sombre. Ses yeux bleu-gris lancèrent des éclairs, qui firent frisonner la magicienne nilfgardienne. Elle garda contenance tandis qu'il s'approchait d'elle.

— Je peux nous faire sortir d'ici facilement, déclara-t-il. Mais vous devez m'aider, et surtout me faire confiance.

— Vous êtes… éreinté, fit Lorwiva en évitant le mot « fou », car ceux qui l'étaient ne le supportaient pas la plupart du temps. Et je suis trop épuisée pour vous être utile.

— Ses menottes vous coupent de votre Vraie Source, n'est-ce pas ?

— Oui, oui… (elle soupira ; c'était la semaine des termes complexes !) Et vous voyez bien que c'est le cas pour vous. Vous avez l'air vigoureux, mais vous verrez ; d'ici deux jours, vous serez aussi faible que moi.

Ces mots qu'elle prononça étaient douloureux, mais véridiques. Et j'y remédierais à la moindre occasion… Mais pas avec ce type.

— Je ne suis pas affecté par ces choses. Je peux canaliser, mais je ne veux pas que Semirhage me repère.

— Vu votre baratin, j'imagine que tout le château est au courant.

— Vous… avez raison. Je ne suis pas très prudent.

Pour un fou, il était conciliant… Curieuse, Lorwiva décida de s'amuser encore un peu avec lui :

— Et sans mag… euh, « canalisation », comment comptez vous faire ?

L'homme l'ignora et se tourna vers le gardien qui passait. Ce dernier le regarda d'un air méprisant, quand l'autre prit une voix gutturale :

— Tu sais ce qu'il te reste à faire.

Le gardien se pétrifia, regarda l'homme roux avec un air étrange, puis eut l'air effrayé. Mais L'homme continua de le toiser de sa hauteur, et petit à petit, le gardien sembla se ratatiner. Non… En fait, c'était l'homme qui semblait grandir. La pièce semblait s'obscurcir tandis que le géant brillait plus fort.

Le gardien finit par fondre en larmes, prit ses clés et ouvrit la porte sous le regard ébahi de Lorwiva. C'est impossible, il a de la dimérite sur les poignets… Aucun sort, aucun pouvoir du chaos ne peut fonctionner ! Pourtant, la scène redevint normale quand le gardien vint la libérer, et le géant roux aux yeux d'acier aida la magicienne à se relever.

— Je suis Ta'veren. Je suis le Dragon Réincarné. Je suis Rand Al'thor.

— Lorwiva Munwogg. Il va falloir me dire de quel univers vous venez, vous.

Rand la regarda d'un air étrange, puis laissa échapper un petit rire. L'accès d'hilarité finit par gagner toutes les cellules, et même la magicienne. Un sentiment étrange naquit en elle quand elle regardait ce Dragon Réincarné, dont le rire ressemblait au ronflement d'une jeune montagne. On aurait dit que les fils du monde se tissaient autour de lui.

Pour la première fois de sa vie, elle sentait qu'elle avait trouvé quelqu'un qu'elle pourrait suivre jusqu'au bout du monde.

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