Le feu de la lune

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Svud se plaça dans une broussaille non loin de l'endroit indiqué par Cirilla. La jeune femme à ses côtés appliquait à son épée l'une des fameuses huiles de sorceleurs. Trop curieux, Svud ne put s'empêcher de demander :

— Qu'est-ce que c'est, exactement ?

— Une huile contre les spectres, expliqua-t-elle en répétant ses gestes méthodiques. On y trouve de la sabline, de l'extrait de houx et de la graisse d'ours. Ensuite on le plonge dans de l'eau de lune, on chante un vieux conte elfique pendant sept jours et le tour est joué !

— Ça fait beaucoup d'étapes, non ? (Mais Svud remarqua la lueur dans les yeux verts) Attends une minute… Tu te moques de moi !

— En partie, ricana Cirilla. Le bain de lune et le conte elfique, c'est du pipeau.

Svud grommela, lâchant quelques remarques acerbes sur la rigueur scientifique des sorceleurs. L'autre l'ignora, concentrée sur sa tâche.

Au bout d'un moment, elle souleva son épée dans la clarté de la nuit ; elle reflétait la pâleur de la lune en ondulantes vaguelettes nacrées, un peu comme le fond d'une casserole en inox usée. Svud s'émerveilla devant ce spectacle, avant que la sorceleuse ne range son épée avec un geste souple. Elle se leva, s'étira en faisant craquer ses articulations, quand Svud remarqua :

— Tu ne bois pas de potions ? s'étonna-t-il.

La cendrée se tourna vers lui, et lui montra ses yeux d'un geste ennuyé… Oh ! comprit le roux ; les yeux verts normaux, pas jaunes et fendus comme ceux des sorceleurs. Elle n'est pas une vraie sorceleuse ? Mais elle s'y connaît pourtant ! Soudain, Cirilla murmura quelque chose, et une légère vague de lumière parcourut son corps de la tête aux pieds.

— C'était un signe ? s'enquit Svud. L'Héliophante ?

— Non, c'était de la magie.

— Hein ? Mais tu es magicienne ou sorceleuse ?

— Je te l'ai dit, fit-elle en vérifiant sa sangle où se trouvaient poches de bombes et d'autres gadgets, avant d'ajouter : Je n'ai pas suivi un parcours classique.

— Ça je peux le voir. Est-ce que…

Svud fut interrompu par un hurlement strident qui semblait provenir du ciel ; il leva les yeux, et une forme sombre se dessina dans le disque blanc. Elle plongea vers le sol et se posa lourdement. N'étant plus en « contrenuit », Svud put constater les traits du monstre.

La chose, grande comme un camion, était lourde, pour commencer. Elle se déplaçait avec lenteur, ses membres glabres et griffus meurtrissant la terre à chaque foulée. Le corps était couvert d'un pelage rouge duveteux, qui vibrait sous les grondements de la bête. Deux ailes nervurées de veines s'agitait sur son dos, mais Svud doutait de leur portance vu la taille de la créature.

Un dard d'araignée pointait vers le ciel, et Svud voyait briller le poison à son aiguille. Puis, il passa son regard à la… non, les gueules de la créature : une tête presque humaine à la crinière foisonnante, une de bélier aux yeux vicieux et une de lézard qui laissait sortir sa langue par moments, l’œil fixe.

— Ce n'est pas un spectre, souffla Svud.

— J'ai des yeux, tu sais, murmura Cirilla.

— C'est une chimère…

Elle tourna la tête vers lui, mais il continuait d'observer la créature ; dans son ancien monde, les chimères étaient des expériences mourniennes sur le croisement inter-espèces ayant mal tourné. Les produit des unions contre-nature avaient provoqué nombre désastres dans le laboratoires agalpiens, une planète conquise par Mourn.

Pourtant, les chimères du monde des sorceleurs et des magiciennes ne ressemblaient pas à cela. Il n'y avait donc qu'une explication.

— La Nébuleuse, comprit Svud.

— La Nébu-quoi ?

— Une brume dans les Monts-Dragons, qui fait apparaître des monstres d'une autre dimension. On doit f…

Mais la bête s'arqua, sa tête presque humaine huma l'air en renâclements menaçants… avant de se tourner vivement vers le buisson. Svud blêmit, Cirilla grommela et tira son épée.

Elle sortit de leur cachette en bondissant vers le monstre, balança son épée de bas en haut. Il n'y eut pas d'effet de surprise, la chose s'écarta avec une agilité surnaturelle. Le lézard fit jaillir sa langue qui se planta dans le sol, là où Cirilla se trouvait il y a une seconde de cela. La bête la cherchait de ses six yeux, mais Svud l'avait vu rouler sur le côté pour faire face au flanc velu.

La cendrée planta son épée, arrachant un cri de douleur presque humain à la chimère, qui se cabra. Déséquilibrée, la sorceuleuse dût lâcher son épée et faire un salto arrière pour éviter de se prendre dans la ruée. Elle et la créature se tournèrent autour, l'une saignant légèrement. Soudain, la chimère hurla et fonça sur la femme, qui fit une pirouette pour éviter l'assaut. Et dans un magnifique mouvement, attrapa la poignée de l'épée et l'arracha. Elle a compensé son manque de force physique avec sa vélocité, comprit Svud. Quelle grâce !

Une gerbe de sang jaillit de la blessure, la créature hurla en se recroquevillant. Cirilla, elle, débarassa d'un coup sec le sang de son épée, qui continuait de luire. Si l'argent météoritique était un métal sortant de l'ordinaire, c'était à cause de la quantité immense de rayonnements Zêta[1] qu'il accumulait dans l'espace, le rendant extrêmement mortel aux monstres venant d'autres dimensions.

Cirilla se mit en garde, une posture digne des sorceleurs. La créature fonça sur elle, mais la cendrée la taillada de nouveau, sans perdre son épée cette fois. La chose hurla, et se tourna vers Ciri. Une nouvelle charge. Une nouvelle blessure. Au bout de la quatrième fois, la chimère s'avachit, et Svud crut qu'elle fut vaincue.

Que nenni.

Cirilla s'approchant, Svud remarqua un frémissement sur le pelage rouge. Il cria « Attention ! » en tendant la main, et le monstre fit un roulé-boulé pour écraser la cendrée sous son corps. Elle fit un bond arrière, mais trébucha sur une pierre et tomba sur ses fesses en jurant. La bête se releva, son sang renforçant la rougeur de son pelage, et elle leva une patte vers la sorceleuse.

Cirilla roula sur elle-même pour éviter une griffe, puis une autre. Le lézard crachait sa langue solide comme le roc, qui se plantait en flèches mortelles dans le sol. Bruits mats sur bruits mats, cris confondus en hurlements ou l'inverse. Svud ne savait plus où poser son regard.

Soudain, du sang jaillit… mais pas de la bête ; Cirilla s'était fait griffée par la chimère, qui bêla, ricana et siffla de triomphe. Soudain, le bélier gargouilla et Svud blêmit en constatant que, derrière sa barbiche, sa gorge s'illuminait.

Sans réfléchir, il courut à la vitesse du vent.

Un déluge ardent s'abattit sur lui et ses mains tendues. La chaleur était intense, mais le feu ne l'atteignit pas. Cinq secondes après, le feu disparut, la tête de bélier toussant quelques nuages de fumée tandis que la chimère reculait prudemment.

Svud se tenait devant Ciri, et des langues de feu léchaient ses bras sans le brûler pour autant. Le Chaos. Il vibrait à travers le roux. La créature sembla le sentir, car elle gémit. Cirilla se redressa en grognant, avant d'écarquiller les yeux en voyant ce que Svud était en train de faire.

— Tu es magicien ?

— Je ne sais pas ce que je fais ! paniqua Svud en sentant le feu autour de ses doigts s'accumuler et devenir de plus en plus chaud.

— Arrête de paniquer, fit Ciri en jetant un œil à la chimère qui semblait comprendre que son nouvel adversaire ne maîtrisait pas son numéro. Répète après moi : Aenye'aen aep'aespar[2].

Svud acquiesça et répéta. Soudain, le feu jaillit de ses mains et il fut projeté en arrière, tandis qu'une boule de feu fila en ronflant sur la bête, fit mouche et souleva poussières et flammes dans une explosion spectaculaire. Svud se plia au sol, sa tête derrière ses bras pour se protéger des cailloux et des branchages.

Une fois les retombées terminées, il releva la tête ; un cratère se dessinait autour d'un corps calciné et fumant. Svud hoqueta, et la main de la cendrée lui tapota le dos.

— Bravo, l'artiste ; tu viens de lancer ton premier sortilège.

— Quoi ? glapit Svud. Mais je ne sais pas faire de la magie !

— Tu viens de… hmpf… (Cirilla se pressa la flanc en sifflant de douleur, puis reprit :) d'arrêter des flammes à mains nues pour les renvoyer à son expéditeur. C'est quoi, selon toi ?

Svud baissa les yeux vers ses mains, stupéfait. Alors il n'était pas un clone raté, finalement ? Peut-être qu'il y avait une latence dans mes dons, quelque chose qu'on ne pouvait pas voir… Il serra les poings ; il possédait une nouvelle arme pour se défendre.

Soudain, Cirilla vacilla et s'appuya contre son épaule. Le roux devint livide en voyant la large tâche rouge brillante se dessiner sur la tunique blanche de la sorceleuse. Il l'allongea, reprenant contenance, et dit précipitamment :

— Mince, tu saignes beaucoup ! J'espère que tes organes ne sont pas touchés… Est-ce tu sens une douleur lancinante à l'intérieur (Cirilla fit non de la tête, les dents serrées) Ok, je vais te faire un garrot – Svud déchira une manche de sa tunique et banda la blessure – Je vais aller chercher ta mère.

— Bonne idée, oui… Ah, j'ai envie de dormir.

— Tu t'es bien battue, répondit le garçon en la soulevant sur son dos. Allez, on y va.

* * *

— Elle va s'en sortir ?

Svud posa la question à Yennefer au chevet de sa fille, qui dormait paisiblement, sa blessure nettoyée et pansée convenablement. Merlin se tenait dans le coin de la chambre, son visage à demi-obscurci.

— Ma fille est solide, lui assura Yennefer avec légerté, puis prit un ton plus grave : Que s'est-il passé ?

Svud lui raconta sa soirée avec la jeune sorceleuse, de la préparation de l'huile jusqu'à la mort violente du monstre. Il omis cependant son intervention dans cette histoire, pour une raison qu'il ignorait ; son instinct lui soufflait que la magicienne n'était pas digne de confiance. Et, après ce que Svud avait vécu, il fallait mieux l'écouter maintenant.

Et puis, pensa-t-il, un apprenti archéologue ne doit pas disposer de dons magiques prodigieux.

Durant son récit, la femme aux boucles noires resta de marbre. Svud jeta un bref coup d’œil à son sauveur dans le coin, qui lui rendit un regard étrange, avant de le tourner vers la magicienne. Le roux ne sut l'interpréter, aussi l'ignora-t-il et finit son récit avec une pointe de culpabilité. Le silence suivit, jusqu'à que Yennefer lui dise :

— Ce genre de monstres est trop rare, sinon unique. Il doit sortir d'un laboratoire de quelconque magicien fou et reclus dans sa tour… Ça ne m'étonnerait pas qu'il soit une connaissance, d'ailleurs !

— Vous avez des soupçons ? s'enquit soudainement Merlin en entrant dans la lumière de la bougie sur le chevet.

— Quelques uns sur ma liste, mais je doute qu'ils soient assez fous ou puissants pour réussir à créer un monstre capable de pyrokinésie… Mais un détail me chiffonne.

— Quoi donc ?

— Un monstre pareil se serait échappé puis s'attaque à des villageois sans défense ? C'est trop beau pour être vrai…

— Vous pensez qu'on l'a envoyé ?

— Vous lisez dans mes pensées, c'en est presque effrayant, sourit la magicienne.

L'informagicien fit de même. Svud, en revanche, ne souriait pas ; le monstre venait de la Nébuleuse… Mais aussi de l'univers originel du roux. Et s'il n'avait pas juste traversé le Voile ? Si on l'avait envoyé ici volontairement ? Le Centre. Le Centre me cherche. Un frisson traversa son échine, il déglutit. Et Yennefer le remarqua :

— Tout va bien, Svud ? Tu es sûr que tu n'es pas blessé ?

Il secoua sa tête.

— Je vais bien, je… je vais prendre l'air.

Il marcha jusqu'à la porte du pas le plus mesuré qui soit, attrapa la poignée ; le bois était froid, carré. Le sol semblait tanguer sous lui. Svud se retourna pour dire que non, il n'allait pas bien.

Il se trouvait dans une vallée plongée sous le ciel nocturne. Une rivière chatoyante glougloutait sereinement. Le jeune homme puis enfin voir ce qui se trouvait au fond de cette rivière : une centaine de pierres précieuses qui scintillaient d'elles-mêmes, étoiles englouties qui cherchaient l'élévation.

Ses yeux se levèrent. De l'automne au printemps, sans l'hiver et pourtant, l'été flambait autant. Au loin, l'ombre du cerf aux orbes de lune vrillaient Svud… Svud… Svud…

— Svud !

Il se réveilla dans la pièce, la main sur la poignée. Yennefer le regardait d'un air inquiet, et Merlin serrait fermement l'épaule du jeune homme. Revenant à ses esprits, il constata les dégâts : les meubles et autres aménagements semblaient avoir été balayés par une tornade. Seul le lit de Cirilla avait été épargné.

Soudain, Merlin lui demanda :

— Svud, où sommes-nous ?

Interloqué, ce dernier ne put répondre qu'après un moment :

— C'est… je… l'auberge, je crois.

Merlin acquiesça, une lueur de soulagement dans le regard. Mais Yennefer se leva d'un bond et parla d'une voix froide :

— Pouvez-vous m'expliquer pourquoi votre apprenti viens de faire une prophétie ?

— Que… Quoi ? fit Svud en tournant successivement la tête vers son « mentor » et la magicienne. Une prophétie ? Mais de quoi parlez vous ?!

— Svud, tournes-toi, dit calmement Merlin.

Il obéit. Et sur la porte se dessinait sa silhouette, juchée d'un détail cependant : deux bois de cerf.

* * *

[1] Les Zêta font partie d'une zone éloignée du spectre lumineux, si peu énergétiques qu'on ne peut pas les détecter avec des instruments classiques. Pourtant, ils sont les rayonnements qui sont le moins affectés par la matière, ce qui leur permet d'être un véhicule de premier choix pour les kirrosi, particules constituantes de la magie.

[2] Littéralement en Langue Ancienne : « Feu tire depuis moi »

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