De rêves en trêves

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—…si je résume bien, tu es un garçon tout droit venu d'un autre monde, tu as été recruté par Istredd pour aller combattre une brume magique qui laisse échapper des monstres, puis été traqué par un vampire ancien et des chasseurs de sorcières, pour finir par atterrir à Belhaven en l'espace de trois jours, c'est ça ?

Svud grimaça face au résumé succin de Yennefer ; Merlin était resté au chevet de Cirilla, qui ne s'était toujours pas réveillée. Eux étaient dehors sous un arbre, la magicienne ayant lancé un sortilège pour qu'ils soient à l'abri des regards et oreilles indiscrètes. Son regard à elle n'avait rien de rassurant. Il répondit :

— La Nébuleuse semble liée à mon arrivée dans ce monde. Alors Istredd a pensé…

—…que tu en serais la coqueluche ? (Yennefer pesta dans sa barbe, avant de se masser les tempes) Ça lui ressemble bien… Hum hum ! Laissons cette mission de côté, veux-tu ? Parlons de cette prophétie.

Ah oui… Svud avait apparemment prophétisé quelque chose d'assez obscur et inquiétant (ce qui n'était pas étonnant vu qu'il s'agissait d'une prophétie). De nouveau, il la dit à haute voix :

— « Quand le sang du Dragon sera versé et bu par le Mange-Soleil, quand le Spectre sera brisé par la Licorne et le Serpent, quand le Fils Fuligineux, la Sœur du Démon et le Cornu se retrouveront face à la vapeur nacre, alors ils entendront le Murmure des Songes. ». Tout cela me semble très cryptique… Les dragons sont presque éteints, non ?

— Pourquoi tu t'y intéresses en premier ?

— Parce qu'il se trouve que je connais le vampire qui me traquait ; il se nomme Kor'Al'Tain, mais de nombreux titres le qualifient dans mon monde… Dont « Mange-Soleil ».

— C'est parce qu'il peut marcher à la lumière qu'on la surnommé ainsi ?

— Non. C'est parce qu'il a mangé un soleil.

Yennefer le regarda avec circonspection. Lui la regardait avec insistance… jusqu'à qu'elle soupire et accepte le fait sans poser de questions supplémentaires. Il reprit :

— Mais Kor'Al'Tain ne boit plus de sang depuis… un certain temps. Même pas animal.

— Il pourrait changer de régime.

— Impossible, ce n'est pas un choix… C'est une condition pour utiliser le Ehtpyhäveri[1].

Yennefer balaya le mot complexe d'un geste de main, lui intimant de continuer. Il réfléchit un instant… Cette histoire de Spectre s'apparentait-elle à la Chose ? Mais quel rapport avec un serpent et une licorne ? Quand au Fils, à la sœur et au cornu, c'étaient trois personnages liés et importants ; « face à la vapeur nacre » ne pouvait être que la Nébuleuse. Mais qu'est-ce que le Murmure des Songes ?

Mais le rêve avec le cerf… Était-ce un indice pour la prophétie ?

— Vous connaissez un oniromancien ? s'enquit Svud.

— Pourquoi en voudrais-tu voir un ? et Yennefer prit air soupçonneux.

— Les prophéties sont liées aux rêves, non ? Alors peut-être je pourrais rêver de quelque chose de plus consistant à l'aide d'un professionnel…

Il mentait, mais pas ouvertement, ni complètement ; il croisa des doigts pour que la magicienne gobe la semi-vérité… Et elle le fit, en répondant :

— Tous ont été réquisitionnés par la cour depuis la retraite de Nilfgaard… Et je n'en connais qu'une seule qui ne soit pas gardée comme une poupée de porcelaine.

Elle lui parla de Tizraya, un zerykanien qui se trouvait à la cour de Beauclair… Anarietta, la duchesse de Toussaint, avait laissé l'oniromancien à la disposition du peuple, mais il fallait une dérogation spéciale passant par un juge ou la reine elle-même, ce qui ne faciliterait pas sa tâche. Yennefer lui apprit qu'elle connaissait une personne très proche envers laquelle la reine avait une dette, et que par conséquent, elle pouvait réclamer cette dette à son égard.

— Il nous faudra juste de quoi voyager jusqu'à Toussaint, reprit la magicienne. Des provisions, des chevaux…

— « Nous » ?

— Je suis une vagabonde, et ma fille est férue d'aventures. Mais j'envisageais de prendre du repos depuis un bon bout de temps… et Toussaint me semble être une parfaite escale.

Svud doutait qu'il ne s'agissait que de cela ; les regards échangés entre Merlin et Yennefer voulaient tout dire… Mais le roux ne fit aucun commentaire, se contentant d'acquiescer.

Soudain, un maux de tête léger assaillit Svud. Sa main fila instinctivement vers son visage, là où la marque de Bartavius Lenistoler fut autrefois posée sur le visage du Mage. En voyant l'air interrogateur de Yennefer, il lui assura que c'était juste le contrecoups de la fatigue et qu'il aurait besoin de dormir.

Quand ils passèrent devant le panneau d'affichage, il fit mine de regarder les annonces avec attention. Dès qu'il sentit le regard mauve se détacher de lui, Svud attrapa furtivement dans sa petite bourse la petite bille de traitement contre sa tumeur ; il ne lui en restait assez pour deux semaines. Après l'avoir avalé discrètement, il reprit sa marche aux côtés de la magicienne.

Sur le chemin, les villageois aux cheveux de boue et de paille, voûtés à cause du travail et aux visages burinés regardaient d'un œil tantôt inquiet, tantôt curieux le duo ; une grande perche à la tête enflammée et une magnifique nymphe aux allures de corbeau.

Une fois arrivés à l'auberge, ils furent bloqués dans leur chemin par trois Nordiens en tenue de soldat dépareillés. Aucun blason n'ornait leur poitrail, aussi Svud devina qu'il s'agissait de trois déserteurs qui s'étaient reconvertis dans le banditisme, au vu de leurs airs mauvais et des masses qui pendaient à leurs ceintures. L'un d'eux, un petit teigneux au regard vif, s'avança pour grincer :

— On peut savoir où vous allez ?

— Dans la chambre que nous avons payé, répondit calmement Yennefer. Si vous voulez bien nous excuser, messieurs…

Elle tenta de passer, mais les « messieurs » se placèrent sur son chemin, l'air goguenard. Yennefer sourit poliment, et reprit :

— Messieurs, ce n'est pas ainsi que l'on traite une dame.

— Une dame ? (le teigneux cracha par terre, suivi de ses deux truands) Tu espères tromper qui avec ta langue de vipère, espèce de saloperie de magicienne ? Toi et tes semblables avaient mis le pays à feu et à sang… Et vous osez foutre le nez dans des petits villages sans défense pour les ensorceler ?

— Ouais, les ensorceler ! renchérit l'un des gars.

— On veut pas de vous ici… Alors déguerpissez, sur le champ !

Svud s'avança en prenant son air le plus menaçant possible, toisant le petit teigneux de toute sa hauteur.

— Nous n'irons nulle part tant que nous n'aurons fait aucun mal. Est-ce bien clair ?

Il s'attendait à ce que le bandit lui rit au nez, mais celui-ci déglutit et acquiesça. Il fit signe à ses camarades de le suivre, et les trois partirent la queue entre les jambes. Quand ils furent assez éloignés, Yennefer éclata de rire.

— Si tu étais un peu plus vieux, Svud, je t'aurais embrassé !

— Ne dites pas ça ! rougit le jeune homme, puis vit le regard de la magicienne : Ne le pensez pas non plus !

— Quoi ? Tu n'es pas attiré par les femmes ?

— Je… je ne sais pas trop. Ce genre de choses ne m'est jamais venu à l'esprit.

— Alors je te conseille de vite y penser ; peut-être qu'au fond de toi, tu n'es pas intéressé, mais savoir les règles de bienséance, de séduction, de charme et de persuasion. Ce sont des armes indispensables.

— Je n'aime pas les armes…

— Ce ne sont que des outils, Svud. Les user pour faire le mal est ce qui les rend réellement dangereuses.

— Comme la magie ?

— Comme la Magie, oui.

Ils atteignirent l'auberge, où ils virent Merlin leur faire signe depuis la fenêtre. Ils se hâtèrent, et ce fut un soulagement de voir Ciri assise au bord du lit, une grimace au visage et une main au flanc.

— Elle va mieux ? s'enquit Svud.

— Je suis là, grommela-t-elle.

— Voyez par vous-même, sourit Merlin. Elle récupère si vite que je jurerais presque voir une sorceleuse.

Ciri coula un regard acéré au corbin, avant que sa mère ne prenne son pouls, et murmure quelques formules magiques pour vérifier si tout était en ordre.

— Je ne suis pas en sucre, protesta la jeune fille.

— Laisse-moi encore le rôle de mère quelques temps, tu veux ? (Yennefer finit son diagnostic avec un hochement de tête) Eh bien, on ne peut pas dire que tu vas mal. C'est étonnant.

— J'ai surtout eu du mal à dormir à cause du boucan monstre que vous faisiez dans la chambre. Vous vous êtes disputés ?

— Heu… fit Svud.

— À dire vrai, je m'en fiche… Il va quand même falloir m'expliquer ce que ce truc fait là.

Elle montra du doigt la silhouette de Svud dessinée sur la porte, sertie de deux bois de cerf noirs charbon. La jeune fille aux cheveux cendrés entendit le rire nerveux de Svud, et tourna un regard d'acier vers lui. Elle fait peur, frissonna-t-il, se rappelant du regard aussi tranchant que l'améthyste.

— Svud se trouve être… maudit pour quelque raison, répondit la magicienne, une légère hésitation dans la voix.

— Ah bon ? (Ciri sembla se détendre) Excuse-moi si je t'ai semblé brusque.

— L'important est de l'en débarrasser, intervint Merlin envers Yennefer. Avez-vous une idée derrière la tête ?

— La cour de la duchesse Anarietta comprend un oniromancien suffisamment doué pour aider Svud. Sachant que nous sommes à quelques jours de cheval de Beauclair, ce ne sera qu'un petit détour de plus pour nous.

— C'est que… (Merlin sembla gêné, ce qui était une nouveauté pour Svud) Je ne vis qu'au travers de troc et de cueillette, et pour acheter un cheval, ça risque d'être un peu compliqué.

— Je n'ai rien sur moi, ajouta Svud avec un air penaud.

— Ah, les hommes ! se plaint la magicienne en levant les yeux au ciel.

— Il y a un moyen rapide de se faire de l'argent.

Tous se tournèrent vers Ciri, qui était en train de se récurer les ongles avec un couteau. Yennefer lui lança un regard vif, aussi la jeune fille stoppa son geste et s'expliqua :

— J'ai vu un contrat sur le panneau d'affichage du village…

— Dans ton état ? Pas question ! rétorqua vivement sa mère adoptive.

— Pas moi. Lui.

Le duo d'émeraudes croisa les deux diamants de Svud, qui sursauta :

— Moi ? Mais je n'ai aucune expérience en combat !

— Le contrat parlait d'une goule qui rôderait dans un cimetière. Sachant que tu as désintégré le monstre volant et ma prime par dessus le marché, ce n'est que justice.

— « Justice » ne t'oblige pas à m'envoyer au suicide. Et dame Yennefer, vous ne pourriez pas vous en occuper ?

— Nous sommes à Beauclair, sur les terres de Nilfgaard. Ils ont beau respecter les magiciens plus que le Nord, ça ne les empêche pas de leur interdire de pratiquer la magie sans autorisation ! (Yennefer fouilla dans sa petite sacoche et en sortit un parchemin) Ceci me permet seulement d'user de sorts mineurs, et de guérison si une personne est vraiment en danger. Au moindre sort trop puissant, nous serions repérés, Ciri et moi, et je dois absolument faire en sorte que ça n'arrive pas.

— Pourquoi cela ? Vous êtes recherchés ? s'enquit Merlin en croisant ses bras, fronçant les sourcils.

— Nous sommes des magiciennes. C'est peu de le dire…

C'est bizarre, se dit Svud. Pourquoi j'ai l'impression qu'elles ne nous disent pas tout ?

* * *

Il ne râlait jamais. Enfin… jusqu'à maintenant !

On l'avait envoyé au forgeron choisir une arme, car ce dernier avait un cousin dans un village voisin dans lequel Ciri avait tué un Katakan, sauvant ainsi la population. Le type, un peu bourru, accepta de fournir gratuitement une arme en échange d'avoir sauvé son fameux cousin. Bref, Svud devait tout de même rester poli et écouter l'homme aux troncs à la place des bras se plaindre de la mauvaise qualité du minerai :

—…combien de fois j'ai j'té mes plus belles créations quand elles s'tordaient sous un poids trop lourd ? Ou bien un choc trop violent ? Ces des conneries de maître-artisan, ces métaux « nobles »…

— Les métaux « nobles », comme l'argent, ne sont effectivement pas très solides quand on utilise une technique classique.

— Ah ouais ? Et qui t'es pour m'apprendre mon métier, gamin ?

Svud désigna une lame ébréchée sur un établi.

— De l'acier de Mahakam. Qui a servi pendant la guerre contre le Nord, si je ne m'abuse ? La facture a l'air plutôt récente.

— Haaa… J'vois qu'on fait le malin ! (le forgeron lâcha un sourire édenté et désigna un bouclier délavé, sur lequel un bras au poing fermé était peint) Et ça, ça vient d'où ?

— De Poviss, je crois… C'est ancien, vu les couleurs jaunes et rouges. Ça date des années 760 ? (Svud s'approcha et caressa le bouclier ; le bois était frais et lisse malgré son âge) C'est elfique !

Au lieu de se vexer, le forgeron parut agréablement. Il lui apprit que le bouclier était une trouvaille d'un de ses lointains ancêtres, lors d'une des premières quêtes « chevaleresques » des nuits d'antan. Ensuite, le forgeron continua son interrogatoire sur chaque arme, armure et même outil dans sa forge. Cela dura très, très longtemps. Une hache de Vicovaro, un casque de Yamurlak… La langue de Svud était aussi sèche que les déserts ophiri.

— Eh beh ! (Au grand soulagement de Svud, le forgeron stoppa sa lubie) On dirait que j'suis tombé sur un amoureux de la forge. C'est rare, d'nos jours !

— Vous avez de l'eau ? À force de parler… (il lui en passa, le jeune homme but et répondit :) L'art de forger m'a été enseigné à travers les livres, jamais par la pratique.

— Hum… (le forgeron haussa des épaules) Qu'est-ce qui te fait plaisir, alors ?

— Je…

La question, d'une simplicité écrasante, fut si soudaine que Svud resta coi. Après tout ce temps au Centre, puis à l'ancienne Aruteza et pendant le voyage, il n'avait jamais pris le temps de réfléchir à sa véritable passion. Mais je n'ai que trois ans d'existence, c'est assez normal de ne pas avoir de « passion ». Pourtant, la graine fut plantée.

— Hé ho ! Si tu veux pas répondre, tant pis, mais choisis au moins une arme !

— Ah, euh, pardon ! Pardon si ça vous vexe, mais aucune de ces antiquités ne m'intéresse.

— Bah, j'allais pas t'donner ces vieilleries ! L'important, c'est de savoir quel genre d'arme tu veux que je te forge.

— Réfléchissons…

* * *

[1] Contraction de Ehtoolliskalkki-pyhä-laskimoveri, littéralement Coupe Sacrée Sang

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