La bête de la rivière Niwa, Partie 1

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La pointe d'argent météoritique fila à travers l'air en sifflant.

Svud plaqua sa main sur la hampe de la lance pour la lever, plantant l'air avec vivacité. Il la fit tournoyer sur ses épaules avec une dextérité qu'il ne lui connaissait pas, avant de la planter dans le sol, satisfait. Le forgeron applaudit.

— Ah ! Si tous mes clients savaient manier une arme avec autant d'adresse, j'les f'rais gratis !

— N'exagérez pas…

— Arrête de faire ta donzelle effarouchée et teste le « p'tit plus » que tu m'as demandé ! Ça m'a pris du temps, j'veux voir le résultat !

Svud acquiesça, et empoigna la hampe ; elle était large et plus lourde que d'ordinaire, et muni d'un petit bouton. Quand Svud appuya dessus, il déclencha le mécanisme dans un petit clic, suivi d'un schlac alors que la hampe se contractait pour former le manche d'un poignard, la lame étant la tête de la lance. Le forgeron siffla.

— Putain, c'est vraiment miraculeux !

Svud avait testé à Aruteza plusieurs ingrédients de monstre sur des matériaux ordinaires. Parfois, il tombait sur des résultats toxiques ou explosifs, mais en mélangeant du foie de troll en poudre, de l'extrait de figue et une langue de brumelin bouillie à la bardane, on obtenait une mixture presque pâteuse, qui, une fois appliquée sur un matériau organique (en l’occurrence, les mécanismes en bois et le fil très fin à l'intérieur de la hampe ), donnait à ce matériau une solidité et une élasticité extrême. Couplée à l'aluminium, la hampe pouvait se tordre sous des pressions formidables sans se rompre, et le mécanisme à l'intérieur la faire rapetisser ou grandir à sa taille maximale en un quart de seconde. Attention les doigts !

— Et tes plans et tes instructions, tu les as eu dans tes bouquins, gamin ?

— Oui, et non. C'est un secret professionnel !

— Ah, c'est ça !

Mais le forgeron n'en demanda pas plus ; à la place, il demanda à Svud d'attendre. Au bout d'un moment, il revint avec un drôle d'outil en main ; une plume à la pointe épaisse et bleutée.

— Je sors ça pour les grandes occasions ; la grande dame m'a dit que t'avais zigouillé le monstre (Svud se tendit, mais le forgeron lui fit un clin d’œil) T'inquiète pas, j'vais pas le raconter sur tous les toits ! Je sais qu'il y a des héros qui n'aiment pas la popularité. Passe ton arme.

— Je ne suis pas un héros.

Le forgeron lui lança un regard entendu, et Svud roula des yeux et grommela. Il lui passa sa lance, et le forgeron réfléchit un instant… avant de graver quelque chose sur la tête argentée qui luisait au soleil. Il la rendit à Svud, qui lut : Aedd'Vort, « L'éclat… lâché ? »

— Vous avez nommé l'arme « jetez l'éclat » ?

— Nan, un peu de respect, gamin… J'ai beau être un putain de forgeron, j'en reste pas moins érudit. Ça veut dire : « l'éclat, de l'intérieur vers l'extérieur ». Je connais pas le mot qui veut dire « de l'extérieur vers l'intérieur », mais l'arme prend tout son sens quand tu la sors de son… fourreau ? Ouais, fourreau.

— Je… (Svud regarda la lance ; sa première acquisition, son premier bien. Il la serra dans sa main en sentant une étrange chaleur se répandre dans son bras) Merci.

— Pas de quoi, gamin. Maintenant, va rendre ses comptes à cette saleté de goule, qu'on en finisse !

Le jeune roux acquiesça. Il se sentait capable de tuer un dragon. Enfin, pas un dragon pour l'instant, mais pas loin…

* * *

— Vous dites qu'il rôdait dans la forêt ? Pas près du cimetière ?

— Oui-da, messire !

Svud interrogeait le fossoyeur à la mine couverte de terre et aux mains bandées à force de creuser. Après avoir appris de l'échevin que la goule ne sévissait que la nuit, Svud avait voulu en avoir le cœur net ; beaucoup de témoignages écrits attestaient de sorceleurs piégés par de fausses informations, comme avec un leshen qu'on aurait confondu avec un troll.

— Les cadavres étaient frais, et v'là ti pas qu'la goule file la queue entre les jambes ! J'croyais qu'elles attaquaient aussi en pleine journée, moi !

— En effet, c'est assez étrange… Et la nuit, vous l'avez déjà aperçue.

— Une fois, mais c'était au chalet, quand je coupais des bûches. J'avais pris du r'tard sur ma journée, parce qu'y avait plus d'place dans le chariot, et la vieille Maggie commençait à bien sentir…

— Épargnez-moi les détails, venez en fait.

— S'cusez, m'ssire. Bref, alors que je balançais ma hache sur le dernier tronçon, j'la vois arriver en beuglant comme un diable ! J'cours me réfugier dans ma maison, la hache toujours en main, v'voyez ! Mais elle se barre dare-dare sans crier gare, et elle a même pas touché à la Maggie, t'i !

— Il fuyait quelque… (Svud acquiesça) Je vais aller inspecter les alentours de votre chalet. N'y retournez pas et interdisez quiconque de l'approcher. Il en va de même pour le cimetière. Et si je ne reviens pas…

— J'enterrerais votre corps en bonne et due forme et on engagera un autre sorceleur. Ouaip.

— Je ne suis pas sorceleur.

— Si vous l'dites… Bonne chance, messire.

Oh, la chance ne m'aidera pas… Svud se dirigea vers le chalet en amont du village. Le chemin était pavé, et pas très pentu, aussi Svud économisa ses forces. La lance rétractable qu'il portait était déjà assez lourde pour lui… Malgré son corps modifié et entraîné au Centre, il n'avait pas l'habitude de porter une arme aussi longtemps… Je me demande bien comment Ciri fait, pensa-t-il en mettant sa main en visière pour mesurer la position du soleil.

Midi. À moins que les spectres soient de sortie, aucun monstre « mineur » n'était assez fou pour s'aventurer seul près d'un village.

Svud arriva au chalet et commença son inspection : des outils, des établis, de la sciure à ne plus savoir qu'en faire. Suivant les conseils que lui avait donné Cirilla, il s'accroupit pour repérer des traces. Mais, en l'absence de sens de sorceleur, il peinait à en trouver… Il chercha, chercha… Là ! Parmi les herbes hautes, certaines étaient écrasées. Je te tiens… Svud s'approcha de ces dernières et vit une trace longue… Une roue de chariot, en l'occurence.

Le chariot dans lequel le fossoyeur transporte ses cadavres. Svud se redressa et regarda dans les fourrées, mais réussir à trouver des traces datant de deux jours dans un tel fatras végétal, c'était trouver un aiguille dans une botte de foin. Non, ce n'était pas la bonne piste.

Svud réfléchit ; que ferait un bon enquêteur dans cette situation ? Voyons… S'évertuer à chercher l'indice directement lié au coupable n'était pas toujours une bonne idée, parfois il fallait se mettre à la place de la victime… C'est ça ! Svud se plaça près de l'endroit où le chariot était, puis regarda autour de lui. Il trouva la souche avec une hache plantée à l'intérieur. Il s'y approcha.

Il mima le fossoyeur en train de couper le bois… Mais de quel côté ? Pas face à la maison, sinon il n'aurait pas vu le monstre arriver… Ou bien… ? « il beuglait comme un diable ». Svud se plaça donc face à la maison.

Ensuite, l'odeur de la « vieille Maggie ». Où le vent soufflait-t-il il y a deux jours ? Vers le Sud, parce que la mémoire de Svud était eidétique tout comme celle de Yannis. Les détails insignifiants pour certains devenaient des pamphlets pour lui. Le Sud, donc… Vers Beauclair, là vers où la rivière Newa s'écoulait.

En toute logique, une goule, même apeurée, viendrait à l'endroit où elle sent de la chair morte ; en dévorant des cadavres, la goule se renforçait parfois assez pour devenir une algoule, et affronter les pires dangers. Mais la maison faisait face au Sud… Comment diable le fossoyeur n'avait pas remarqué la goule ?

Svud partit dans les fourrées vers le Sud, pour y trouver des indices, des traces… Mais rien, pas le moindre épi bousculé, écrasé. C'était presque comme un fantôme… Franchement, sorceleur, quelle plaie ! rouspéta Svud dans sa tête. Pourquoi n'y avait-il aucune trace ? Son raisonnement était pourtant correct !

Et si… ?

Et si la goule n'avait pas été aperçue par le fossoyeur, mais seulement entendue ? Une goule, quelque soit le danger qu'elle courrait, était toujours attirée par l'odeur de putréfaction… Mais en aucun cas elle n'aurait pas essayé de ne pas attraper quelque morceaux avant de s'enfuir. Oh ! Svud se précipita au village pour y retrouver le fossoyeur, qui le vit arriver avec un air inquiet.

— Bah alors, messire ? Elle est où, c'tte goule ?

— La vieille Maggie, haleta Svud.

—…Hein ?

— La vieille Maggie. Vous l'avez enterrée après que la goule soit passée ?

— Bah oui, pardi ! Sinon elle serait revenue, non ? (Svud se tendit) Euh, tout va bien, m'ssire ?

— Vous avez vérifié qu'il ne manquait rien à Maggie ?

— Dans la foulée, non. Mais je crois pas qu'il manquait quelque chose.

Alors ça, je pense que tu as raison… Svud avait déjà compris de quoi il s'agissait. Il prit la parole de la voix la plus calme et mesurée qu'il put :

— Oubliez ce que j'ai dis tout à l'heure, à propos de la hutte et du cimetière. Ce n'est pas là que le monstre rôde.

La rivière Newa longeait les Versants. La contrée de Toussaint était réputée pour ses climats humides au printemps… Et nous sommes au printemps. Le monstre n'attaquait que la nuit, la goule que personne ne voyait, mais que tous entendait. Un bruissement de vent n'était, en tout cas, inaudible pour personne quand une goule vous « beuglait » dans les oreilles.

La nuit, quand il fait frais, ou plutôt le soir… et le matin, qu'y avait-il lorsque la journée il a fait chaud ?

— N'allez pas près de la rivière. Puisez l'eau du puits près du village, mais faites en sorte que personne ne sorte tôt le matin.

Et Svud partit en trombe vers la Newa.

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