Beauclair

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*Le lendemain…

— Hé bien ! Si je ne te connaissais pas, je penserais que tu serais un sorceleur.

Svud jeta un regard dédaigneux à Ciri qui s'empêchait visiblement de rire. Il soupira et reporta son attention sur la bourse bien pleine que l'échevin lui avait donné : six fois plus que pour une goule, et il n'avait même pas eu besoin de négocier ! Yennefer fit le décompte, et sourit.

— Avec cela, nous pourrions acheter une calèche.

— Les chevaux individuels sont plus rapides, répliqua aussitôt Cirilla.

— Certes, mais ta mère en a assez d'être bourlinguée sur le dos de quelconque bourrique. Et un voyage plus calme nous permettra de profiter du paysage !

— Pfff…

— Je partage votre avis, fit Merlin. Je n'ai pas eu l'occasion de voyager dans cette contrée, et on dit qu'elle est celle qui recèle le plus de merveilles dans le Continent. Svud ?

Tous se tournèrent vers lui. Il haussa les sourcils.

— Quoi, pourquoi me demandez-vous mon avis ?

— Parce que c'est ton pécule, grande asperge crédule, chantonna Cirilla.

— Mouais, dites plutôt que vous ne voulez pas vous mouiller… J'avoue que je préfère me poser un peu, sur le coup

Il montra son dos ; cicatrisé et soigné grâce à la magie de Yennefer, ça le démangeait encore un peu. Ciri roula des yeux et marmonna : « mauviette » avec un sourire en coin, lui attirant un regard critique de sa mère. Svud, quand à lui, tourna son regard vers Merlin ; ce dernier, fumant sa pipe, le remarqua et acquiesça silencieusement, avant de dire :

— Je pense que, en la présence de deux magiciennes, il serait judicieux pour Svud d'apprendre à maîtriser son pouvoir.

Il lui intima de leur re-narrer son expérience durant le combat contre le brumelin, le cristal et l'étrange sensation de fatigue l'instant d'après. Yennefer lui demanda s'il avait récupéré un morceau du cristal, et oui : pointilleux comme il était, il avait récolté un échantillon. Le roux en sortit un morceau de sa poche. Le cristal était bleu glace, presque cyan, et était froid au toucher. La magicienne corbin toucha la froide surface et prononça une formule.

— C'est étrange, on dirait…

— Un morceau du Froid Blanc, fit Ciri, et Svud se tourna vers elle, confus, aussi continua-t-elle : On a quelques fragments, chez nous, achetés à Skellige après la défaite de la Chasse Sauvage.

— Donc cette chose est un morceau d'apocalypse, et c'est sorti… de moi ? hésita Svud.

— Ne t'inquiète pas (la jeune fille aux cheveux cendrés lui tapota l'épaule) si tu deviens un bonhomme de neige, je ferais attention à que tu ne fondes pas.

— C'est rassurant…

— Nous discuterons de cela plus tard, dit Yennefer après avoir jeté un rapide coup d’œil à la fenêtre de la chambre. Allons louer cette calèche.

— L'acheter, plutôt ! ajouta joyeusement Merlin en tirant une bouffée sur sa pipe.

* * *

— Qu'on ne me dise plus jamais que les jeunes sont des privilégiés, grommela Ciri en mettant son menton dans ses mains, ses coudes sur ses genoux, ballottée à l'avant de la calèche.

Les voilà donc sur la route : les deux jeunes gens conduisant la calèche à l'avant, les antiquités derrière (façon de parler, mais Svud n'avait que deux ans et huit mois d'existence). Le jeune homme avait les rênes, vu que Ciri ne voulait pas « abîmer ses mains de princesse ». Pour peu qu'il y est princesse sur ce rafiot terrestre, il aurait avalé une cocatrix !

Contrairement à la morose à ses côtés, lui sifflotait un petit air sympathique, saluait les passants d'un air joyeux et admirait la beauté grandissante des terres de Toussaint. Le temps était magnifique, les oiseaux pépiaient… Franchement, Svud comprit pourquoi tout le monde considérait cette contrée comme une terre de fées, de licornes et de légendes : cela ressemblait au Sud de la France, mais sans les insultes à longueur de journée !

— Tu m'as l'air bien guilleret, remarqua sa passagère.

— Et toi le contraire, rétorqua-t-il en répondant au salut d'un chevalier d'un signe de main. Quelque chose te tracasse ?

— Moi ? Rieeen…

— Serais-je sourd ou décèlerais-je du sarcasme dans ta voix ?

— Mon conseil ?

— Hmm ?

— Tu devrais te faire consulter.

Et la voilà qui repartait dans sa maussade observation du sol défraîchi par les sabots, les bottes et les roues.

— Qu'on ne me dises plus que les jeunes savent profiter de la vie, ricana Svud.

— Lâche-moi la grappe.

— Oh, allez ! On est à Toussaint ! (il fit un grand geste de la main) Même ceux qui y restent sont sans cesse étonnés de ce qui s'y trouve !

— Tu as lu trop de livres, tu ne sais rien de ce qu'on peut trouver, grommela Ciri avec une pointe d'amertume dans la voix.

J'ai touché un point sensible… « Mon petit doigt me dit qu'il y a une histoire derrière ce visage blasé. »

— Oh, vraiment ? (elle prit un air faussement étonné) Quel sens aigu de l'observation !

— Tu m'aides beaucoup, c'est pour ça, pouffa-t-il.

Les yeux verts de la jeune fille lancèrent des éclairs, mais Svud ne ressentit aucune peur : pour être menaçant, encore faut-il s'attaquer à quelqu'un qui n'a pas frôlé la mort hier soir. Voyant qu'il continuait de siffloter gaiement en gardant les yeux droits sur la route, elle arrêta de le dévisager pour lâcher un soupir, qui cette fois fit couler le sourire sur la bouche du roux.

— Bon, soyons sérieux : tu n'es pas à l'aise ici, je ne sais pas pourquoi. Ça ne me regarde pas ? D'accord. Tu es sûr que tu ne veux pas en parler ?

—…Tu comprendrais pas.

— Essaye toujours.

—…tu as des parents ?

Svud grimaça ; il ne l'avait pas vu venir celle-là.

— Je m'en doutais, ajouta Ciri en remarquant son air. J'imagine que tu es orphelin et que tu as grandi sans eux, ou un truc dans le genre ?

— J'avais une mère, et beaucoup de frères et sœurs… (le souvenir se raviva dans sa mémoire ; des visages flous, des sourires et des rires sans substance) Mais je peux affirmer que mon cas se rapproche de ce que tu viens de décrire.

— Mmh hmm… Faudra que tu me racontes ton histoire, elle m'a l'air intrigante. Passons ! Pour te faire simple : mon père me manque.

Svud jeta un regard étonné à Ciri, qui regardait un lac cyan aussi plat qu'un miroir. Alors ça… c'était étonnant, pour sûr. Bien entendu, il ne pouvait pas savoir ce que ça faisait de revoir son père – vu l'air de Ciri, il se doutait que ça faisait longtemps – mais il pouvait très bien l’extrapoler : ayant hérité de la mémoire génétique de Yannis, Svud avait toujours cette sensation… euphorique après l'avoir étranglé. Glauque.

— Du coup, ton père et toi vous… heu…

— On s'entend bien ? Comme les doigts de la main, et Ciri soupira. Mais il ne s'agit pas de moi et de lui, plutôt de…

Elle fit un signe de tête vers l'arrière du chariot. On y entendait des rires étouffés, des conversations… Et c'est là que Svud sortit son onomatopée la plus claire de l'histoire.

— Oh.

Ce qui signifiait : « Ah oui, d'accord : ton père, et Merlin. Deux prétendants, un trône, et qui n'attend pas à ce que quelqu'un s'assoie dessus. Et toi, dans tout ça, qui doit gérer. Dur, dur… »

— Ouaip, répondit Ciri avec autant de profondeur.

Ils restèrent silencieux un moment, avant que Svud ne brise le-dit silence :

— Tu sais, mon père, je l'ai étranglé. Tu en as deux, alors estime-toi heureuse d'avoir le choix.

Le regard qu'elle lui lança était si éloquent que cette fois, il décida de ne pas développer sa pensée… avant qu'elle n'éclate de rire et brise le fil de tension. Elle riait aux éclats, si fortement qu'un chevalier accourut pour voir s'il ne s'agissait pas de quelque monstre à occire. Svud apaisa le soiffard du combat et se tourna vers Ciri, qui essuyait ses larmes de ses yeux.

— Bordel, Svud, tu vas adorer mon père.

Cirilla de Vengerberg, surveillez votre langue ! résonna la voix de sa mère à l'arrière.

Les deux jeunes gens se regardèrent, avant de partir dans une nouvelle crise d'hilarité.

* * *

Si on demandait à Svud que était le plus beau château entre Carcassonne et Beauclair… Il aurait aussitôt écrit une lettre d'excuse pour le premier.

Le palais magnifique s'élançait vers les cieux, ses longues tours élancées telles des lances de quelque bataillon angélique. La pierre blanche rayonnait sous le soleil de midi, et les tuiles rouges brûlaient d'une passion lyrique. Des vitraux immenses qu'ils se pensaient miroir et reflétaient la beauté de chaque recoin. Des arbres majestueux sans être envahissants, des rhododendrons taillés en forme d'animaux, des serres luxuriantes et des fontaines qui semblaient glouglouter de diamants… voilà ce qu'était Beauclair.

Quand ils pénétrèrent la ville entourant le château, Svud fut époustouflé par l'explosion de couleurs chaudes et chatoyantes ; des bannières vertes comme la pomme, bleues comme la mer, blanches comme l'ivoire. Il ne cessait de tourner la tête, reconnaissant le soleil noir nilfgardien, le château rouge et blanc rivien, les armoiries lyriennes, koviriennes, poviriennes et même zerrikaniennes ou ophiri !

Ce qu'il remarqua, cependant, ce fut les gens : ils avaient l'air préoccupés. Svud voyait beaucoup de gardes, aux armures bombantes et hallebardes sur l'épaule, le casque en barque rabattu sur leurs yeux. Curieux, il s'arrêta et demanda à l'un deux :

— Bonjour monsieur.

— Bien le bonjour, messire, fit le garde en se mettant au garde à vous. Vous avez besoin d'indications ?

— Nous connaissons les lieux, fit Ciri.

— Pouvez-vous nous dire pourquoi il y autant… d'agitation en ville ?

— Ah, ça… (le regard du garde se voila) Il s'agit de la Bête de Beauclair. Elle terrorise la ville depuis deux mois après deux meurtres violents.

— Une bête, vous dites ? s'enquit Ciri, soudain inquiète.

— Oui-da, madame. Mais n'ayez crainte : la duchesse Anarietta a engagé un sorceleur pour régler cette affaire.

— Alors tout va très bien, fit Svud. Merci pour l'information, nous allons reprendre notre…

— De qui s'agit-il ? le coupa la fille aux cheveux cendrés en s'adressant au garde.

— Vous devez sûrement le connaître : il s'agit du célèbre Loup Blanc, le sieur Geralt de Riv.

— Quoi… Le Loup blanc ? siffla Svud d'étonnement et d'amiration.

Le garde acquiesça et repartit faire sa ronde tranquillement, comme si de rien n'était. Sauf que sans le savoir, ce pauvre homme avait lâché une bombe sur la calèche du quatuor. Svud tourna son regard vers Ciri pour lui dire qu'ils avaient de la chance d'être dans la même ville qu'une légende.

Son visage ressemblait à la reconversion d'un potier en sculpteur : d'un côté, c'était plutôt une certaine joie tordue, de l'autre une inquiétude sacrément écrasante. Le jeune homme s'apprêta à parler, mais elle lui intima :

— Pas un mot. Laisse-moi les rênes.

Il ne protesta même pas quand elle les lui arracha des mains, et fit « Yah ! » en les faisant claquer. La calèche se mit en branle, mais l'ambiance était si lourde que les pavés souffraient du poids des roues.

* * *

Un peu plus tard, le véhicule et ses occupants arrivèrent sur le nord de la ville, près du flanc de la montagne : une petite demeure se juchait au bout d'un petit sentier qu'il fallait gravir à pied, mais qui en rien ne rivalisait avec l'ascension du mont à Belhaven.

La maison de Cirilla et Yennefer était très confortable : l'extérieur possédait une terrasse abritée par un entrelacs de vignes et de lierre, reliée à un patio où sofas et fauteuils demi-encerclait une cheminée. Un escalier montait jusqu'à une demi-douzaine de chambres. Dans le patio, Svud sentit que l'air là-haut avait un goût étrange, vibrait légèrement. De la magie, comprit-il en voyant les étagères, les chenets et armoires crouler sous des bibelots, accessoires ciselés et d'autres choses que seules les femmes de la haute pouvaient trouver utiles. Chaque objet était enchanté, selon Svud.

— Arrête de zieuter et laisse-moi te faire visiter.

Ciri jeta un regard à Yennefer, qui fit un geste d'acceptance : déjà installée sur un sofa, la magicienne regardait avec envie Merlin préparer un cocktail. Depuis quand il sait faire ça, lui ? se demanda Svud. La fille aux yeux verts l'entraîna dans une autre salle.

— On est dans l'étude, pas mon endroit préféré… mais c'est là que ma mère veut que je passe le plus clair de mon temps. Toi qui aimes les livres, j'imagine que…

—…c'est ma salle préférée ! s'extasia le roux, des étoiles plein les yeux.

— Je m'en doutais.

Il se précipita, et parcourut la bibliothèque avec une main d'expert. Que d'ouvrages ! Beaucoup d'entre eux lui étaient inconnus, et il avait hâte de les lire au plus vite… La Ballade de l'Hirondelle… Le dernier Redanien… Théologies et démonologie systémique… Mais quelqu'un tapa du pied, il grimaça et abandonna son futur coin de paradis.

Une autre salle, qui s'avéra être la cuisine. Elle lui rappelait beaucoup celle de la maison de la mère de Yannis : des carreaux colorés pleins les murs, une table ronde, un évier suivi d'un plan de travail puis d'une cuisinière.

Puis vint le salon et la salle à manger, une véritable merveille : le sol en carrelage ophiri, le plafond boisé, taillé dans le style aerdinien qui n'était pas sans rappeler celui de la renaissance italienne.

Et enfin, les chambres. Il y en avait six, mais deux d'entre elles étaient vides. Une autre était fermée à clé, et Ciri refusa d'en parler malgré les insistances déguisées de Svud, qui en déduit qu'il s'agissait soit d'une affaire de famille, soit d'une soirée un peu trop arrosée qui avait mal fini dans cette pièce. Mais connaissant la jeune fille et sa mère, la deuxième option semblait moins probable…

— Bon, on a fait le tour, conclut Ciri lorsqu'ils redescendirent, quand la voix de Yennefer retentit :

— Ciri, Merlin accepte de faire la cuisine. Ça te laisse du temps pour le passer avec Svud !

— Que… (la cendrée hurla presque) Je me le suis coltiné pendant tout le voyage, je peux pas avoir du repos ?

— Rappelle-toi les règles d’hospitalité, ma chérie, résonna la voix avec une pointe de menace.

La fille râla en levant les yeux au ciel, puis se tourna vers Svud.

— On y va.

— Euh… où ?

Ciri lui fit signe de le suivre. Lorsqu'ils sortirent de la maison et furent hors de portée des oreilles de la magicienne et sa nouvelle coqueluche, elle lui confia :

— On va trouver mon père.

— Mais pourquoi tu… Ah !

— Oui.

Les deux se comprenaient assez pour que les onomatopées soient synonymes de phrases sensées. En gros, Svud avait compris que les rapports entre le père de Ciri et sa mère étaient compliqués… Alors ce dernier vit à Toussaint ? Ce doit-être un vigneron ou un chevalier pour aimer une magicienne… Ou alors serait-ce un sorcel…

Le cerveau de Svud se rappela de la ballade du fameux maître barde Jaskier. La ballade parlait de l'amour impossible et pourtant lié par le destin lui-même, l'amour entre une magicienne qui sentait le lilas et la groseille à maquereaux, aux yeux comme des améthystes… et d'un sorceleur légendaire aux cheveux de neige.

L'odeur de Yennefer était trop unique pour qu'il l'oublie. Svud glapit et balbutia :

— Ton père, c'est… c'est Geralt de Riv ?

Ciri grimaça.

— Si seulement c'était aussi facile.

Décidément, le vent avait amené Svud sur un chemin bien tortueux.

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