Chapitre 2
Ce matin-là, en ouvrant le café, j’ai eu comme un frisson. Pas de froid, plutôt un genre de malaise diffus, une impression de léger vertige, comme si quelque chose avait bougé dans la pièce sans que je puisse dire quoi.
Tout était à sa place : le poêle ronflait, les chaises étaient empilées comme je les avais laissées, la lumière entrait doucement par la baie — pourtant, j’avais la sensation étrange d’avoir oublié quelque chose d’importance.
Ça m’est resté dans un coin de la tête après l'arrivée des clients, pendant que je préparais les espressos, que je sortais les croissants. J'avais le tic, depuis quelques jours, de me retourner de temps en temps, pensant sentir une présence qui passait dans mon dos, ou une silhouette traversant ma vision périphérique. Bien sûr, il n'y avait rien. Juste moi, le café, et les symptômes du manque de sommeil. Je secouais alors la tête en me disant que je devenais aussi dingue que Madame Siepak.
Vers 8h30, Julien est entré, le gars du chalet en bois. Toujours le premier client du matin, et toujours cette tête de type qui écoute trop et parle pas assez.
— Un café, Thomas.
Je lui ai servi sans répondre. Je n’étais pas d’humeur à faire la causette avec quelqu'un qui ne me disait pas "bonjour" ou "s'il te plaît". Mais il a quand même demandé :
— Des nouvelles ?
Je me suis entendu dire :
— Raymond est mort.
Je ne savais même pas pourquoi j’avais dit ça. Je l’avais appris, c’est sûr — mais je ne me souvenais plus de comment.
— Le vieux Raymond ? Celui du dessus de la cordonnerie ?
— Ouais. Trouvé ce matin. Dans son lit. Mort comme un galet. Rien d’étrange. Juste… mort.
Julien a posé sa tasse.
— Il était malade ?
J’ai haussé les épaules.
— Non. Je crois pas. Il allait bien.
Et puis il a demandé, d’un ton un peu plus bas :
— Et ses enfants ? Ils sont venus ?
Je me suis figé.
— Raymond avait des enfants ?
— Un fils, répondit-il. Grégory. Blond. Trente balais je crois, un peu bruyant. Il était venu l’été dernier. Je me souviens, il gueulait dans son téléphone, assis là, en terrasse.
Grégory. Le nom ne me disait rien. Et pourtant, j’aurais dû le connaître. Je connais tout le monde ici. Je suis le genre de gars qu’on met au courant quand un gamin perd sa dent, ou quand un chat revient après trois jours de vadrouille. Les visages, les noms, les histoires — c’est mon fond de commerce. Le mien, pas celui de l'informaticien qui ne connaît que la moitié du bourg. Mais là… rien. Pas un souvenir. Pas une image. Le vide.
— T’es sûr que tu confonds pas avec quelqu’un d’autre ? Raymond a toujours été seul.
Julien n’a pas insisté. Il s’est contenté de hocher la tête, lentement, en regardant sa tasse comme si elle contenait autre chose que du café.
Mais le doute était là. Il s’était glissé en moi comme une écharde.
Et il n’est pas ressorti.
Un peu plus tard, je suis monté à la mairie, comme je le fais parfois pour discuter avec la secrétaire ou demander un truc au maire ; un jeune, mais il s'était vite montré impliqué dans les affaires du village et la plupart des gens l'aimaient bien.
Le hall était vide. Je me suis arrêté devant la grande photo du village. Celle de la fête annuelle, prise devant l’église, en été. Je la connais par cœur. Je suis dessus, juste à droite du curé, entre Mireille et les gamins de l’école. Mais ce jour-là, j’ai vu quelque chose.
Deux vides.
Pas des visages floutés. Pas des gens mal cadrés. Des vides. Nettoyés. Comme si quelqu’un avait découpé deux silhouettes avec une précision chirurgicale, laissant derrière lui des regards qui fixent dans le vide et des bras tendus vers le néant.
Je me suis penché. J’ai senti mon cœur ralentir. Des personnes se trouvaient là, avec les autres et à ce moment, prises en photo. Et maintenant… plus rien.
— Ah, cette photo, hein ? a dit une voix derrière moi.
Le maire. Il m’a regardé, puis s'est tourné la photo.
Et il a vu. Je l’ai vu voir.
— Tu trouves pas ça étrange ? ai-je demandé.
— Un défaut d’impression, peut-être, a-t-il répondu.
Mais je sentais qu’il n’y croyait pas. Moi non plus.
— Tu te souviens de qui c’était ? ai-je insisté.
ll a gardé le silence un peu trop longtemps.
— Non. Je crois pas. Et franchement, je suis pas sûr qu’il y ait eu quelqu’un là. On s’invente des trucs quand on est stressés.
Je n’ai pas répondu. J’ai quitté la mairie avec une sensation poisseuse sur la peau.
Le soir, j’ai ressorti une vieille boîte en fer, pleine de photos. J’en ai trouvé une de la terrasse du café, prise l’été dernier — le même été. Un jour où tout le monde était là. Un grand soleil. Rires. Lunettes de soleil. Rosé.
Et là, devant deux habitués… une chaise vide.
Je me suis vu assis à côté, sourire aux lèvres, le bras posé autour du dossier de cette chaise vide comme pour l'enlacer. Mais il n’y avait personne.
Je l’ai regardée longtemps, cette photo.
Et j’ai senti, au fond de moi, une peur nue, primitive. Presque comme celle de la mort qui arrive, mais là c'était ma vie que je sentais s'échapper de mon crâne.
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