Chapitre 3
Il y a des silences dans un village qu’on entend mieux que les cloches. Ce matin-là, c’était l’absence de Carla.
Carla vient tous les jours. Huit heures quarante-cinq, pile. Elle s’assied toujours à la même table, près de la fenêtre. Elle commande un thé, lit son journal. Elle me dit toujours « Bonjour Thomas » avec ce sourire doux et fatigué qui ressemble à un pansement, et j'attrape son regard comme un enfant voudrait attraper une étoile du ciel et la garder pour lui.
Mais aujourd’hui, rien.
Je me suis dit qu’elle avait peut-être un rendez-vous, ou qu’elle était malade. Je me suis dit ça pour ne pas penser à autre chose. Mais j’ai vérifié l’horloge au mur au moins six fois.
À huit heures cinquante, j’ai senti une brûlure monter dans ma gorge. Ce n’était pas l’inquiétude. C’était plus sale, plus profond. Une peur sans nom, sans forme.
J’ai demandé à Clémentine, qui passait là avec ses mômes :
— Tu sais si Carla va bien ?
Elle m’a regardé comme si je venais de lui parler chinois.
— Quelle Carla ?
J’ai cligné des yeux.
J’ai cru qu’elle plaisantait.
— Carla. Carla Berthaud. Petite, longs cheveux noirs. Elle vit au-dessus de la bibliothèque. Elle vient ici tous les matins.
Clémentine a secoué la tête.
— Y’a personne au-dessus de la bibliothèque. Le logement est vide depuis… toujours, je crois.
Je suis resté là, figé, pendant que ses enfants couraient en criant autour d’elle. J’avais la sensation que l’air devenait plus lourd. Plus dense.
Quand elle est partie, je suis retourné derrière le bar et j’ai ouvert mon carnet de commandes. Chaque jour, j’y note les consommations régulières. Juste une habitude, un tic pour suivre les stocks. Je l’ai feuilleté à l’envers, fébrile.
Aucune trace de Carla. Pas un nom. Pas une note. Pas une page où il soit écrit « Thé – C.B. »
Et pourtant, je la vois. Je me souviens de ses mains qui tremblaient légèrement quand elle posait la tasse. Je me souviens de la façon qu’elle avait de murmurer : « La pluie va encore nous tomber dessus » ; comme si elle parlait à quelqu’un d’invisible.
Et je me souviens que je l’aimais bien. Comme on aime une femme à qui on n'ose pas le dire. Comme on aime un repère. Un point fixe, quand le monde commence à tanguer.
Mais maintenant, tout tangue.
Je suis allé jusqu’à la bibliothèque. Le bâtiment était fermé. Rideau baissé. Je me suis avancé vers la porte. J’ai frappé.
Personne.
Je me suis accroupi et j’ai regardé à travers la boîte aux lettres. Vide. Plancher poussiéreux. Comme si personne n’y avait jamais vécu. Comme si Carla n’avait jamais existé.
En sortant, j’ai croisé Pascal, l’électricien.
— Dis, Pascal… Tu te souviens de Carla Berthaud ?
Il a froncé les sourcils.
— Carla… Non, ça m'dit rien.
J’ai eu envie de hurler. Pourquoi suis-je le seul à me souvenir ?
Pourquoi est-ce que ces gens-là ne la connaissent plus, ne se souviennent pas d’elle, ne voient pas que quelque chose pourrit ici dans le silence ?
Je suis rentré au café. Je me suis servi un verre de vin blanc, à dix heures du matin. J’ai laissé les clients se débrouiller. Ils n’étaient pas nombreux. Ils ne le sont plus.
En rangeant les verres, ma main a glissé, et une tasse est tombée au sol. Elle s’est brisée en deux morceaux nets, propres, comme un fruit trop mûr.
J’ai ramassé les débris. Et là, sur l’un des éclats, écrit en lettres fines et dorées :
« C.B. »
Je l’ai tenu entre mes doigts longtemps.
Comme une preuve. Comme un deuil.
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