Fragment 4
Olivia
Pour peu que Céleste s’y trouve, la salle de bal en prend soudain toute l’allure. Au diable les traditionnelles danses de salon, elle valse avec la gravité. Là où ses yeux aveugles ne rencontrent que le néant, chaque grain de sa peau, chaque poil dressé, chaque souffle qu’elle inspire, décryptent les vibrations de l’air et instruisent ses autres sens du monde alentour. Car Céleste n’a jamais vu, j’imagine que cela ne peut guère lui manquer, mais un jour toutefois j’ai formulé la question, à laquelle elle m’a répondu :
— Je n’échangerai pas mon don contre mille yeux valides.
Peu lui importe l’ombre ou les luminaires aveuglants. Céleste n’a que faire du regard des autres et du jeu des apparences. Elle n’a cure que je l’observe virevolter et danser à douze pieds du sol autour du lustre en cristal.
Comment pourrais-je prétendre envier sa condition, moi qui puis voler à sa hauteur, moi qui sonde l’espace d’un simple tour de sonar, moi qui fouille le temps sur l’autre plan du monde, passées les Portes du Rêves ? Moi qui suis clairvoyante. Et pourtant, je l’envie.
Je jalouse l’insouciance par laquelle elle savoure le cadeau que lui a fait l’Univers.
Je jalouse la grâce sans faille de ses envolées.
Je jalouse ces parents inconnus dont elle n’aura jamais à porter l’héritage.
Et plus encore ce cœur noble, insensible aux charmex des faux-semblants.
— Et si on se faisait une p’tite partie d’airball ? lance Petra.
Tous s'attroupent autour d’elle. Tous à l’exception de Céleste qui se contente de tendre une oreille distraite, toujours occupée à son ballet aérien. Les jeux se font, les équipes se forment. Chaque paire de jumeaux se scinde en deux : Clothilde se range aux côtés d’Ezra et Justine prête son arc à Petra.
— T’es avec nous, Oli ? m’interpelle cette dernière.
Mes sonars tremblent, même repliés, lorsqu’elle use de ce surnom que nul autre n’emploie et que sa langue étrange en déforme les syllabes en un subtil holy. Sans doute me fais-je des films ; ou elle une plaisanterie de mauvais goût.
— Non. Je ne joue pas.
Hors de question que je déploie mes ailes pour concurrencer Céleste.
— Mais Liv, t’es notre voleteuse ! insiste Justine, à qui toutes les délicatesses de cette situation échappent, évidemment.
— J’étais votre voleteuse, et je n’ai jamais aimé ce jeu. Vous n’avez qu’à demander à Raiko.
L’intéressée nous observe depuis l’arche du hall. Sans cesse elle hésite à se joindre à nous, de plus en plus souvent, comme si sa conscience de ses rouages s’accroissait le temps passant et qu’un tabou l’interdisait désormais de se mêler à nous autres, êtres de chair et de sang.
C’est encore auprès de Raiko, aux veines pulsant le nibilium, que je me sens le plus humaine.
— Je n’ai pas été conçue pour le vol, proteste l’evobot.
— Non, t’as été conçue pour combler les désirs et soigner les frustrations d’un vampire comme moi. Alors aurais-tu l’obligeance de m’accorder cette faveur ?
Je m’entends et je me hais. Le monstre suinte jusqu’à mes mots.
— Si tu veux, Olivia.
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