— Poussez-vous !

Je cris sur tous ceux qui se trouvent sur mon passage. Le temps compte. Je dois mettre la main sur Balin. Lui seul peut prendre contact avec Willem.

— Balin ! Balin !

Je continue d’hurler sans me soucier des regards étonnés que je croise dans la salle commune. Celui-ci affiche un visage remplit d’effroi quand je me dirige droit sur lui à la vitesse de l’éclair.

— J’ai rien fait ! me lance-t-il au visage, ta copine chavirait déjà quand elle est venue nous voir, tu confirmes Dorga ?

Le tatoué continue de boire sans même attester.

— Rien à foutre de ça ! J’ai besoin de toi, lève ton cul de cette chaise et suis moi !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je t’expliquerais tout. Allez ! Bouge !

Mon ton sérieux le ramène à l’ordre. D’un regard complice, lui et Dorga se lèvent. Je les encourage à me suivre le plus vite possible.

— Tu veux que je ramène qui ?

— Willem de frasque.

Il freine des deux pieds.

— Hors de question ! Je t’ai dit que les mangeurs de chair était des êtres à part. J’ai pas envie de crever !

— Arrête de te plaindre ! Willem ne te fera rien, c’est un ami.

— La belle affaire ! Quand un voyeur de mort appelle un mangeur de chair tu sais ce qui arrive ? Il devient son esclave en cas de pacte.

— Alors évite d’en faire un !

— Désolé, je peux pas.

— Tu as une dette envers moi et Neela a besoin de notre aide.

Ses traits s’affaissent.

— Tu n’as pas le droit.

— Tu as oublié ce que j’ai fait pour toi ?

— Elle compte tant que ça à tes yeux ?

— Laisse-moi te poser une question : si les rôles étaient inversés et qu’au lieu de Neela c’était ton frère…

Ses iris s’assombrissent. Il secoue la tête empreint d’un dilemme intérieur puis soupire bruyamment.

— Tu fais chier le Voyageur ! Tu le sais ça !

J’esquisse un sourire en coin et lui assène une claque amicale sur l’omoplate pour reprendre notre course.

La porte atteinte, je l’ouvre sans formalisme. Une énergie phénoménale nous aveugle, nous faisant reculer.

— Où est-elle ?

La voix de Massala nous harponne de l’autre côté du couloir. Accompagné de Filanis, il nous rejoint en quelques enjambées. La main en visière, j’aperçois le pli soucieux qui se creuse entre ses sourcils. Je n’attends pas qu’il m’interroge et lui expose les faits.

— Capitaine, le mangeur de chair s’en prend à Rose. J’imagine qu’il essaie de nous localiser à travers elle.

— C’est fâcheux. Je pensais que nous aurions plus de temps. Otto nous couvre pour l’instant, mais nous devons le stopper au plus vite.

— J’ai un plan, loin d’être conventionnel, mais qui a une chance de fonctionner.

Il arque un sourcil.

— Les détails ?

— Je préfère ne pas vous les donner.

— Ton père est un de mes plus vieux amis, ne m’oblige pas à lui annoncer la mort de son deuxième fils. Car si tu échoues. Son père te tuera.

— C’est le genre d’argument qui vous motive un homme ! intervient Balin.

Je ne relève pas. À la place, je l’attrape par la manche et le pousse à l’intérieur.

Sur la couchette, une énorme graine d’énergie à la membrane translucide enveloppe Neela. Elle semble dormir paisiblement malgré ce qui se passe dans son esprit.

— Mec, c’est normal ça ?

Comme si je le savais…

— Elle utilise le pouvoir de la terre, nous informe Massala en entrant à son tour. Regardez la marque du feuillage sur son bras, en puisant dans la magie naturelle, Neela essaie de contenir l’intrusion.

— Balèze la petite.

Balin a raison, c’est une battante. Tiens bon mon étoile.

— Je vais l’aider à stabiliser la progression du mangeur de chair avec le sacre du feu. Pendant ce temps faites ce que vous avez à faire.

Le capitaine appose ses mains sur la poche qui frémit au contact de ses doigts. Lentement, une vague de flamme se propage à la surface et entre en résonnance avec l’énergie de Neela. À mon tour, je m’installe sur l’autre couchette. Aussitôt Balin défait la lanière de son médaillon pour le placer au centre de mon front.

— Prêt ?

— Toujours.

J’attrape sa main et je nous projette dans la chambre de l’esprit de Neela. Ici, c’est le chaos ! Rose se débat dans une bulle identique à celle qui entoure Neela dans la réalité. Quant à mon étoile, elle est assise en tailleur dans un coin de la pièce en pleine transe pour maintenir la protection en place.

— Woo ! Où je suis ? Mec, il y a une femme attachée à moitié à poil sur ce lit. Et pourquoi, je suis transparent ?

Je soupire.

— Tenir deux projections astrales demande beaucoup et là c’est Rose. J’espère que l’invocation ne t’enverra pas dans une faille. Allez au boulot ! Appelle Willem.

— Heu, attend un peu, c’est quoi une faille ?

— Crois moi, tu veux pas le savoir.

— Pense pas pour moi l’ami, crache le morceau.

— C’est un peu comme les rives sans vie, sans de retour possible.

— Et c’est maintenant que tu me le dis ?

— Quand tu auras fini de faire ta vierge effarouchée, nous pourrons sauver la vie de Rose.

— C’est plus que ma dette ! L’addition est pour toi cette fois-ci.

Je grogne.

— Si ça peut te faire accélérer…

Il se frotte les mains de satisfaction.

— Motivation, motivation. C’est parti !

D’un mouvement de bras, il fait apparaitre un cercle de fumée blanche et grise dansant à même le sol. Après plusieurs inspirations profondes, ses yeux deviennent laiteux comme aveugle. Un murmure guttural en continu franchit ses lèvres à peine ouvertes. Il puise directement dans les fluides astraux. Ce qui déstabilise l’harmonie du fluide. Je n’ai pas d’autre solution que d’invoquer mon épée de lumière pour accroitre ma puissance. Dans tout ce charabia nécromantique, je ne reconnais que le nom de mon ami.

Un, deux, trois…

Plus d’une minute passe et toujours aucune trace de Willem. Autour de Rose des volutes de magies noires tourbillonnent de plus en plus vite poussant contre les parois pour sortir. Elles se tordent dans tous les sens, mais résistent. Continue comme ça, ma petite guerrière, la cavalerie arrive. Balin revient à lui l’air grave.

— Il y a un problème Rae, ton pote est en sommeil.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je peux rien y faire.

— Non, non, non. Oblige-le à se réveiller.

— Tu entends ce que je te dis ? Je peux rien faire.

Malgré mon déni, je sais qu’un mangeur de chair en période d’éclipse brise provisoirement son lien de vie. Ce cycle sert de transition dans le cercle de reproduction. Il a choisi son moment pour devenir père celui-là ! La colère monte.

— Je vais te ramener Balin, je dois réfléchir, seul.

— Désolé l’ami de ne pas avoir pu aider.

D’un geste de la main, je renvoie son âme dans son corps. Ce sentiment d’impuissance me ramène une centaine d’années en arrière lors de la mort de mon frère et rompt une nouvelle fois une promesse que j’ai faite. Je m’installe face à elle. Entre nous deux, scintille mon arme de lumière. Avec délicatesse, je pose mes mains sur ses paumes ouvertes. Elle referme ses doigts autour des miens pour me faire comprendre qu’elle ressent ma présence. Sa confiance me désarme. Si seulement mon père dragon était là…

Tout à coup, un éclair de lucidité me traverse l’esprit. Bien sûr… Je ne suis plus dans la prison sous le contrôle de la magie noire des sorciers Goulordes. Quel imbécile ! Je peux l’appeler !

Un regain d’espoir envahit mes veines et enflamme ma chair.

— Je vais tenir ma promesse Neela. Nous allons sauver Rose.

Mon murmure semble l’avoir atteinte, car le flux de sa magie s’intensifie. Je me lève, attrape mon épée et me poste au milieu de la chambre. Il sera plus facile d’appeler un dragon rêveur dans l’univers astral plutôt que celui du monde réel. Plus une minute à perdre.

— Grador gungal fren dal mark, par ton nom père, je réclame ta présence.

La lumière de l’épée s’amplifie et se teinte de rouge. Tout autour de nous, les murs et le mobilier s’effondrent et disparaissent face au néant astral. Une plateforme nous maintien stable et empêche de focaliser notre esprit sur une chute sans fin. Il n’y a que la graine qui flotte immobile.

Je brandis ma lame qui agit comme un phare au milieu de l’obscurité. Elle permettra à mon père de nous retrouver.

Un cri d’une intensité phénoménal retentit au loin. Je ne vois qu’un point blanc qui grandit à vive allure. C’est lui ! Et il n’est pas seul !

Habillée de l’armure en cuir des Maor, ma mère chevauche mon père. Dès qu’elle me voit, elle saute tout en souplesse sur la plateforme et se jette dans mes bras.

— Rae, mon fils, j’ai cru t’avoir perdu.

Son étreinte me revigore. Elle recule d’un pas l’angoisse encore présente sur ses traits doux et m’administre une claque monumentale.

Ok, je l’ai bien mérité.

— Maman…

Elle lève une main autoritaire me faisant taire.

— Nous parlerons de ça plus tard. Explique-moi plutôt, qui sont ses deux jeunes femmes ?

Mon père replie ses ailes de plumes immaculées. Son long cou se positionne au-dessus de la silhouette entravée de Rose.

— Celle-ci est dans un piteux état, grongne-t-il. Pauvre enfant, une sangsue s’acharne sur elle. Ma fleur astrale, tu devrais l’examiner.

Pendant que ma mère s’occupe de Rose, il se tourne vers Neela et la détaille de ses yeux perçants.

— Celle-ci porte la marque du sacre de la terre. C’est une Arcante ?

Le timbre grave et velouté de sa voix vibre dans tout mon être. Ma peau frémit de la proximité de celui qui l’a rendu immortelle. Sa présence envahit l’espace de sa puissance séculaire.

— Elle est plus que ça père, c’est la fille de Ménao Ralys arwan.

Ma mère s’approche de Neela, intriguée.

— Chéri, nous devons la prévenir.

De qui parle-t-elle ? Mon père approuve d’un mouvement de tête.

— Tu parles de qui maman ?

— Cela n’a aucune importance.

— Peux-tu aider Rose ?

— C’est déjà fait. Ici, ton père est tout puissant. Le lien est brisé. Elle est libre.

En effet, plus de bulle, plus de chaines. Rose a retrouvé son libre-arbitre. Je m’élance auprès de Neela qui vient d’ouvrir les yeux. Le maintien de la graine l’a épuisée. Son corps astral se voile un peu.

Elle me déstabilise en s’abandonnant dans mes bras.

— Merci, souffle-t-elle.

Sa voix est à peine audible, mais réchauffe mon cœur.

— De rien.