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  Se remettre en question n’est pas facile. Lors d’une année inconnue d’un jour d’automne, un majestueux anaconda se mouvait dans la forêt amazonienne. C’était un puissant serpent. Cette espèce est la plus grande et la plus imposante de sa catégorie. Ils avalent leur proie après l’avoir étouffée grâce à la force de leur corps. Leur morsure est souvent la première étape de leur rituel macabre, mais naturel. Ils vivent principalement dans l’eau et se situent au sommet de leur chaine alimentaire avec pour seuls prédateurs les jaguars ou les caïmans. Ce splendide animal a inspiré un grand nombre de légendes. De nos jours, il est le symbole de son monde : l’Amazone. Mais revenons au passé, alors que notre serpent se déplace. Il ondulait discrètement sur le sol, à quelques mètres de la rivière. Il recherchait une proie.

Cette journée était sèche. Le reptile avait pour but de se nourrir alors que le soleil brillait encore dans le ciel. Il avait l’habitude de chasser la nuit, mais il ne savait pas pourquoi une irrésistible envie l’avait poussé hors de sa cachette à cette heure-là. Silencieusement, il arpentait son territoire du moment. Les hommes l’avaient poussé en dehors de son précédent domaine en y établissant leurs habitations. Les lieux étaient vastes, il était prêt à trouver un autre terrain de prédation. Il préférait ne pas s’attaquer à eux. Il voyait à leurs yeux écarquillés la peur qu’il leur inspirait. Il s’était dressé de manière menaçante face à eux avant de partir sans combattre le jour de leur rencontre. Depuis, il les avait entendu parler de lui tel un dieu des forêts. Ce n’était pas pour lui déplaire. Il était fort et intelligent certes, mais sa caractéristique la plus visible était sa vanité. Ce serpent aimait l’adulation. Il allait régulièrement observer de loin le temple que ses adorateurs lui avaient dédié, avec en son centre une statue dorée qui le représentait.

Il était tant occupé à rêver qu’il faillit ne pas voir un capybara arriver par la droite. Il plongea sur le gros rongeur d’un geste vif, puissant et précis. Il évita au passage la potentielle morsure que les dents aiguisées de sa proie pouvaient lui infliger. Il s’admira, jugeant la force de son attaque. Ce devait être cette force qui impressionnait les hommes du village. Le grondement de son corps sur le captif, emprisonné par des anneaux constricteurs, était une mélodie qu’il aimait entendre.

Alors qu’il savourait son repas, l’anaconda se souvint de la chasse de la veille. Il avait pisté et affronté un jeune caïman. Il était habitué à voir ses proies lutter sans courage, se sachant condamnées. Mais ce reptile, quoique petit, avait combattu sans montrer de crainte en face du gigantesque serpent. Il avait fait plus que se battre, il l’avait repoussé. L’anaconda s’était retiré, et ce souvenir lui inspirait la honte. Le capybara lui apparut sans saveur alors que sa mémoire lui faisait perdre sa confiance en lui. Il avait besoin de sentir sa puissance et sa majesté. C’était lui que les hommes idolâtraient ! Il ne s’était pas rendu au village depuis longtemps. Il choisit d’en emprunter le chemin afin d’observer ces êtres à deux pattes lui rendre hommage : rien de tel pour reprendre de la consistance.

Il se posta discrètement dans un arbre dont il se doutait à l’abri des regards. D’ici, il avait une vision parfaite sur le temple des hommes. Il débarquait en pleine cérémonie. Tous étaient là, prosternés en face de l’autel. Pour l’avoir vue des dizaines de fois, le serpent savait que la prochaine étape du rituel était l’apparition de sa statue dorée. Il observait de ses yeux reptiliens, prêt à savourer le spectacle. Il n’en fut rien.

Au lieu d’une idole d’anaconda, ce fut la représentation d’un dendrobate fait d’or que le prêtre arborait à la foule. C’était un petit batracien appelé grenouille à flèche empoisonnée. C’est sa caractéristique toxique qui fait qu’elle est célèbre dans le monde. Notre serpent siffla dans un mélange d’incompréhension et de jalousie. Pourquoi vénérer une chose si minuscule ?

Il réfléchit de longues minutes en cherchant à visualiser comment il avait pu passer en arrière-plan. Il était peut-être resté trop souvent éloigné de ce village. Il avait besoin des réponses qu’il ne pouvait trouver. Il se posta près de la route, prêt à capturer un habitant. Un jeune garçon sortit des lieux, sans doute pour cueillir des plantes. L’anaconda bondit sur l’enfant et l’enleva en prenant soin de ne pas le blesser. Il ne voulait pas entrer en conflit. Il amena son captif dans une clairière avec une étendue d’eau. Il ne perdit pas de temps et questionna le représentant des hommes.

« Toi qui connais ce monde depuis peu, je sais que tu ignores tout du mensonge. Tu pourras répondre à mes interrogations rapidement. Dis-moi, pourquoi ton village ne me vénère-t-il plus. Pourquoi vouer un culte à un animal aussi insignifiant qu’une grenouille ?

— Noble serpent, tu parles avec des mots, mais c’est la jalousie que tu siffles. Ta fierté t’empêche de voir des qualités.

— Explique-les-moi, toi qui prétends en savoir plus qu’un reptile géant malgré tes jeunes années.

— Il n’y a pas d’âge pour observer les vertus du monde. Le seul critère nécessaire est de garder les yeux ouverts, et elle est difficile lorsque l’on ne se remet pas en question. Nous admirons ta force et ta prestance. Tu domines une jungle luxuriante et mortelle. Tu tues, étrangles, mords, écrases. Mais repars-tu ? Une contrepartie existe-t-elle à ton comportement destructeur ?

La grenouille que nous vénérons est extrêmement vénéneuse. Si nous la touchons ou mangeons sans précautions, la vie ne devient qu’un lointain souvenir. Elle n’est pas de taille face à toi, pourtant nous la craignons tout autant ! Même toi, tu ne pourrais la dévorer sans en subir de graves conséquences. Cela ne force-t-il pas ton respect ?

— Certes, je l’admets, prononça le reptile.

— Mais notre admiration ne s’arrête pas là. Nous avons découvert qu’en extrayant son venin et en le dosant, nous pouvons le manipuler afin d’avoir une plus puissante médecine. Ce danger est devenu un outil pour nous. Nous craignons cet animal autant que nous aimons ses facultés qui changent notre quotidien. Le comprends-tu ?

— Oui, j’y vois désormais plus clair. »

Là-dessus, le serpent raccompagna l’enfant à son village et continua son chemin dans la forêt. Il voulait être admiré autant que la grenouille. Mais il savait qu’il ne pouvait modifier sa nature. Il était surpassé, car ce qu’il désirait n’était pas à sa portée. Il devait choisir une autre voie qui correspondait à ses talents. La jalousie ne l’aiderait pas non plus. Il devait au contraire prendre exemple sur ce petit animal qui l’avait dépassé. C’est donc plein d’humilité que le serpent géant commença sa nouvelle vie.

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