Chapitre 66: "Où vas-tu ?"
Peut-être que tout aurait bien pu se passer.
Personne ne pourrait le savoir réellement. À qui la faute ? Sûrement pas à lui. Il avait fait tout ce qui était en son possible. C’en était déjà trop. Après tout, peut-être que si le danger n’était pas susceptible de signifier sa présence au moindre coin de pénombre, il n’aurait pas eu à prendre tant de temps à progresser si peu. Peut-être alors que s’il n’avait pas fait si mauvais, il aurait pu continuer à la chercher en profitant d’une bonne visibilité. Peut-être encore que si elle n’était pas partie si soudainement, il n’en serait pas là. Peut-être même que si Fabien n’avait pas été retenu par une affaire importante, elle ne se serait pas volatilisée sans demander son reste.
Tout cela ne s’emboîtait que trop mal. Amir avait presque l’impression malsaine que chaque élément dans cette histoire ne visait qu’à lui causer le plus grand des torts. Mais par dessus-tout, c’est cette sensation d’épiement constant, à l’affût de la proie frêle et sans défenses qu’il faisait ici, exposé à tous regards, qui lui rendait le plus oppressant des voiles. Un voile derrière lequel se dissimuler ne tenait de sens que la formalité futile. Un voile criblé de trous, un voile transparent, fin comme un filin unique de couture défaite. S’envolant au moindre caprice du vent.
Où qu’il aille, quoi qu’il lui vienne à l’idée d’entreprendre, l’oeil omniprésent gardait sa trace comme trait indélébile sur sa rétine, route sans détour jusqu’à sa nuque à la fragilité si tentante.
Quelle apparence l’observateur se choisissait ? Si sa présence se faisait peu à peu de plus en plus indéniable, il n’en restait pas tant que déceler sa silhouette était d’une ardeur complexifiée par les torrents d’eau qui tombaient du ciel. L’intérêt de l’inconnu et sa nature farouche à l’encontre d’Amir ne faisaient nul doute.
De qui s’agissait-il ?
L’homme armé ? Henri Dolom ? Non, l’aura qui s’en dégageait ne présageait pas cette mauvaise augure. Pas celle-ci. Était-ce même humain ?
Et comme pour répondre à son questionnement, la lueur subtile de deux pleines lunes écarlates pointa faiblement à travers le tapis vert grisâtre de la forêt. Le guetteur avait une forme. Certes indistincte mais bien là tout de même. Bien suffisante en tout cas pour qu’un homme avisé ne s’y attarde pas. Amir ne s’aventura pas à croiser le regard insistant, resta immobile un instant et…
S’enfuit à toute allure.
S’éloigner… de quoi ? Peu importe. S’éloigner était primordial. La direction à prendre était toute indiquée: l’horizon. Si tant est que sa ligne fut observable. Foulée après foulée, Amir se rapprochait de la mystique et singulière obscurité grise du brouillard, densifiée à chaque seconde.
À risquer un regard un arrière, il aperçut le rai de lumière laissé par les pupilles méphitiques mener sa traque silencieuse. L’autre courait, n’avait aucun mal à suivre son pas malgré le rideau des tourments célestes. À de brèves occasions, le spectre érubescent s’arrêtait, laissant une risible avance au poursuivi. Il s’amusait très certainement de ces moments où il revenait au coude-à-coude, plus menaçant encore.
La bête - car il ne pouvait en être autrement quant à sa nature - s’adonnait à un plaisir certain dans cette lente torture, cet échauffement funeste au destin d’une cruauté plus que sûre. La viande s’en retrouverait attendrie à souhait et son goût prononcé saurait alors la satisfaire.
Fuir était-il vraiment de mise ? Amir, à bout de souffle, n’avait pas le temps pour ce genre de considération. Qu’avait-il d’autre ? Engager des pourparlers ? Amusante perspective, mais pas pour tout le monde. Si la mort venait le cueillir en cet instant, au moins aurait-il lutté à n’en plus pouvoir. Cette éventualité ne le satisfaisait pas pour autant. S’il en était capable, il ne se priverait pas de survivre. Chercher Maria saurait attendre. Avec ce temps, elle était sûrement déjà aller s’abriter.
La chape de fumée humide n’en avait pas fini de s’épaissir. Alors même qu’il semblait que rien ne pouvait devenir plus sombre pour Amir, elle s’efforçait à lui prouver son tort. Pour autant, le regard aux reflets sanguinolents brillait plus puissamment encore. Il n’était nul brouillard que sa lumière ne pourrait percer, et il n’était nulle distraction qui ne saurait le faire quitter sa pâture ne serait-ce qu’un instant.
Brièvement, les yeux se refermèrent. Il était temps de réclamer son dû. Un silence factice, mur de polystyrène devant une réalité trop proche, ne demandait plus qu’à se faire sauvagement déchirer. L’estafilade, c’est Amir qui la reçut. Instantanément, une coulée grenat noya en fleuve son bras gauche. La douleur, elle, ne se contenta pas que d’un membre. C’était son corps tout entier qu’elle inondait. Sa gorge serrée en étau mortel autour de ses cordes vocales ne lui permit aucune expression. Déjà, il s’écroulait.
Relevant la têt du sol, il contempla son bourreau. Reflet irréel de ses sombres songes, monstre tout droit sorti des affres profonds de livres proscrits. Les derniers mots du pauvre homme seraient soufflés par les déferlantes l’accompagnant.
La chose se pencha sur lui, le vent redoublant d'intensité autour d'elle dans un vacarme assourdissant, alors qu’un sourire aux crocs cauchemardesques se dessinait sur son horrible faciès. Les globes au rouge sauvage se firent le seul et unique horizon d’Amir, traversant sa chair à la recherche de son âme. La bouche s’ouvrit en même temps qu’un relent infâme de cadavre en décomposition s’insinuait par tous les pores de sa victime. Le roc des mâchoires à l’indentation redoutable dévoila lentement l’antre sans fond menant tout droit au ventre de la bête.
Les paupières déjà closes, Amir accepta son sort.
”Où vas-tu ?”
Le soupir guttural fit tressauter l’humain. Ses yeux rouverts pouvaient rendre compte de la vérité que son ouïe lui avait déjà fait parvenir. Étrange et absurde vérité. La créature lui avait adressé la parole.
”Où vas-tu ? répéta-t-elle.
…
T’es-tu… perdu ? Perdu ?
T’es-tu perdu ?”
Un écho sinistre emporta ses paroles dans le tourbillon des cieux tourmentés.
”Où crois-tu aller ?
…
Là où le devoir t’appelle ?
…
Là où la raison t’appelle ?
…
Là où le… destin ? t’appelle ?
Le destin n’existe pas. Crois-tu mourir car c’est ton destin ?
Le destin n’existe pas.
Penses-tu que ta vie a été importante ? As-tu un moyen de le savoir ?
Le destin n’existe pas.
Après ta mort, que restera-t-il ? Mourir.
Le destin n’existe pas.
Dis-le moi.
Où…
Vas…
Tu ?”
Le temps ne fut pas donné à Amir de répondre. Subitement apparue de nulle part, une autre silhouette se dessina dans l’opacité troublée du brouillard et leva une main gantée devant son visage.
”Désolé.”
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