Un karma soigné
A la gare de Marseille Saint-Charles, Antoine reprend le métro et marche cinq minutes. Une fois sur le lieu de l’atelier, il découvre une grande barre d’immeuble pas si sale bien que fort laide. Un soleil écrasant avait réactivé sa transpiration localisée.
- Avec la canicule depuis 5 jours, il vaudrait mieux qu’on installe les tables dehors, en bas à l’ombre de la tour, propose l’organisatrice, la vingtaine, débardeur blanc, piercing au nez et cheveux courts. Non mais il vaut mieux, pour éviter de suffoquer dans la salle vitrée, qui agit comme une cuve, poursuit la zadiste.
- Pas de problème pour moi, s’entend dire Antoine. Moi, tout me va, et ce sera plus informel ! ajoute-t-il pour paraître cool.
L’organisatrice précise ensuite :
- Antoine, voici les étudiants : Untel, untel, untel, untel, untel et untel (Antoine n’a jamais écouté les prénoms).
- Eh bien, il est temps de commencer.
A partir de là, Antoine fait son possible pour parler de sa matière et partager sa science de la manière la moins pénible possible. Il évite les grandes envolées du type « La biologie est la mère de toutes les sciences », même s’il le pense. Il fait des pauses, des silences (il se souvient de sa formation d’ il y a 5 ans « Aimer enfin parler en public ») afin que les jeunes lèvent la tête de leur smartphone. Il pose des questions, se donne à fond, aborde les avancées les plus cools de sa matière comme Crispr Cas9, ces ciseaux à ADN révolutionnaires. Le matin, l’échange est plutôt réussi, bien que ponctué par des borborygmes du biologiste, des bruits sourds que les jeunes font de moins en moins semblant de ne pas remarquer. Il est temps de faire la pause. Justement :
- Monsieur ?
Même si c’est son quotidien en classe, Antoine ne s’est jamais habitué à être appelé « Monsieur ». Il a l’impression qu’hier encore il faisait des sarbacanes avec ses effaceurs.
- Monsieur, c’est l’heure de manger là, on fait la pause ?
Soulagé d’aller enfin se restaurer, Antoine se retrouve maintenant face à un nouveau dilemme. Il peut suivre le groupe des jeunes, ce qui finira forcément par un déjeuner avec eux, déjeuner qui ne pourra que se révéler éminemment gênant. Soit il part seul dans la direction opposée, au hasard, en prétendant qu’il sait où il va, voire même en osant dire qu’il a prévu de casser la croûte avec un vieil ami Marseillais. Ce dernier choix est très risqué pour deux raisons principales :
a. Pour se restaurer, il va nécessairement aller sur Google maps, filtrer les restaurants de 4 étoiles ou plus, mais même avec cette précaution il risque de finir dans un bouiboui dégueulasse, on est quand même dans un quartier qui ne doit pas regorger d'étoilés.
b. Il pourrait ne rien trouver dans d’autres directions et manger finalement pas loin des jeunes, qui pourraient le surprendre, seul, à table sur son iPhone, perspective qu’il juge insoutenable.
C’est tout réfléchi, il ira avec les étudiants. Après tout il n’a que 31 ans et quitte à être ici, autant vivre à fond cette expérience exotique en immersion que lui offre la vie.
Antoine est devant un mauvais burger quand un jeune homme s’adresse à lui :
- Ca gagne comment ça prof ? Y'a de la moula ou bien ?
Antoine est assez content de savoir que moula signifie argent, grâce à son appétence contre-intuitive pour la musique urbaine.
- Écoute, on ne sera jamais riche avec un salaire de prof, mais on vit correctement.
Ce sera sa seule intervention, mais le déjeuner n’est pas désagréable, les marseillais font comme s’il n’était pas là, ce qui lui laisse tout le loisir d’écouter leurs conversations pour la plupart amusantes et très loin de son quotidien de jeune parent. Ils ont aussi parlé de leurs galères, et Antoine a hoché la tête comme s’il comprenait bien les soucis de jeunes adultes coincés dans une cité en 2021, mais il s’est tout de même senti plus proche d’eux.
Le hic était le burger, décidemment ce n’était pas sa journée, niveau gastronomie. Steak trop cuit, sauce incompréhensible, frites froides. Une mauvaise expérience, il ne l’a d’ailleurs même pas fini.
Ne pas finir son burger n'est pas sans conséquences : Antoine a de nouveau faim à 15h. Il manque d’énergie pour garder le bon rythme qu’il tenait le matin pour intéresser ses étudiants d’un jour. Ne parvenant pas à se glisser à nouveau dans son rôle tutélaire, il laisse voguer les discussions, de Snap en Tiktok en Insta.
17h30. La délivrance. On rentre au bercail. Un au-revoir rapide, et Antoine déguerpit. Il s’engouffre rapidement dans le métro, sous 36 degrés, direction Marseille Saint-Charles. En avance pour son train, il flâne chez Hema et ramène un petit jouet pour son fils. 10 point pour Griffondor, se dit-il. Antoine entre au Relay, il compte bien se procurer quelques magazines qu’il ramènera chez lui et ne lira jamais, mais c’est toujours sympa d’en avoir sur sa table basse.
- Bonjour, 14,30€ s’il vous plait.
- Je vais vous régler sans contact.
- C’est ici. Là. Un peu plus bas.
- Attendez, vous pourriez rajouter ça, s’il vous plait ? Demande Antoine en glissant une petite barre de Bounty, son péché mignon.
Même quand il est en avance, Antoine aime monter dans le train à la dernière minute. Ca lui donne un sentiment d’urgence, une trépidation dans sa vie tranquille. Et aussi, assez sadique, il aime quand il arrive qu’une personne un peu âgée soit assise à sa place. Dans 100% des cas, elle s’est trompée de voiture et Antoine prend un plaisir étrange à leur pointer le numéro du wagon sur leur billet papier, en demeurant excessivement poli, ici c’est la voiture 6, la 7 est par là, aucun problème, je vous en prie. C’est ce que se dit Antoine quand il pénètre dans le train. Sauf que ...
- Oh non mais c’est pas vrai.
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