L'enfant tatoué
_ Approche toi, mon jeune enfant. Oui. Là. Encore... Juste un peu plus près.
Le jeune enfant s'approcha prudemment de l'ancêtre à la peau parcheminée. Il ne se sentait pas rassuré par cette voix grésillant, presque nasillarde, qui ne semblait plus avoir d'âge tant elle était vieille.
_Oui c'est ça, mets-toi sur mes genoux. N'aie pas peur de moi, je ne veux ni ne peux te faire le moindre mal de toute façon.
Le petit garçon se retourna vers sa mère, guettant un signe pour lui indiquer qu'il pouvait se fier à cette vieille femme. Elle se tenait derrière lui et se contenta de le pousser, avec douceur sa paume pressant légèrement son épaule, encore un peu plus dans les bras de la vieille.
Il céda et s'avança donc vers la vieillarde. Il ne pouvait voir son visage, dissimulé sous tant de tissus. Seules ses mains, ces deux serres desséchées, n'étaient pas couvertes et se tendaient vers lui pour l'agripper. Un nombre incalculable de signes y étaient visibles, comme tatoués sur sa peau voire dans sa chair. Il y en avait tant qu'ils étaient presque devenus illisibles, et de toute façon le gamin venait à peine de commencer l'apprentissage de la lecture et aurait été bien incapable de les déchiffrer.
Le garçon s'approcha donc d'elle avec lenteur et appréhension. Dans son village, on la nommait la Mémoire, il n'en connaissait pas trop la raison. Quand il fut suffisamment près d'elle, la vieille femme saisit ses mains. Le garçon frissonna à ce contact : elles étaient si froides, si sèches, comme une feuille de papier. Elle examina ses deux petites et minuscules menottes, sur le dos de l'une d'entre elles était noté ce simple mot « parchemin ». La mère du garçon prit la parole :
_Alors ce sont bien les signes ?
La bosse de tissus qui se tenait en lieu et place de la tête de la Mémoire se tourna vers elle.
_Oui, ça en a tout l'air. Mais je ne peux pas encore me prononcer. Pouvez-vous nous laisser seuls, je vous prie ?
La jeune femme baissa la tête en signe d'assentiment et quitta la pièce, sans la moindre parole superflue, laissant son fils avec la Mémoire.
Une fois la mère partie, la vieille dame se leva et se dirigea avec lenteur vers une des fenêtres couvertes d'épais rideaux qui laissait passer un peu de lumière. Elle poussait des gémissements à chaque nouveau pas. Son corps n'était plus qu'un amas de rhumatismes. Une fois devant la vitre obstruée, elle contempla quelques instants le village : les habitants qui s'affairaient, marchaient, vaquaient à leurs occupations. L'enfant sentait un étrange mal être l'envahir. La vieille ne disait plus rien et ce silence devenait lourd, pesant, poisseux. Il décida de le rompre.
_Je suis désolé.
La vieille se retourna abruptement vers l'enfant, surprise par ses mots.
_Mais de quoi donc mon petit ?
_Ces signes sur mes mains... Je vous jure, j'ai rien fait de mal. Je me suis juste levé un matin avec. J'ai essayé de les effacer, je m'suis beaucoup lavé les mains. Mais ça ne veut pas partir !
_Et ça ne partira jamais mon petit, et même au contraire, tout le long de ta vie il ne cessera d'en venir de nouveaux.
Elle marcha vers lui en soulevant la masse de tissus qui recouvraient sa face. Elle était presque bleue, tant de signes la recouvraient que la couleur de sa peau s'était effacée. La chair s'affaissait, les rides y avaient inscrit un réseau complexe de creux et de vallées. L'enfant ne pouvait quitter du regard ces orbites habitées par deux yeux bleus.
_Mais je veux que ça parte, depuis qu'elles sont apparue ma mère est différente avec moi...
_C'est normal, tu seras la prochaine Mémoire de ce village. Ces marques sur tes mains, dit-elle en les pointant de ses serres, ne sont que les premières. Par la suite, d'autres ne cesseront d'apparaître. Peu à peu tout ton corps s'en couvrira. Tu en oublieras presque l'apparence de ta peau quand elle était nue. Mais ce n'est que la partie visible de ton don.
_C'est quoi alors le reste ?
_Tu ne pourras plus jamais rien oublier. Chaque moment, chaque parole, chaque pensée, chacune de tes sensations se graveront encore plus profondément en toi que ces mots sur ta peau. Tu es l'enfant Mémoire, le futur gardien des connaissances de ce village. Tous les jours, les habitants viendront pour te raconter les événements de leur existence, les alliances, mais aussi les découvertes qu'ils ont faites. Tu les empêcheras de sombrer dans le néant.
L'enfant resta longtemps silencieux face aux mots de la vieille femme. Il se sentit assommé par leurs poids. C'était trop gros. Tout ça juste parce que quelques mots illisibles étaient apparus sur ses mains ? Il n'en voulait pas de tout ça.
La vieille voyait bien le visage de l'enfant qui s'assombrissait, songeur. Elle ne disait rien, elle savait. Elle s'était retrouvée à sa place : une petite gamine perdue à qui on avait dit que sur ses épaules reposait l'espoir d'un village entier.
_Bon, dit-elle enfin, ça suffira pour aujourd'hui. Rentre chez toi mon petit.
Sur le chemin, l'enfant ne pouvait cesser de contempler ses mains. L'inscription émergeait de sa peau, et se fixait sur sa rétine. En fermant les paupières, il la voyait encore. Il tira sur ses manches pour dissimuler ces marques. Personne, excepté sa mère et la vieille Mémoire, n'était au courant de leur apparition et il désirait que cela reste ainsi. Il ne voulait pas de cela, il n'était personne après tout. Rien qu'un gamin comme les autres, comme tant d'autres dans ce village.
Il continuait d'avancer, couvrant toujours la marque avec sa manche obstinément. Il s'approchait rapidement de sa maison. Avait-il seulement envie de rentrer chez lui, maintenant ? De voir le regard soucieux de sa mère se poser sur lui ? De voir la réaction de son père quand il examinerait ce mot fatidique sur sa main gauche ? Non.
En voyant sa maison apparaître au bord du village, il prit la décision de ne pas retourner chez lui immédiatement.
En marchant en direction de la porte du village, il aperçut deux de ses amis. Deux gamins, comme lui, qui jouaient avec un vieux ballon de cuir. Il avait envie de les rejoindre, mais il risquait de leur faire voir le mot honteux sur sa main gauche. Non, il préférait encore rester seul.
Il quitta le village sans être inquiété : les gardes ne prêtèrent même pas attention à lui. Il s'éloigna des fortifications pour s'enfoncer dans les sous-bois. L'air était frais, presque doux en comparaison de la chaleur qui régnait dans le village. Il ne quittait pas le chemin, frôlant de ses doigts l'écorce rêche des arbres. Ici, il n'avait pas à se soucier de cette marque, personne pour la voir. Personne pour lui dire qu'elle avait une grande signification...
La forêt était étrangement calme, les oiseaux étaient comme tous assoupis. L'enfant se posa sur un rocher, s'éloignant légèrement du chemin. Le vent soufflait délicatement et faisait frissonner les feuilles avec douceur. L'enfant était dans un cocon de verdure, à l’abri de tout regard. Il se sentait si bien dans ce lieu qu'une légère torpeur le saisit. Il allongea sa tête sur ce rocher recouvert de mousse tendre. Il contemplait la voûte des arbres que seuls quelques rayons perçaient. Doucement ses yeux se fermèrent, il se laissait aller à l'engourdissement et s'endormit, enfin calme.
La première sensation que l'enfant ressentit en sortant de la confusion douce du sommeil fut le froid. Ce ne fut qu'ensuite qu'il se rendit compte qu'il faisait nuit. Les ténèbres étaient réellement opaques : un voile sombre recouvrait tout ce qui l'entourait. Il ne voyait presque rien. Il ignorait quelle heure il pouvait bien être : la nuit venait-elle juste de tomber ? Dans tous les cas, il devait se dépêcher de rentrer chez lui. Il imaginait ses parents morts d'inquiétude, la rage de son père quand il rentrerait. Mais il préférait encore ça à cette sombre forêt.
Il chercha du regard son chemin, l'obscurité voilant tout ce qui l'entourait. Quand il l'eut enfin trouvé, il se mit à marcher rapidement : il commençait à se sentir angoissé, la forêt étant affreusement calme. Même le vent ne sifflait plus dans les feuilles et il n'y avait pas le moindre oiseau nocturne qui hululait. Effrayé, il se mit à courir. Sa respiration et les battements de son cœur, qu'il pouvait sentir jusque dans ses tempes, rythmaient sa course.
Mais son pied buta contre une racine et il trébucha dans les feuilles humides. L'odeur de terre humide l'envahit, ses paumes le brûlaient, surement écorchées. Il se releva et retira la terre sur ses vêtements tout en jurant.
_J'en veux pas de tout ça, dit-il en se frottant les mains, énervé, les larmes aux yeux.
C'est à ce moment qu'il sentit sa présence. Là, juste derrière lui, un souffle. L'enfant n'osa pas se retourner, il ne voulait pas savoir.
_Ben alors tu ne me dis pas bonjour mon petit ?
L'enfant se retourna, ses gestes ne lui appartenaient plus, et fut effrayé par ce qui lui faisait face : une sorte d'ombre, de brouillard, une vague silhouette humaine dont il discernait mal les contours mais qui le gelait jusqu'à la moelle de ses os. Il recula instinctivement, souhaitant prendre la fuite le plus vite possible.
_Non, ne pars pas, ne t'inquiète pas je ne te veux pas le moindre mal.
Tout en prononçant ces quelques mots l’ombre tendit dans sa direction ce qu'il pensait être une main. On aurait plutôt dit des serres, des mains immenses qui se terminaient sur des griffes. Elles se refermèrent sur son poignet et l'enserrèrent comme du lierre sur un tronc.
_Tu sais je peux faire quelque chose pour ça.
Il tourna son poignet et lui montra ses marques.
_Tu n'as pas à subir ça... Tu n'es pas obligé de les servir toute ta vie. Qu'ils se débrouillent et qu'ils te laissent vivre ta propre vie.
_Vous pouvez m’aider ?
_Mais bien sûr, je suis venu te voir pour ça.
L'enfant se sentit le moins du monde rassuré, mais la curiosité était là.
_Mais pourquoi vous feriez ça ? Et puis qui êtes-vous d’abord ?
La silhouette noire poussa un soupir et lâcha enfin l'enfant. Il recula pour se mettre sous le rai de lumière lunaire qui perçait la voûte végétale. L'enfant dut retenir un cri de stupeur en voyant sa véritable apparence : un être complètement décharné dont on pouvait apercevoir les os sous sa peau translucide, sa chair était si légère qu'elle se dissipait comme de la brume.
_Qui je suis importe peu. Ce que tu dois savoir c'est le destin qui t'attend. Si tu deviens leur enfant Mémoire, tu ne pourras jamais plus te bercer dans les limbes de l'oubli bien heureux. Tu te souviendras des pires moments de ton existence, ils seront gravés en toi comme ces marques. Est-ce que tu désires vraiment une telle vie ?
_Je... Je n'en sais rien !
L'enfant avait envie de pleurer, de se bercer dans ses larmes. Il en avait assez de ces histoires de Mémoire, marques. La créature se rapprocha de lui, serra à nouveau son bras. Les volutes de son corps brumeux enveloppaient presque totalement le frêle enfant.
_Fais un choix maintenant !
La créature se faisait insistante. Elle grandissait, couvrait tout autour de lui, l'enfant ne pouvait plus rien discerner du monde qui l'entourait. Cette absence de vision l'effraya. Il secoua son bras, se dégagea de l'emprise de la créature et se mit à courir, comme une bête apeurée.
Son petit cœur cognait dans sa poitrine presque au point de lui briser les côtes. Son souffle s'accélérait. Il fuyait aussi vite que ses jambes le lui permettaient. La créature poussa un cri atroce, comme si tous les monstres qui peuplaient les cauchemars du jeune enfant se mettaient à hurler ensemble au même moment.
En fuyant, il ne put discerner que cette ultime sentence de la créature :
_Fuis, de tout manière je t'aurais un jour, oui, je t'aurais et tu n'y pourras rien. Je viendrais te chercher, que ce soit maintenant ou dans cinquante années, le résultat sera le même.
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