CHAPITRE 2 :OMBRES NAISSANTES
Le matin se lève doucement sur la ville de Suzhou, baignant les rues étroites et les maisons traditionnelles d'une lumière dorée. Le bruit des bicyclettes et des marchés qui s’animent commence à emplir l'air. C’est une journée ordinaire pour la plupart, mais pour Yang Li et Deng Shen, elle porte un poids invisible, celui de pensées silencieuses qui ont germé la veille et qui continuent de croître sans qu’ils ne s’en rendent pleinement compte.
Dans l’appartement familial, Yang Li est déjà debout, fidèle à sa routine matinale. La pièce où il vit est à l’image de sa famille : un mélange harmonieux de deux cultures. Sur une étagère trônent des livres de philosophie chinoise, des romans classiques et des récits africains. Une statue traditionnelle congolaise, un héritage de sa mère, se dresse à côté d’un portrait de Confucius, offert par son père.
Installé à la table de la cuisine, Yang Li relit les mots griffonnés dans son carnet la veille sous le cerisier. Il s'attarde sur un vers en particulier, le murmure d’une réflexion personnelle qu’il n’arrive pas à saisir pleinement. Alors qu'il se perd dans ses pensées, Maria, sa mère, entre dans la pièce, portant son éternel sourire et une énergie contagieuse.
« Ah, tu es toujours le premier levé, mon garçon. Et tu écris encore, comme toujours, » dit-elle en déposant une assiette de crêpes chinoises sur la table.
Yang Li relève les yeux et sourit. « Oui, Maman. J’essaie de finaliser mon poème pour le concours. »
Maria hoche la tête avec fierté. « Tu trouveras les bons mots, comme toujours. N’oublie pas que ce qui compte, ce n’est pas ce que les autres pensent, mais ce que tu ressens en écrivant. »
Ces paroles réchauffent Yang Li, mais au fond de lui, une petite voix continue de s’interroger. Peut-il vraiment transmettre, à travers ses mots, le poids de ses réflexions intérieures ?
Chez Deng Shen, la maison s'éveille dans un calme presque silencieux, uniquement perturbé par le sifflement d'une bouilloire sur le feu. Sa chambre, bien rangée, reflète un mode de vie structuré, mais cette organisation extérieure contraste avec le tumulte de ses pensées. Assise au bord de son lit, elle observe son carnet de croquis posé sur sa table de chevet. Elle hésite, ses doigts frôlant la couverture comme si elle craignait d’y plonger à nouveau.
Dans la cuisine, sa mère, Deng Xiu, prépare un petit-déjeuner simple de soupe chaude et de pains vapeur. Elle accueille sa fille avec un sourire réservé.
« Tu es prête pour aujourd’hui ? » demande-t-elle tout en disposant les assiettes sur la table.
« Oui, Maman, » répond Deng Shen, essayant de masquer son manque d’enthousiasme.
Son père, Deng Hao, entre dans la pièce, l’air sérieux comme à son habitude. « Shen, n’oublie pas ton projet de sciences. Tu dois maintenir une concentration maximale si tu veux te démarquer. »
Deng Shen acquiesce, mais ces mots, bien qu’intentionnés, ajoutent une couche supplémentaire au poids qu’elle ressent. Elle se demande si leurs attentes ont encore un lien avec ce qu’elle désire réellement, ou si elles ne font que la maintenir dans une cage invisible.
Sur le chemin du lycée, Yang Li et Deng Shen se retrouvent à leur point de rendez-vous habituel, au coin d’une rue bordée de cerisiers dont les fleurs commencent à tapisser le sol. Yang Li, fidèle à lui-même, arbore un sourire naturel et détendu.
« Bonjour, Shen ! Bien dormi ? » demande-t-il d’un ton léger en ajustant la sangle de son sac.
Deng Shen, bien qu'elle rende son sourire, semble un peu distraite. « Oui, bien dormi. Et toi, tu sembles toujours plein d’énergie. »
Yang Li rit doucement. « Je suppose que j’ai hâte de continuer à écrire. Il y a tellement de choses que j’aimerais exprimer. »
Deng Shen hoche la tête, mais une pensée lui traverse l’esprit : Pourquoi semble-t-il toujours si sûr de lui alors que moi, je doute même de ce que je veux dire ? Ce contraste, bien qu’elle ne le dise pas à voix haute, commence à creuser une distance qu’elle peine à combler.
Alors qu’ils approchent des portes du lycée, ils croisent plusieurs camarades. Chen Bo, le capitaine de l'équipe de basket-ball, les interpelle joyeusement.
« Hé, Yang Li, tu vas te joindre à nous pour un match après les cours ? » lance-t-il avec un large sourire.
Yang Li secoue la tête en riant. « Je pense que je ne suis pas encore prêt à sacrifier mes talents littéraires au profit du basket. »
Chen Bo éclate de rire et leur fait un signe de la main avant de s’éloigner, laissant Deng Shen et Yang Li marcher en silence vers leurs salles respectives. Dans cette courte interaction, Deng Shen ne peut s’empêcher de remarquer à quel point Yang Li semble être à l’aise avec tout le monde, comme si le monde entier gravitait autour de lui.
Au seuil de leur classe, Yang Li s'arrête et lui sourit à nouveau. « On se retrouve à midi ? »
« Oui, bien sûr, » répond-elle, mais même en disant cela, elle ressent un léger pincement. À mesure que leurs journées progressent, les ombres grandissent dans leurs cœurs, insidieuses et discrètes.
Alors que la matinée avance, le lycée s’emplit des bruits familiers : les conversations animées des élèves, les sons métalliques des casiers qui claquent, et les éclats de rires émanant des couloirs. Cependant, au cœur de cette effervescence, Yang Li et Deng Shen portent chacun des pensées silencieuses, des réflexions qui les accompagnent, invisibles aux autres.
Dans sa classe, Yang Li s’installe près de la fenêtre, laissant son regard dériver vers les arbres du parc au loin. Une feuille blanche repose devant lui, mais son esprit vagabonde bien au-delà des limites de ces murs. Alors qu’il joue distraitement avec son stylo, une pensée lui traverse l’esprit, une question qu’il n’a jamais vraiment formulée auparavant :
Pourquoi l’humanité cherche-t-elle sans cesse à définir sa place dans l’univers, alors que l’univers lui-même ne cherche pas à comprendre l’humanité ?
Cette réflexion, bien qu’abstraite, lui semble étrangement liée à son propre tiraillement. Être métis dans une société aux normes souvent rigides, c’est parfois comme vivre entre deux mondes sans vraiment appartenir pleinement à l’un ou à l’autre. Pourtant, il se dit aussi que cette dualité est peut-être une richesse, une manière de voir le monde avec plus de profondeur.
Alors qu'il griffonne cette pensée dans son carnet, une autre phrase émerge presque instinctivement :
La lumière et l’ombre ne s’opposent pas ; elles coexistent, chacune révélant la beauté de l’autre.
Yang Li laisse ces mots flotter dans son esprit, se demandant si c’est là une vérité universelle ou simplement une illusion réconfortante.
De l’autre côté du bâtiment, dans une autre salle de classe, Deng Shen s’efforce de se concentrer sur le cours, mais son esprit glisse vers des réflexions plus personnelles. Elle fixe le tableau devant elle, mais les mots du professeur semblent se dissoudre dans l’air. Une pensée furtive la traverse :
Sommes-nous destinés à être définis par le regard des autres, ou pouvons-nous nous trouver dans le silence que personne ne voit ?
Cette question, bien qu’elle semble profonde, lui provoque un certain malaise. Elle se sent constamment observée, évaluée, que ce soit par ses parents, ses camarades ou même Yang Li, bien que ce dernier soit toujours bienveillant. Dans cette quête pour trouver sa place, elle a l’impression que chaque pas qu’elle fait est jugé, pesé, comme si elle dansait sur un fil invisible tendu au-dessus du vide.
Elle attrape son stylo et commence à dessiner machinalement sur une feuille de son cahier. Les traits qu’elle trace sont instinctifs, mais ils prennent rapidement la forme de deux figures : un arbre majestueux et son ombre, étendue, déformée. Elle s’arrête un instant, les observant. Une nouvelle pensée naît dans son esprit, comme un murmure qu’elle n’avait jamais entendu auparavant :
Les ombres ne naissent que grâce à la lumière, mais combien de temps peuvent-elles exister avant de se dissiper dans l’obscurité ?
Cette idée s’inscrit dans son esprit, ajoutant une couche de profondeur à ses doutes.
À midi, les deux amis se retrouvent sous leur cerisier habituel. Le vent souffle légèrement, emportant avec lui quelques pétales roses qui tourbillonnent dans l’air. Ils s’assoient côte à côte, leur déjeuner à la main, mais leurs esprits sont ailleurs.
Yang Li observe les pétales tomber, une expression songeuse sur le visage. « Shen, est-ce que tu penses qu’un pétale qui tombe a une destinée ? Ou est-il juste emporté là où le vent décide ? »
Deng Shen, prise au dépourvu par la question, reste un instant silencieuse avant de répondre. « Peut-être que ce n’est pas la destination qui compte, mais le fait qu’il ait existé, qu’il ait dansé dans l’air avant de toucher le sol. »
Yang Li esquisse un sourire, touché par la sagesse inattendue de cette réponse. Il regarde à nouveau les pétales. « Peut-être que c’est pareil pour nous. Peu importe où on finit, ce qui compte, c’est ce qu’on fait pendant qu’on tombe. »
Deng Shen hoche doucement la tête, mais en elle, une pensée surgit : Et si certains d’entre nous n’étaient jamais destinés à tomber gracieusement, mais seulement à se briser en silence ?
À l'approche de midi, le soleil s'élevait haut dans le ciel, inondant la cour du lycée de lumière. Les élèves, désireux de profiter de leur pause, s'éparpillaient en petits groupes, animés par les rires et les conversations. Au pied du cerisier, Yang Li et Deng Shen se retrouvent à leur endroit habituel, un sanctuaire silencieux au milieu de l'agitation.
Yang Li est le premier à arriver, son carnet déjà en main, prêt à noter ses pensées. Lorsqu'il lève les yeux, il voit Deng Shen s'approcher, une boîte à lunch dans les mains. Son visage est éclairé par un faible sourire, mais ses pas trahissent une certaine hésitation.
« Shen ! » l’appelle-t-il joyeusement en agitant la main. « Prête pour une pause bien méritée ? »
Deng Shen arrive à ses côtés et s'assied lentement sur le banc ombragé. « Oui, j’en avais besoin. Ce matin était... intense. »
Yang Li rit doucement. « Parfois, j’ai l’impression que les matinées à l’école durent une éternité. »
Ils commencent à manger en silence pendant un moment, le bruit des autres élèves résonnant en arrière-plan. Le vent léger fait danser les pétales de cerisier autour d’eux, créant une atmosphère presque irréelle. Yang Li brise le silence le premier.
« Tu sais, j’ai réfléchi à ce que tu as dit hier soir. Sur la manière dont les gens te regardent, dont ils te perçoivent. J’ai pensé à une chose : est-ce que tu crois que nous sommes définis par ce que les autres voient en nous, ou par ce que nous voyons en nous-mêmes ? »
Deng Shen lève les yeux, surprise par la question. Elle prend un moment pour y réfléchir, ses doigts jouant distraitement avec une feuille tombée près d’elle. « Peut-être que… les deux comptent. Mais parfois, j’ai l’impression que ce que les autres voient finit par écraser ce qu’on pense de nous-mêmes. C’est comme si leurs attentes devenaient plus fortes que nos propres rêves. »
Yang Li hoche la tête, pensif. « C’est vrai. Mais si on ne fait que répondre aux attentes des autres, alors où est notre liberté ? Où est notre vraie identité ? »
Un silence s’installe à nouveau, mais il n’est pas lourd. Il est plein de pensées, d’émotions inexprimées qui se construisent lentement en eux. Deng Shen finit par poser une question, plus pour elle-même que pour Yang Li.
« Et si notre vraie identité était un équilibre entre ce que l’on veut être et ce que le monde attend de nous ? Est-ce que c’est ça, la maturité ? »
Yang Li, impressionné par ses paroles, sourit doucement. « Tu as peut-être raison. Peut-être que notre identité, c’est cette danse entre nos rêves et les réalités du monde. Une danse qui n’a pas de pas fixes, mais qui continue malgré tout. »
Ils restent là, côte à côte, à partager ces pensées profondes, tandis que les ombres du cerisier s’étendent autour d’eux. Ces réflexions, bien qu’elles ne trouvent pas encore de réponses claires, marquent un moment où leur lien s’intensifie, malgré les ombres croissantes dans leurs cœurs.
Sous le cerisier, le vent léger continue de transporter les pétales, comme des fragments de temps qui s’effacent doucement. Yang Li et Deng Shen restent en silence, chacun perdu dans ses pensées, mais connectés d’une manière que les mots peinent à capturer. C’est dans ces instants, au milieu de la simplicité, que les réflexions les plus profondes naissent, comme si le monde entier, réduit à ce moment précis, les invitait à explorer leurs propres vérités.
Yang Li fixe les branches au-dessus de lui, le visage baigné de lumière et d’ombre. « Shen, tu as déjà remarqué que les arbres ne cessent jamais de grandir, même quand personne ne les regarde ? On pourrait passer des années sans revenir ici, et ce cerisier continuerait de s’élever, silencieusement, comme si sa propre existence lui suffisait. Est-ce que les humains peuvent en dire autant ? »
Deng Shen tourne son regard vers lui, songeuse. « Peut-être que non. Nous cherchons toujours à être vus, à être validés par quelqu’un ou par quelque chose. Mais si personne ne nous regarde, est-ce qu’on existe vraiment ? »
Yang Li sourit légèrement, mais son expression est mélancolique. « C’est là que réside le paradoxe. Nous passons notre vie à essayer de laisser une trace, mais le temps finit toujours par effacer même les empreintes les plus profondes. Peut-être que l’important n’est pas de laisser une trace, mais de marcher en sachant que chaque pas compte, même s’il disparaît. »
Ces mots flottent dans l’air, empreints d’une sagesse fragile, comme un fil tendu entre leurs deux esprits. Deng Shen, pourtant, sent une question s’agiter en elle, une réflexion qu’elle ne peut réprimer.
« Et si nos pas n’étaient qu’une illusion ? Si tout ce que nous faisons n’était qu’un écho dans un vide sans fin ? Peut-être que notre lutte pour trouver un sens est ce qui nous empêche vraiment de vivre. »
Yang Li l’observe un instant, impressionné par la profondeur de ses paroles. Il hoche doucement la tête. « Peut-être que tu as raison. Mais alors, si la vie n’a pas de sens intrinsèque, c’est à nous de lui en donner un. Nous sommes les conteurs de nos propres histoires, même si elles ne seront jamais lues par d’autres. »
Deng Shen baisse les yeux, fixant la boîte à lunch vide entre ses mains. Elle murmure presque pour elle-même, mais suffisamment fort pour que Yang Li l’entende. « Si nous sommes les conteurs, alors pourquoi certains récits semblent toujours inachevés ? Et pourquoi certaines histoires commencent-elles à s’effacer avant même d’être écrites ? »
Yang Li s’appuie contre le tronc du cerisier, réfléchissant à ces mots. « Peut-être parce que nous nous concentrons trop sur le début ou la fin, au lieu de vivre pleinement les chapitres au milieu. Les histoires inachevées ne le sont que pour ceux qui cherchent une conclusion. Mais parfois, la beauté réside dans l’imperfection d’un récit qui continue de se réécrire. »
Un groupe d’élèves traverse la cour à proximité, rompant légèrement l’atmosphère contemplative. Chen Bo, accompagné de Sun Jie, s’arrête en apercevant Yang Li et Deng Shen sous leur arbre habituel.
« Toujours en pleine philosophie ? » plaisante Chen Bo avec son énergie habituelle. « Vous devriez venir jouer avec nous un jour, vous savez. La poésie, c’est bien, mais ça ne remplit pas les paniers. »
Yang Li rit doucement, secouant la tête. « Peut-être un jour, quand la poésie sera trop lourde à porter. »
Chen Bo éclate de rire avant de s’éloigner, laissant derrière lui une énergie plus légère. Mais l’interruption, bien qu’amicale, laisse Deng Shen pensive.
« Tu sembles toujours savoir quoi répondre à tout le monde, » dit-elle à Yang Li. « Comme si rien ne te déstabilisait jamais. »
Yang Li la regarde, son sourire s’effaçant légèrement. « Ce n’est pas vrai. Parfois, les mots que je dis aux autres, je me les dis aussi à moi-même, comme un écho. Comme si j’essayais de me convaincre que tout va bien. »
Deng Shen reste silencieuse, mais en elle, une pensée émerge, brutale et honnête : Et si la vérité était que personne ne va jamais vraiment bien ? Et si nous sommes tous des fragments brisés, cherchant à rassembler des morceaux qui ne s’emboîtent plus ?
Le vent souffle plus fort, soulevant les pétales de cerisier dans un tourbillon éphémère. Yang Li les observe avec une intensité particulière, comme s’il cherchait à déchiffrer un mystère dans leur danse.
« Shen, tu crois que le vent sait où il va, ou est-ce qu’il erre simplement, emportant tout avec lui sans destination ? »
Deng Shen le regarde, intriguée. « Le vent... Je pense qu’il ne se pose pas la question. Il va là où il doit aller, sans chercher à comprendre. Peut-être qu’on devrait faire pareil. »
Yang Li rit doucement, mais il y a une pointe de tristesse dans son ton. « Peut-être. Mais parfois, j’aimerais que le vent me porte quelque part où les ombres ne peuvent pas suivre. Un endroit où les doutes s’effacent, même pour un instant. »
Deng Shen baisse la tête, ses doigts jouant à nouveau avec une feuille tombée. Dans son cœur, une pensée s’insinue : Et si cet endroit n’existait pas ? Et si les ombres étaient la seule chose qui nous définissait vraiment ?
Le soleil amorce sa descente dans le ciel, et la lumière dorée du crépuscule s’étend sur le cerisier, projetant des ombres plus longues et plus profondes sur le sol. Yang Li et Deng Shen restent silencieux, assis sous leur arbre, comme si le temps lui-même avait suspendu son souffle pour leur accorder ce moment. Mais ce silence, loin d’être vide, est rempli de pensées inexprimées, de réflexions qui tourbillonnent comme les pétales éparpillés autour d’eux.
Yang Li, les yeux rivés sur les dernières lignes de son carnet, laisse échapper un soupir à peine audible. Il écrit une phrase, s'arrête, et fixe l’horizon. Il murmure, presque pour lui-même, mais assez fort pour que Deng Shen l’entende.
« Chaque ombre est une cicatrice sur la lumière, une preuve qu’elle existe. Mais combien de cicatrices une lumière peut-elle supporter avant de disparaître entièrement ? »
Deng Shen tourne légèrement la tête vers lui, son regard voilé de mélancolie. Elle se demande ce qui l’habite, lui, ce garçon qui semble toujours sûr de ses mots mais dont les silences sont parfois plus lourds que le poids des montagnes. Elle hésite à répondre, mais une pensée émerge, comme une flamme vacillante dans l’obscurité de son esprit.
« Peut-être, » dit-elle doucement, « que la lumière ne disparaît pas vraiment. Même cachée derrière les ombres, elle persiste, comme un souvenir qui refuse d’être effacé. Ce n’est pas la lumière qui abandonne, mais nous, qui cessons de la chercher. »
Un sourire traverse brièvement le visage de Yang Li, mais il est teinté d’un sentiment qu’elle ne peut déchiffrer. « Tu crois que c’est vrai ? Que malgré tout, elle est toujours là, quelque part, même quand on ne la voit plus ? »
Elle hoche la tête, mais un doute s'insinue en elle. Peut-être que sa réponse n’était qu’une façade, une tentative maladroite de se convaincre elle-même. Et si certaines ombres étaient si profondes qu’elles engloutissaient tout, jusqu’au souvenir de la lumière ?
Un souffle de vent plus froid passe à travers les branches, et Deng Shen frissonne légèrement. Elle croise les bras autour de ses genoux, cherchant une chaleur qui n’est pas seulement physique. Yang Li la remarque et se redresse. « Il commence à faire frais. On devrait peut-être rentrer. »
Ils se lèvent ensemble, mais l’arbre semble retenir leur présence, comme s’il savait que ce moment, bien que banal en apparence, marquait un tournant imperceptible dans leur histoire. Alors qu’ils marchent côte à côte, leurs ombres s’allongent devant eux, entrelacées brièvement avant de se séparer sous l’éclat mourant du soleil.
Deng Shen brise le silence alors qu’ils approchent de la sortie du parc. « Li, tu penses que les gens changent vraiment ? Ou est-ce qu’on reste simplement des reflets légèrement déformés de ce qu’on était toujours censés être ? »
Yang Li s’arrête un instant, pensif. Il fixe le sol, puis le ciel, comme s’il cherchait une réponse entre la terre et les étoiles. « Je pense que le changement est une illusion. On ne devient jamais quelqu’un d’autre. On se découvre juste, petit à petit, comme une statue cachée sous des couches de marbre. Mais peut-être que ce processus fait aussi mal que de changer. »
Deng Shen reste silencieuse, ces mots résonnant en elle plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle se demande si ses propres ombres, ses propres fissures, ne sont pas simplement des morceaux du marbre qui s’effritent pour révéler une version d’elle-même qu’elle a peur de regarder en face.
Ils atteignent finalement le croisement où leurs chemins se séparent, ce carrefour symbolique de leurs vies et de leurs pensées. Yang Li, fidèle à lui-même, sourit doucement et lève la main. « Bonne nuit, Shen. On se voit demain. »
Deng Shen, pourtant, reste immobile un instant, cherchant à trouver les mots qui pourraient capturer tout ce qu’elle ressent. Mais les mots lui échappent, comme du sable glissant entre ses doigts. « Bonne nuit, Li. »
Elle le regarde s’éloigner, sa silhouette se fondant dans l’ombre grandissante de la rue. À cet instant, une pensée lui traverse l’esprit, claire et perçante, comme une vérité qu’elle n’avait jamais osé affronter : Et si les ombres naissantes n’étaient pas celles autour de moi, mais celles en moi ?
De son côté, Yang Li, en marchant, lève les yeux vers le ciel où les premières étoiles commencent à apparaître. Il se demande silencieusement : Peut-on vraiment illuminer la vie des autres quand on porte soi-même une ombre que l’on n’arrive pas à comprendre ?
Le chapitre se referme sur deux âmes marchant dans des directions opposées, mais liées par un fil invisible, tissé de doutes, de peurs et d’une amitié fragile. Les ombres naissantes en eux ne sont pas simplement des obstacles, mais aussi des fragments de leur humanité, une quête silencieuse pour comprendre ce qu’ils sont, ce qu’ils étaient, et ce qu’ils pourraient devenir.
Mais que reste-t-il des promesses faites sous un cerisier lorsque les vents du doute soufflent plus fort que jamais ?
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