2.4
Jahyan et deux autres types m’emmenèrent au centre de l’entrepôt. Une grande table servait à mettre la poudre en sachet. Des filles bâillonnées de protection, nues pour éviter la fauche, s’activaient. Elles poussaient la coke à l’aide d’une spatule. Les sachets mesuraient d’après ce que j’en voyais deux centimètres carrés. Jahyan, sous le regard provocateur de Marie, m’en tendis un. Il fallait que je l’avale. Je fis en sorte de l’aplatir au maximum. Je l’enfonçais au fond de la gorge et l’avalais. Jahyan m’en tendis un autre. Marie ne ratait aucun de mes gestes. Pour une fois, son sourire en coin avait disparu. Elle m’observait avec tout le sérieux d’un professeur qui regarde son élève travailler. Tous les trois sachets, je buvais un verre d’eau.
— Dix neuf, encore quatre.
Cela devenait de plus en plus pénible. Même le verre d’eau n’empêchait plus les hauts de cœur, les remontées acides.
— Allez un dernier petit effort.
J’arrivais au bout du calvaire. J’avais réussi sans tout vomir. Marie se tenait droite. Avec sa robe noire ses cheveu d’ébène et son teint mat elle me faisait penser à la belle mère de Blanche neige, ou mieux à Folcoche. Curieusement, son regard m’avait porté. Sans lui, j’aurai sûrement échoué.
— Inutile de te préciser qu’il ne faut rien avaler.
— L’avion décolle dans une demie heure, les sachets peuvent éclater à tout moment.
Marie sortit un médaillon. Elle l’ouvrit. Il y avait l’effigie de Jude, Saint Patron des causes perdues. Je le connaissais que trop bien, c’était le mien.
Marie me regarda une dernière fois, droit dans les yeux.
— Tiens, t’en auras besoin.
Jahyan et moi sortîmes. La voiture nous attendait dans le parking. L’aéroport n’était pas au croisement de la rue. Il fallait faire vite pour ne pas louper l’avion. Les pneus crissaient. On doublait sur la droite, sur la gauche. Dans les virages, des embardées.
— C’est quoi ton nom
— Isabelle
— Isabelle comment ?
— Delcourt
— Tu crèches où ?
— 22 rue de la…
- 34, bordel. 34 rue de La Boétie, le pote à Montaigne. Foutre, si tu dis autre chose que ce qu’il y a sur ton passeport, t’es grillée ; Putain fais gaffe.
Il murmura entre ses dents.
— Je savais que c’était une mauvaise idée, t’es pas prête.
Il était sur les nerfs. Ça se voyait. Il avait la mâchoire serrée. Il sentit mon regard. Il respira.
— Ton nom ?
— Isabelle Delcourt.
— Ton adresse
— 34 rue de La Boétie.
J’en avais ras-le-bol de sa mauvaise humeur.
— Te sens pas obligé de m’engueuler et si tu conduisais moins vite, je retiendrais plus vite.
— Tu te souviens, on a un avion à prendre. Et nous ne sommes pas à l’heure. Et pour clore la discussion, je fais ce que j’ai à faire.
Il accéléra de plus belle. Et pour bien me montrer que c’est lui qui commandait, il me jeta un regard furieux. Une femme traversait la rue avec son landau.
— Attention !
Il freina tout en rétrogradant. Le moteur rugit et ne ralentit pas tout de suite. On fonçait sur la pauvre femme. Jahyan Klaxonna. La jeune femme nous regarda. Affolée, elle courut vers l'autre trottoir. Elle trébucha. La voiture passa au ras de ses fesses.
- Mais, il est complètement dingue !
- La voiture s’arrêta au milieu du carrefour. Des gens s'approchèrent, furieux, prêts à en découdre.
Le rouge passa au vert. Jahyan redémarra en trombe vers l’aéroport sans s’occuper du monde qui hurlait.
— Ça va ?
— Je sais pas.
J’avais peur et la peur est grande nourricière de la colère.
— C’est un miracle qu’on ne se fasse pas arrêter !
Le ton était moins cassant que je ne l’avais espéré. Jahyan me regarda.
— On n’est plus très loin.
Il tourna à gauche et pila. La rue était en travaux.
— Désolé m’sieur dame, mais la rue est bloquée. Il faut faire le tour.
— On n’aura jamais le temps. Il vaut mieux que tu rendes les sachets maintenant.
— C’est hors de question !
— Ecoute-moi !
— Démarre.
— Fais-toi vomir maintenant.
— Non
— Avant qu’il soit trop tard.
Il me prit le visage pour me forcer à régurgiter.
— Lâche-moi et démarre nom de dieu.
— Sylvie n’est pas la première fille qui a claqué dans ces conditions.
J’intégrais l’info.
— Tu saisis ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute !
Je le regardais droit dans les yeux.
— On va à l’aéroport et on livre, point barre !
— Comme tu voudras mais tu vas crever.
Exaspéré, il recula et redémarra en trombe.
— Oh ! l’aéroport c’est à gauche.
— T’occupes, c’est un raccourci.
La voiture nous percuta de plein fouet. La nôtre partit en vrille et s’arrêta près d’un trottoir. On était sonné. Des gens commençaient à se précipiter pour nous porter secours. On entendait des gens s’affairer pour prévenir les pompiers et les flics. On se regarda. On sortit de la voiture, juste le temps de constater les dégâts. Jahyan prit son sac et on s’enfuit.
On courut jusqu’à l’aéroport.
— Suis-moi, je le connais comme ma poche.
On courait dans le hall d’entrée, on courait sur l’escalator, on courait dans le hall d’embarquement. Au comptoir d’enregistrement, il restait encore quelques personnes. Ce fut rapidement notre tour.
— Alors, tu vois, Isabelle, on est arrivé à l’heure.
Je le regardais avec tout le mépris possible.
— Il faut toujours qu’elle s’affole.
Le type nous rendit nos billets et nous laissa passer. Le plus dur restait à faire. Passer la fouille.
— Approchez, s’il vous plaît.
Je n’en menais pas large. Mon cœur bondissait dans la poitrine. J’avais l’impression qu’il était écrit en lettre capitale sur la moindre parcelle de mon visage : « je suis une mule pleine de coke ».
Jahyan attendait derrière le portique qu’on l’invite à passer. Des flics m’observaient. Je repérai un berger allemand. Pourvu qu’il ne sniffe pas la coke. Le chien resta calme. Il fallait absolument que mon regard se détache du chien, que je regarde ailleurs. Le flic passa.
— Vous avez l’air stressée.
Il m’adressait la parole. Il fallait que je réponde quelque chose, vite.
— C'est...C’est la première fois que je prends l’avion.
— Ne vous inquiétez, Tout va bien se passer.
Je construis sur mon visage un ersatz de sourire. Le sien était paternel. Le flic m’invita à continuer ma route.
J’attendis Jahyan. Le chien était toujours là, toujours plus proche, il me fixa, en arrêt.
— Dépêche toi Jahyan, soliloquai-je.
Il s'approcha, machoires serrées, babines retroussées, il grogna, prêt à bondir.
- Rex suffit !
Le chien aboya.
- viens-là !
Le chien obtempéra.
- Bouge, Jahyan, bouge !
Il récupéra son sac et m’entraîna dans le couloir qui menait à l’avion. On annonçait le dernier appel pour notre vol. Le départ était imminent. On courait, on courut encore, et encore. L’annonce était répétée inlassablement. A notre approche, un employé tapa sur une serrure à code. Il ouvrit la porte et fit un signe de tête. Nous nous faufilâmes dans l'entrebâillement. Je me précipitais dans les lavabos.
— Non pas ici !
Jahyan m’emmena une porte plus loin dans une pièce réservée au personnel.
— Maintenant, tu peux vomir.
Deux doigts dans la bouche, mais ça ne fonctionnait pas. Les sachets restaient bloqués dans mon estomac. Je toussais c’était le seul résultat. Je voyais Jahyan s’affairer.
— Faut que tu touches la luette, ma grande.
Quelques sachets remontèrent, mais pas tous.
— Allez ma grande !
— Cesse donc de m’appeler ma grande.
La gorge me faisait souffrir.
— Les sachets vont commencer à se dissoudre, dépêche-toi, s’il te plaît.
Sa voix était soudainement devenue douce. J’observais son visage. Il avait réellement l’air inquiet.
— Je n’y arrive pas.
— Tu n’as pas le choix, courage.
Il prit du liquide vaisselle, me pinça le nez, et me versa le produit. Ce fut radical. Les sachets vomirent un à un.
J’avais la tronche dans le lavabo. J’étais essoufflée, endolorie et fatiguée.
— Allez encore deux, débarrasse-toi de ces saloperies.
Il reprit le flacon.
- Non, c'est bon, arrête !
Les deux sachets restants atterrirent dans le lavabo.
Je les lui tendis.
— Le compte est bon.
D’un revers de main, je m’essuyais la bouche.
— Il faut y aller maintenant.
On retraversa l’aéroport. Un type regardait sa montre. Il nous aperçut et vient à notre rencontre. Il prit le sac dans l’élan de la marche
- Vous êtes en retard !
et nous poursuivîmes notre chemin délesté du précieux paquet. On prit un taxi et on me remit dans une cage.
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