Chapitre 1 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2è mois du printemps, Vasilias, Terres de l’Ouest.

La lune éclairait notre chemin d’une lumière opaque. Seuls nos respirations haletantes, le bruit de nos pas, le claquement de nos vêtements dans la brise légère, les souffles des bêtes qui somnolaient dans les rues et les bruits nocturnes de la ville qui s’endormait se faisaient entendre.

Nous courions comme des voleurs en fuite dans les ruelles étroites de ce quartier pauvre de Vasilias. J’y avais mis les pieds pour la première fois ce matin-même. J’étais déjà venue à la capitale des Terres de l’Ouest plus d’une fois, mais jamais dans un endroit aussi mal famé. La saleté, que ce fût la terre boueuse et piétinée recouvrant les pavés inégaux, les déjections humaines comme animales ou les ordures jetées au bas des fenêtres m’avaient répugnée. Pour me donner du courage, je m’étais répétée que je serais plus discrète dans un endroit où je n’étais jamais allée.

Et voilà que je fuyais au clair de lune avec un illustre inconnu.


C’était un Chasseur du Nord. Son accent avait quelque chose de sauvage. Les mots entrecoupés, les intonations plates. Heureusement pour nous, nous parlions la même langue. Celle-là même qui était officiellement l’idiome d’Oneiris. Il y avait bien un dialecte au Sud ; sur les Terres de l’Empire qui s’étendaient tellement que la langue changeait.

Son physique était aussi typique du Nord. Les hommes étaient en moyenne plus grands que ceux de l’Ouest. Et mon tout nouvel allié devait faire un peu moins d’un mètre quatre-vingts. Cependant, ses épaules larges, ses bras et ses jambes musclés par les exercices quotidiens, lui donnaient une silhouette assez imposante. Il avait la peau claire, mais, là où elle était exposée, elle prenait des teintes ensoleillées dignes d’un marchand du Sud. Sa tignasse d’un brun clair était épaisse et ondulée. Mon poignet mince était presque écrasé par sa main puissante et calleuse. Je ne doutais pas qu’il avait dû passer des heures à manier l’épée.

Courir pendant des minutes était peut-être largement à sa portée, mais pas à la mienne. Plusieurs fois pendant notre fuite, je trébuchai et je l’entendis jurer à voix basse en me soutenant pour pas que je ne tombasse.

— Je n’en peux plus, haletai-je alors que j’avais l’impression que nous courions depuis vingt minutes. Arrêtons-nous.

À contrecœur, il s’arrêta et lâcha mon poignet. Ses traits comme taillés à la serpe étaient crispés et sa colère dégageait quelque chose de presque animal. Il était attirant et effrayant en même temps. La tresse qu’il possédait au niveau de la tempe droite et qui descendait jusqu’à sa mâchoire cassait quelque peu son aura brutale. Une pierre précieuse bleu clair retenait le tout.

— Nous ne sommes pas encore assez loin du Wildave, déclara-t-il à voix basse.

— Je trouve que si, rétorquai-je, pliée en deux par ma respiration saccadée. Ils ne nous poursuivraient pas jusqu’ici.

— J’en doute, tonna le jeune homme à voix basse. Ils m’avaient repéré. Puis, en foudroyant leur chef, tu n’as pas dû beaucoup leur plaire. Ils vont me tuer, prendre toutes mes possessions et faire pareil avec toi.

Devant sa déclaration, la bile monta jusqu’à ma bouche et je me redressai en m’efforçant de garder contenance. Le garçon se tourna vers moi, ses lèvres serrées, sa mâchoire volontaire contractée. À voir mon visage, il se détendit un peu et darda sur moi ses yeux aussi froids que les hivers du Nord. D’un gris-bleu métallique, ils étaient durs et implacables.

— Ou, puisque tu es une jolie fille au teint de lune et aux cheveux de nuit, ils vont peut-être te dépouiller de tes vêtements et se servir de ta chaleur humaine pour leurs désirs naturels.

Cette fois, ma peur dut être palpable, car il soupira en se tournant vers le port.

— Je suppose que tu es convaincue de continuer, à présent ? souffla-t-il avec un sourire sans joie à mon attention.

— Vous essayez de m’effrayer ?

— Peut-être un peu, reconnut-il avec une lueur dans les yeux qui leur enleva un peu de dureté.

Son attitude me laissait perplexe. Alors que je venais de lui sauver la vie, tout ce qu’il trouvait à faire, c’était de me tordre le poignet. Il m’entraînait ensuite dans le cœur du quartier sans me demander mon avis, puis il me laissait imaginer mon sort tragique si je refusais d’aller plus loin. Après quoi, il se radoucissait comme si la situation n’était qu’une mauvaise plaisanterie.

Malgré son impatience, j’eus quand même le droit à quelques minutes de repos et à boire une bonne partie de l’eau que je transportais dans un sac de toile sous ma cape. À peine avais-je rangé ma gourde que mon compagnon reprit son chemin.

— Nous allons vers le port ? m’étonnai-je en sentant les effluves iodés et de poisson dans l’air.

— Perspicace, répondit simplement mon guide en retenant un rire.

— Vous n’avez quand même pas l’intention de prendre un bateau ?

À ces mots, ses épaules se raidirent et il accéléra le pas sans prendre la peine de me répondre. Si je comptais effectivement fuir la bande de malfrats, je n’avais aucunement l’intention de partir en mer en compagnie d’un illustre inconnu. J’allais vite devoir séparer ma route de la sienne.


Nous nous rapprochions du port quand un homme déboucha devant nous en courant. Il se figea en nous apercevant puis hurla :

— Ici ! Ils sont ici !

Plus rapide que je ne le pensais, mon allié bondit comme un félin vers notre adversaire et l’attaqua d’un violent coup de poing à la tempe. Le malfrat s’effondra en grognant et mon allié l’assomma d’un coup de pied. Quand il releva les yeux vers moi, ils brillaient.

— On va faire un détour, annonça-t-il en s’avançant dans une ruelle dirigée vers la sortie de Vasilias. Dépêche-toi !

Face à son ton énervé, je pressai le pas et le suivis sans piper mot. J’avais relevé la familiarité et le ton péremptoire avec lesquels il s’adressait à moi, sans oser le faire remarquer. Personne n’avait jamais osé me parler ainsi. C’était étrange, mais je ne m’en sentais pas insultée. Au contraire, même.


Une heure plus tard, il estima que nous étions tranquilles. Nous nous trouvions au niveau d’un belvédère qui donnait sur une vallée à l’ouest de Vasilias. J’entendais l’océan au loin : nous n’étions pas si loin des côtes. Néanmoins, notre destination d’origine, le port, se trouvait à plusieurs dizaines de minutes.

Mon compagnon avait les bras posés sur le muret du belvédère et fixait la direction dans laquelle se trouvait l’océan. Son regard se perdait dans l’horizon obscur.

J’allais prendre la parole pour lui demander quel était notre programme quand il lâcha d’une voix sèche :

— Pourquoi est-ce que la princesse de l’Ouest se balade dans les bas-fonds de Vasilias ?

Aussi brutale qu’inattendue, sa question me laissa pantoise.

— Je… commençai-je, prise au dépourvu. Comment…

— Comment ? tonna-t-il en se tournant vers moi, incrédule. Tu te fiches de moi ? Tu pensais vraiment être discrète ?

Son ton me blessa. Je levai une main à mes cheveux et en enroula une mèche autour de mon doigt.

— Je me suis coupé les cheveux pour éviter qu’on me reconnaisse, avouai-je, me sentant idiote tout d’un coup.

— Ça ne suffit pas. (Le jeune homme s’approcha et écarta brusquement ma cape, me faisant rougir.) Regarde tes vêtements. Typiquement de la noblesse occidentale. Les couleurs de la royauté. (Le visage grave, il plongea son regard d’acier dans le mien.) Ton accent hautain, ton langage soutenu et tes yeux n’y arrangent rien. En plus de… tes pouvoirs d’Élémentaliste.

— J’ai été idiote, reconnus-je en baissant le nez, peu fière de moi.

Il resta silencieux puis rit à voix basse.

— Je ne ferais pas l’affront d’approuver la sottise d’une princesse.

Son commentaire m’arracha un sourire et je tournai la tête vers l’océan, comme si je sentais son appel au fond de ma poitrine. Le vent soulevait mes cheveux.

— Alors, vous pensez que ces hommes vont me poursuivre encore longtemps ?

— J’en sais rien, répondit-il en posant une main sur le fourreau de son sabre à sa hanche. Si tu n’étais pas intervenue, tu n’aurais pas eu à te soucier de cela.

— Je vous ai sauvé la vie. Je ne voulais pas que vous mouriez.

— Je suis un illustre inconnu à tes yeux, répondit-il en se tournant vers moi. Tu comptes sauver tous les gens que tu croises ?

Déterminée, j’affrontai son regard perçant.

— Si c’est dans mes capacités, oui.

Son visage se plissa dans l’obscurité puis je l’entendis rire à voix basse avant de souffler :

— Quelle idiote.

— Je suis la future reine de ces terres, déclarai-je d’un ton ferme. Mon devoir est de protéger mes sujets.

— Alors tu ferais mieux d’être chez toi qu’ici en train de risquer ta vie avec le banditisme de Vasilias, me rabroua-t-il en élevant la voix.

— J’ai fui, expliquai-je en me sentant d’un coup plus fébrile. Je ne peux pas retourner chez moi tout de suite.

— Une princesse qui fugue… Allons bon. Où va le monde ?

Sa désinvolture me fit serrer les dents, mais il n’avait pas tort. D’un point de vue extérieur, ma fuite devait être irréfléchie et digne d’une adolescente en crise.

Ce qu’il ne savait pas, c’étaient les menaces de mon père de me déshériter. Le manque d’attention de ma mère qui n’avait d’yeux que pour mon petit frère, Ash. L’hypocrisie de la noblesse occidentale. Le poids qu’on jetait sur mes épaules et qui devenait plus lourd chaque année.

Mon père avait des projets pour moi. Pour satisfaire son ambition trop importante, faciliter ses petites magouilles, améliorer ses relations avec les dirigeants des autres Terres… Il voulait me marier à Dastan Samay, le frère de l’Impératrice actuelle. Celle-ci et mon père avaient arrangé ce mariage l’année de mes quinze ans. Il s’était écoulé deux ans depuis et cela faisait vingt-quatre mois que je m’entêtais à refuser cette union, à faire comprendre à mon père que je souhaitais épouser un homme dont je serais tombée amoureuse. L’injustice de ces fiançailles était d’autant plus brûlante que les mariages arrangés n’étaient pas coutume dans mon royaume.

Et notre dernière dispute en date remontait à presque quatre jours. J’étais partie de la maison en remplissant un sac de toile d’affaires qui me semblaient importantes, j’avais pris mes meilleures chaussures de marche et j’étais sortie du château en prétextant une balade matinale. Mes parents n’avaient pas essayé de me retrouver. En réalité, mon départ les avait peut-être soulagés.


Je rejoignis mon allié qui s’était à nouveau installé contre le belvédère en direction de l’océan.

— Vous ne m’avez même pas dit votre nom, soufflai-je en fermant les yeux pour mieux sentir la brise océane sur mes joues.

— Al, déclara-t-il d’un ton sec.

— Al ? C’est tout ? m’étonnai-je en rouvrant les yeux pour l’observer.

— Ça convient très bien à notre relation : courte et sans durée.

J’esquissai un sourire crispé face à sa franchise. Al… sûrement un diminutif. Je ne pus m’empêcher de sourire en songeant qu’il s’agissait aussi d’un diminutif probable pour mon propre prénom.

— Je m’appelle Alice, annonçai-je alors en me tournant dos à la vue qui s’offrait à nous.

— Je sais, votre altesse, répondit-il en s’esclaffant à moitié. La princesse Alice Tharros. Pas moyen d’oublier qui vous êtes.

Je me rembrunis, mais ravalai mon agacement.

— Ce que je voulais dire, repris-je d’un air las, c’est que vous pouvez m’appeler Alice.

Il lui fallut quelques secondes, mais il finit par accepter.

— Ça me va. Et tu peux me tutoyer, Alice.

— Très bien, murmurai-je avec un petit sourire, soulagée de la facilité avec laquelle j’avais établi le contact avec cet étranger.


Il ne s’était écoulé qu’une minute ou deux lorsqu’il sortit un papier froissé d’une poche de son manteau épais. Il était d’un jaune clair et je reconnus aussitôt de quoi il s’agissait.

— Tu dois donc prendre un bateau ? m’enquis-je en me penchant pour mieux voir.

— Je devais, rectifia Al en se détournant.

— Tu as changé d’avis ?

— Non, j’ai raté mon navire. Il partait à la fin du crépuscule, selon les traditions occidentales.

En effet, il était coutume, dans mes Terres natales, d’organiser le départ des bateaux sur l’océan au moment du crépuscule, pour que la chance et un temps clément leur soient accordés.

— Le soleil commençait à se coucher quand je suis entrée dans la taverne, déclarai-je, songeuse. Pourquoi étais-tu encore là-bas ?

— Je m’apprêtais à partir. Puis tu es arrivée. Une fille comme toi dans une taverne du genre du Wildave, ce n’est pas commun. (Il me jeta un coup d’œil et je fus presque certaine qu’il était gêné.) Tu m’as intrigué. Je savais que je n’allais pas cesser de me demander ce que tu étais devenue après mon départ si je m’en allais aussi tôt. Et, pour ne pas arranger les choses, il y avait ce Ian. Finalement, je suis resté jusqu’à ce que je sois presque sûr de ton identité et je suis parti. (Cette fois, il n’eut plus l’air gêné, mais un peu honteux.) Je ne voulais pas être mêlé à la fuite de la princesse royale.

Je ne pus lui en vouloir ; je comprenais sa position.

— Alors Ian m’a attaqué. (Avec un geste las, il passa une main dans sa tignasse ébouriffée en soupirant.) J’aurais encore pu attraper mon bateau après m’être débarrassé de lui.

— Et je suis arrivée, continuai-je d’une petite voix. Je l’ai foudroyé, attirant sur nous l’attention du quartier, et tu m’as entraînée avec toi pour qu’on prenne la fuite.

— Sauf que cela a duré bien plus longtemps que prévu, conclut Al d’un air frustré. Et, une fois en sécurité, il était trop tard pour mon bateau.

— Je suis désolée, murmurai-je en l’observant pour qu’il comprît que j’étais sincère. Où… où devais-tu aller ?

— Ce bateau marchand partait pour les Terres au-delà des Mers. J’ai négocié ma place dans la cale pour quelques pièces.

— Tu t’en allais aussi loin ? m’exclamai-je, étonnée.

Les Terres au-delà des Mers, aussi appelées Mor Avi, étaient un continent de l’autre côté de l’océan occidental. Je n’y étais jamais allée, mais on disait que les mœurs là-bas étaient bien différentes des nôtres.

— Le problème, reprit mon allié en observant de nouveau la direction de l’océan, c’est qu’il y en a plus avant l’automne prochain.

— C’était le dernier ?

— Oui.

Les Terres au-delà des Mers avaient ses saisons inversées par rapport aux nôtres. Ainsi, à l’heure actuelle, c’était l’automne là-bas. Pour des questions de sécurité, les capitaines refusaient de naviguer dans cette direction en plein hiver, raison pour laquelle on ne pouvait prendre ces navires qu’au printemps et en automne, lorsque les saisons intermédiaires étaient en place des deux côtés.

— Tu dois donc attendre au moins quatre mois avant de pouvoir faire de nouveau la traversée ?

— C’est ça, approuva Al en soupirant. Surtout que j’ai claqué les économies d’un an de chasse pour pouvoir me payer le passage.

Malgré moi, je poussai une petite exclamation. Les navires pour les Terres au-delà des Mers étaient les plus chers : ils étaient les plus résistants des flottes occidentales car la traversée était longue et dangereuse.

Ma main cherchait déjà ma bourse dans mon sac de toile.

— Je vais te rembourser, déclarai-je en la sortant. C’est le minimum que je puisse faire. Combien coûtait la traversée ?

— Non.

Al lâcha le mot aussi brutalement qu’autoritairement. Il me fit penser à mon père à ce moment. Intimidée, je relevai les yeux vers lui et sentis ma gorge s’obstruer face à son regard de glace. S’il ne voulait pas de l’argent, que désirait-il ?

— Je… Que désires-tu en échange ?

Mon ton oppressé dut me trahir car il me demanda d’une voix pleine de colère froide :

— Qu’est-ce que tu t’imagines, au juste ?

— Je-je ne sais pas, bredouillai-je, honteuse. Puisque tu refuses mon argent…

— Je refuserai tout ce que tu me proposeras, annonça mon compagnon en secouant la tête. Je ne veux rien de la part d’une princesse.

Cette fois, ce fut à mon tour d’être agacée. J’accrochai son regard puis demandai avec gravité :

— Et tu accepterais quelque chose de la part de la fille que tu as sauvée ? D’Alice ?

Il me fixa sans savoir quoi dire puis secoua la tête à nouveau.

— Écoute, Alice, je ne veux rien de ta part. C’est trop tard pour mon bateau. Je vais aller au port, voir si on peut me rembourser et, si non, j’économiserai pendant les quatre prochains mois de quoi me payer une nouvelle traversée.

— Je suis navrée, soufflai-je avant de pincer les lèvres.

Le vent souleva un peu de poussière entre nous puis Al posa une main sur mon épaule. Surprise, je redressai le cou et rencontrai son regard dur, mais non accusateur.

— Ta vie vaut plus que la mienne, Alice Tharros. Je ne dirigerai aucune Terres plus tard. Ma famille n’attend pas mon retour. Je ne suis rien de plus qu’un Chasseur.

— Ne dis pas ça ! m’exclamai-je en prenant sa main entre les miennes. Un bon dirigeant connaît la valeur d’une vie.

— Il sait aussi que la sienne a plus d’importance, car tout le monde n’a pas les épaules pour diriger, rétorqua fermement mon allié, refermant son cœur qu’il venait de m’ouvrir.

Il retira sans méchanceté sa main des miennes et je me sentis étrangement vide.

— Je ne vais pas te laisser comme ça en plan, reprit Al en étirant ses bras vers le ciel étoilé. On va d’abord se trouver une auberge, se reposer et, demain matin, on prendra la direction du port.

— Pour voir si tu peux être remboursé.

— Oui. Et aussi pour faire en sorte que tu sois plus discrète. (Il me jeta un coup d’œil.) À moins que tu ne souhaites cesser ta fuite et retourner chez toi.

— N-Non ! tonnai-je en serrant mon poing autour d’un pan de ma cape. Je ne rentrerai que si mes parents m’en donnent l’envie.

— Ils n’auront peut-être pas envie de rappeler une princesse capricieuse à l’ordre.

— Tu ne sais rien, le rabrouai-je en m’énervant. Alors cesse de faire comme si cela était le cas.

— Désolé, souffla-t-il en haussant les épaules.

Il n’était pas bien sincère, mais je n’aurais rien de plus de sa part, je le savais.

— Enfin, continua Al en s’engageant dans un chemin qui serpentait entre des buissons. On va aller au quartier commercial près du port et te trouver des vêtements de voyage plus discrets et confortables que ceux que tu portes en ce moment. Aussi de quoi masquer ta personne. Peut-être du maquillage. Des provisions, c’est sûr. Et de quoi te défendre.

— J’ai de quoi me défendre, répliquai-je en sentant la pression familière de ma lame courte dans le creux de mon dos.

Par-dessus son épaule, mon allié me jeta un coup d’œil étonné, mais ne voulut pas en savoir plus. Son manque de curiosité me soulageait et m’agaçait en même temps.


Une vingtaine de minutes plus tard, alors que mes jambes étaient aussi lourdes que du plomb, Al et moi nous arrêtâmes devant le seuil d’une auberge de moyenne gamme. Ni mal famée, ni grandiose.

Al poussa la porte, mais je le devançai et m’arrêtai devant le comptoir en bois qui servait d’accueil. Une vieille femme ronde aux cheveux poivre et sel attendait derrière, les yeux à moitié fermés. Une chaleur bienvenue provenait d’une grosse cheminée dans la salle à manger.

— Bonsoir, dis-je en posant de suite ma bourse devant son nez, ce qui la réveilla. Nous voudrions deux chambres pour la nuit, s’il vous plaît, madame.

— Une chambre avec deux lits, corrigea mon allié par-dessus mon épaule.

La dame lui jeta un regard puis se retourna pour prendre une clef suspendue à un crochet surmonté d’un numéro : le 105. Elle la posa à côté de ma bourse et déclara :

— Ça fera dix pièces de cuivre.

Stupéfaite du bas prix, je restai sans bouger pendant quelques secondes. Al donna un petit coup dans mon dos et je repris mes esprits. Je sortis dix pièces de cuivre de ma bourse – les dix que je possédais après m’être fait de la monnaie sur une pièce d’argent.

— Merci, lâcha la dame d’un ton rauque en récupérant la somme.

— Bonne nuit, lançai-je en récupérant la clef.

Al et moi montâmes au premier étage et, alors que je déverrouillais la serrure, je demandai :

— Pourquoi une seule chambre ?

— Parce que c’est moins cher que deux individuelles.

— J’ai les moyens, rétorquai-je en roulant des yeux.

—Oui et tu ferais mieux de garder au maximum ton argent pour pouvoir tenir le plus longtemps possible.

Face à sa logique, je restai muette et entrai dans la chambre. Une pièce ridiculement petite – plus petite que ma salle de toilette au château – seulement meublée de deux lits, d’un broc d’eau sur une table miteuse et d’une chaise branlante.

— Je comprends le prix ridicule de dix pièces de cuivre, murmurai-je en m’avançant dans la pièce. Il n’y a pas de cheminée ? On va mourir de froid !

— Cesse de te plaindre, princesse, lança Al d’un ton agacé. La chaleur produite par la cheminée au rez-de-chaussée sera largement suffisante.

Il fit passer sa besace par-dessus sa tête et la posa sur la chaise avant de commencer à s’installer. Pendant ce temps, je retirai ma cape – frissonnant au contact de l’air frais – pour la mettre sur le dossier du lit contre la fenêtre étroite. Assise au bord du couchage, je défis mes chaussures et massai mes pieds en poussant un soupir de soulagement.

Quand j’entendis des froissements de vêtements, je redressai la tête et vis Al se défaire de son manteau épais. Dessous, il portait une sorte de protection couleur fauve qui lui couvrait le torse.

— Utile contre les coups d’épée, m’informa-t-il quand il remarqua que je l’observais.

Gênée, je me détournai pour le laisser se déshabiller. Comme cela n’en finissait pas, je finis par marmonner :

— Tu as combien d’épaisseurs, au juste ?

— J’aime être protégé des lames et du froid, répondit-il simplement.

— Un vrai Chasseur, m’esclaffai-je en me tournant vers lui.

Je le regrettai en voyant qu’il ne portait plus que son pantalon fait dans une sorte de cuir léger. Il avait un torse musclé sans être massif. Je notai des coupures et entailles cicatrisées. Conformément à ce que je pensais, la peau de son torse et de ses bras était plus claire que celle de ses mains et de son visage.

Les joues un peu chaudes, je me détournai vers la fenêtre.

— Je ne suis pas pudique comme toi, déclara Al avec un amusement dans la voix qui me fit rougir. Mais, si tu veux que je sorte pour que tu te changes, je peux le faire.

— Non, pas la peine, répondis-je en l’observant à nouveau. Je n’ai rien d’autre comme vêtements.

— Bon, lâcha-t-il en dépliant les draps de son lit. Bonne nuit alors.

Je le regardai s’allonger dans son lit puis se blottir sous sa couverture. Cinq minutes plus tard, sa respiration devenait lente et profonde. Quelle insouciance ! Je ne doutais pas une seconde que m’endormir allait prendre beaucoup plus de temps pour moi.

Malgré ma fatigue corporelle, mon esprit était bien réveillé et alternait sans cesse entre les cris de mon père avant mon départ, le rire mauvais de Ian, les yeux d’acier d’Al.

Cependant, ce furent sûrement ces derniers qui m’accompagnèrent dans le sommeil.

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