Chapitre 8 - Achalmy
An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, campement du Rituel de Maturité, Terres du Nord.
Mon horloge biologique m’avait éveillé alors que le soleil chassait la lune du ciel. Mes paupières s’étaient péniblement ouvertes sur un monde blanc, gris et marron légèrement perturbé du vert des sapins. L’esprit encore embrumé, mon estomac n’avait pas tardé à réclamer son dû. Groggy, je m’étais levé, tout ankylosé après avoir dormi contre une roche. Presque machinalement, j’étais allé chasser mon petit-déjeuner dans les bois.
Une fois mes pensées éclaircies, j’avais observé la tente des Maîtres d’Armes sans savoir quoi faire. Zane, Alice et mon père étaient-ils encore en train de dormir ? Ma compagne de route était-elle au moins avec eux ?
Comme je m’étais réveillé à l’aube, j’avais assisté au changement de poste des gardes. J’étais allé voir celui qui nous avait refusé l’accès la veille au soir pour lui demander si Alice était restée auprès des Maîtres d’Armes. Devant son hochement de tête approbateur, les dernières bribes d’angoisse qui serraient ma gorge s’étaient dissipées aussi agréablement qu’un voile de brume.
Alice était en sécurité.
Le soleil avait inondé le camp d’une vive lumière dorée quand des hommes et femmes armés étaient passés devant moi en discutant. Je les avais entendus se plaindre de la fameuse troupe royale qui remontait le camp. D’après eux, les Occidentaux avaient fait du grabuge.
L’inquiétude m’avait fait serrer les dents. Si ces gardes royaux étaient bel et bien à la recherche d’Alice… L’idée qu’elle pût retourner chez elle contre son gré me révulsait. L’inverse m’avait alors traversé l’esprit : et si la princesse avait fini son caprice et acceptait de suivre ses compatriotes ?
J’avais été dérouté de ressentir une amère déception à cette perspective.
C’était un cri qui m’avait décidé.
Assis sur une roche à une cinquantaine de mètres de la tente des Maîtres d’Armes, je surveillais l’entrée, espérant que quelqu’un en sortît. Le camp émettait toute sorte de bruits confus et plus ou moins bruyants : des cris, des râles, des murmures de discussion, des grognements, des jurons… Puis un hurlement avait percé le chahut ambiant.
Surpris, j’avais bondi de ma pierre et parcourant des yeux le campement. Un mouvement de foule en contrebas avait attiré mon regard. D’autres cris avaient traversé l’air jusqu’à moi.
Avec un dernier coup d’œil à la tente des Maîtres d’Armes, j’avais tourné les talons et m’étais dirigé vers l’origine du raffut.
À présent, je m’insérais tant bien que mal dans la foule qui s’était réunie légèrement en retrait du camp. Des corps de Nordistes étaient étendus au sol. Je les inspectai du regard et soupirai de soulagement en constatant qu’ils étaient tous en vie. Une autre silhouette attira mon regard : celui d’un garde royal, prostré dans une neige souillée de sang. Le reste des soldats s’était amassé près du corps, leurs armes pointées vers la foule.
— Reculez ! ordonna l’un des gardes d’une voix autoritaire. Reculez ou nous blesserons plus des vôtres.
Une Chasseuse lança un rire méprisant en réponse et s’avança d’un pas confiant dans leur direction, un poignard étincelant à la main. D’un geste expert, elle le faisait tournoyer entre ses doigts.
— Nous avons tué votre camarade, déclara-t-elle d’un air amusé. Vous voulez encore tâter de nos lames ?
Je vis quelques gardes blêmir puis reculer. Ils étaient en sous-effectifs et encerclés. J’éprouvai presque un peu de compassion pour eux. Celui qui avait lancé l’ordre resta fermement campé sur ses deux pieds, la mâchoire contractée et les mains serrées autour du manche de son épée.
— Nous cherchons une personne. Nous ne voulons aucun mal à votre peuple.
— Vous auriez dû y penser avant de franchir nos frontières ! rétorqua quelqu’un dans la masse qui s’était agglutinée autour des Occidentaux.
— Parfaitement, renchérit un autre d’un air offensé. Votre venue brutale est une honte diplomatique !
J’étais parfaitement d’accord. Le Roi avait agi bêtement en envoyant une escouade récupérer sa fille. Il valait mieux demander des négociations politiques ou solliciter quelqu’un de confiance, une personne vaillante, sérieuse et forte, pour partir à la recherche du disparu.
Maintenant, les gardes étaient encerclés et craignaient d’être tués par des Nordistes fâchés d’être interrompus au milieu d’une coutume sacrée.
— Par les Dieux ! lança ce qui devait être le chef de l’escouade, celui qui tenait bon malgré la menace, laissez-nous partir, nous ne causerons plus de soucis.
La Chasseuse lâcha un nouveau rire grave puis, dans un mouvement habile, lança son poignard vers l’homme. Celui-ci tenta de le parer, mais la lame entailla son bras jusqu’au coude. Il jura puis baissa son épée en appliquant sa main libre sur la plaie ensanglantée.
— Vous allez tous mourir, lança la Chasseuse d’une voix cajoleuse, presque tendre.
Ma main était descendue sur le manche de Kan quand une voix ferme perça l’air :
— Ça suffit !
Elle provenait d’en dehors du cercle de badauds. Intrigué, je tournai la tête dans la direction de la voix. Comme tout le monde, ou presque, faisait de même, je ne pus voir de qui il s’agissait.
— Laissez mon escouade tranquille, enchaîna l’homme et sa voix souple me parut familière.
La foule se sépara et une silhouette longiligne s’avança au milieu, imperturbable.
Mon sang se figea dans mes veines et ma main agrippa nerveusement mon sabre court.
Le comte Ace Wessex Bastelborn se tenait devant ses hommes, un sourire désinvolte aux lèvres malgré la situation dramatique.
Une vague de colère monta en moi. Ce Noble nous avait ralentis avec Alice et nous avait empêchés de mener notre plan à bien. C’était en partie sa faute si j’avais entraîné avec moi la princesse de l’Ouest.
Bouillonnant de rage, je serrai les dents et le fusillai du regard, inconnu au milieu de la foule. Il parcourut tranquillement celle-ci des yeux et je frissonnai quand ses iris parme glissèrent sur moi.
Il leva une main gracile gantée de blanc.
— Mes chers Nordistes… commença-t-il d’une voix portante. Calmons les cœurs enragés et refreinons les passions. Cinq des vôtres ont été blessés, mais ils s’en sortiront. (Le ton de l’homme se fit plus las.) Tandis que nous, nous avons un mort à déplorer.
Il écarta soudainement les bras, figure déroutante, en bleu et argenté, au milieu du cuir et des fourrures des Nordistes. Il avait gardé le même genre de vêtements étranges en les adaptant au climat du Nord. Le cuir léger avait remplacé le tissu, la flanelle la toile douce et son ridicule chapeau à plumes avait laissé place à une espèce de béret.
— Je vous prie, moi, comte Bastelborn sous les ordres du roi Tharros, de bien vouloir écarter le passage.
Le silence se fit. Quelques rafales gelées balayaient les rangs, faisant s’envoler la poudreuse et claquer les vêtements. La tension grandit et la Chasseuse émit un grognement du fond de la gorge qui n’augurait rien de bon.
— Et puis quoi encore ? grogna-t-elle d’une voix cinglante. Ton « roi » nous prend pour des bêtes sauvages et indisciplinées pour nous envoyer ses hommes sans prévenir. Manquerait plus qu’on vous doive le respect.
Les yeux étranges du Noble se mirent à flamboyer. Un sourire crispé tordit ses lèvres et il fit claquer sa langue.
— Les hommes et leur arrogance, marmonna-t-il d’un air sombre.
Brusquement et sans hésitation, il tendit la main vers la Chasseuse. Celle-ci s’arcbouta en lâchant un cri étranglé. Les yeux écarquillés, elle se mit à trembler sauvagement, la langue pendante.
Il y eut un silence stupéfait avant que les hommes et les femmes ne chargeassent. Mon cri de dissuasion se perdit dans les exclamations enragées de la foule. Ne voyaient-ils donc pas que cet homme était un puissant Élémentaliste ? Ne sentaient-ils pas le danger permanent qui émanait de lui ? Ne percevaient-ils pas son sourire mordant, excité, et son regard dément, comme s’il était capable de mettre le monde à ses pieds ?
Ne comprenaient-ils pas qu’ils ne pouvaient rien face à lui ?
Comme je m’y attendais, le Noble balaya la première rangée ennemie d’une bourrasque cinglante. Les Nordistes s’effondrèrent, sonnés, et ceux qui chargeaient derrière trébuchèrent sur leurs corps ou furent rejetés en arrière par de nouvelles rafales.
Mon cœur se serra de douleur pour mes camarades repoussés injustement. Ils souhaitaient simplement chasser l’ennemi de leurs Terres.
Avec un rire mauvais, Ace Wessex Bastelborn tendit les doigts au ciel et fit s’abattre des éclairs au hasard sur ses ennemis. Des femmes, des hommes, des innocents et des enfants furent touchés par l’attaque.
Cette fois, la rage éclata au fond de mes entrailles. Je dégainai, soufflai « Kan ! » et vis la lame de mon sabre se défaire. L’eau partit en jaillissant vers le Noble et manquai lui percer l’épaule. Comme s’il l’avait sentie venir, Ace Wessex se détourna au dernier moment. Son regard perçant tomba pile sur moi et un énorme sourire fendit son visage.
Il m’avait reconnu.
Des gémissements de douleur, des cris de rage et des exclamations surprises éclataient autour de moi alors que je m’avançais vers l’ennemi. La foule était repoussée par le vent et la foudre. La troupe royale observait avec stupéfaction leur meneur. Le chef d’escouade dévisageait le comte avec fierté et reconnaissance.
— Mon cher petit Chasseur… susurra le Noble d’une voix mielleuse en me voyant approcher.
— Comte Wessex Bastelborn, le saluai-je à mon tour d’un air glacial. Vous n’êtes pas le bienvenu ici. Repartez d’où vous venez.
Il m’observa d’un air pensif, faisant mine de réfléchir sérieusement à ma proposition. Finalement, il frotta lentement ses mains l’une contre l’autre et déclara d’un air grave :
— Malheureusement, je crains que cela soit impossible, jeune homme. (Son visage prit soudain une expression enjouée.) Je suis venu récupérer cette sotte de princesse.
Mes doigts se crispèrent autour de Kan et j’eus presque l’impression de sentir le sabre vibrer doucement entre ma main, comme pour me rappeler que je n’étais pas seul.
— Alice n’a pas besoin de vous, répliquai-je d’un ton acide. C’est une grande fille ; si elle décide de rentrer, elle le fera toute seule.
— Je n’en doute pas, s’esclaffa le comte en posant une paume sur le manche de son épée ridicule.
Il la dégaina dans un sifflement aigu qui titilla mes oreilles. Kan se fit plus lourde dans ma main et je fronçai les sourcils. Rêvai-je les changements qui s’opéraient chez mon arme ?
Guidant Kan par la pensée, je passai à l’attaque. Un jet d’eau jaillit à toute vitesse vers le Noble alors que je glissais sur le sol en direction de l’ennemi. Un garde royal sortit du cercle pour tenter de m’arrêter, mais je lui tranchai le devant des jambes d’un mouvement agile. Il cria et tomba à genoux, du sang sifflant dans les airs suite à mon coup.
Avec une légère impulsion sur le talon, je me redressai et piquai vers le bras armé du Noble. Il para avec aisance mon attaque et me la renvoya. Je l’évitai de justesse et envoyai le courant d’eau désarmer une garde qui m’attaquait par derrière. Surprise par le liquide qui lui arracha son épée, elle poussa une exclamation qui se transforma en cri inarticulé lorsque je lui plantai mon pied dans le ventre.
Deux gardes au sol. Les escouades royales se composaient de quinze personnes. Puisque l’un des leurs avait été tué, douze hommes du Roi se tenaient encore derrière Ace Wessex Bastelborn. Difficile, mais pas impossible.
Serrant les dents, j’appelai la glace pour qu’elle élevât des piques tranchantes vers le cercle de gardes royaux qui restaient en position derrière leur chef. Il y eut un tiraillement familier au creux de mon ventre puis des stalagmites grandes d’un mètre jaillirent du sol dans un craquement. Des cris se firent entendre du côté occidental. J’espérais qu’aucun d’entre eux n’était touché mortellement. Alice m’en voudrait si je tuais l’un des gardes de son père.
— Dispersez-vous, bande de crétins ! siffla le Noble en leur jetant un regard noir.
Néanmoins, j’avais déjà fait des blessés. Un homme et une femme ne se relevèrent pas. Dix.
Profitant de l’inattention de comte, je me jetai sur lui. Avec une vivacité qui me surprit, il se retourna et para ma lame. J’appuyai plus fort Kan contre son épée fine et il fut forcé de reculer dans la neige, le visage crispé.
— Traîtresse, souffla-t-il en fixant la lame de mon sabre.
Je fronçai les sourcils, mais ne m’attardai pas devant son comportement étrange.
— Tu t’es trouvé un propriétaire doué, reprit le Noble. J’espère que tu en profites.
T’es complètement cinglé, mon vieux !
Avec un cri, je relevai Kan et l’abattis furieusement sur le Noble. Je repensai aux hurlements des enfants foudroyés, aux visages terrorisés des badauds venus voir les agitations.
Des innocents.
La lame mince du Noble trembla sous l’impact et, l’espace d’une seconde, je crus qu’elle allait se briser. Mais elle résista et repoussa mon attaque. D’un mouvement maintes fois répété pendant des années d’entraînement, je reculai tout en consolidant ma garde. Ma respiration était courte et mon cœur tambourinait contre mes côtes.
Du calme, lança la voix de Zane dans mon esprit, respire : inspire et expire, ne bloque jamais ton souffle ou tu casseras le rythme de ton corps. Écoute ton cœur, c’est lui le maître d’orchestre.
Sourire aux lèvres, j’inspirai calmement et sentis mon rythme cardiaque ralentir légèrement pour prendre un tempo particulièrement endurant.
Mon esprit se concentrait sur l’environnement. Je sentais l’eau dans l’air, la neige sous mes pieds, la glace qui sommeillait plus profondément et les brumes légères qui louvoyaient entre les troncs des arbres. D’une simple pensée, la lame de Kan se déconsolida de nouveau et en laissa s’échapper une partie. Je l’envoyai vers le comte, qui l’esquiva. Il n’était pas ma cible.
Un homme s’effondra lourdement derrière lui. Neuf. Je suivis du regard le courant danser autour des gardes royaux puis s’attaquer à nouveau à l’un d’entre eux. Il cria puis tomba. Huit.
Soudain, une violente rafale me poussa sur le côté et je restai debout in extremis après avoir percuté une roche qui saillait de terre.
— C’est moi ton adversaire, Chasseur, siffla le Noble, son visage brûlant d’une colère presque enfantine, comme si je venais lui voler son jouet préféré.
Pour répondre à son appel, je fis sortir du sol une stalagmite acérée qui manqua de transpercer son dos. La pointe s’arrêta à quelques centimètres de celui-ci sans le blesser. Je fronçai les sourcils en me déplaçant latéralement pour éviter la flèche d’un garde royal. Avais-je raté mon coup ?
Frustré, je fis gicler de l’eau bouillante sur le reste des troupes royales, qui crièrent. Alors qu’un nuage de vapeur s’élevait dans l’air, l’un d’eux, gravement brûlé, mit pied à terre en lâchant son arme. Sept. D’un mouvement du poignet, une pointe de glace se figea dans la cuisse d’une femme armée d’une hache. Six.
Je fus stoppé par un éclair qui manqua me griller sur place. Je bondis en arrière une fraction de seconde avant le coup mortel et m’effondrai dans un tas de poudreuse. À moitié aveuglé et le nez chargé d’une odeur de brûlé, je faillis me faire percer par la lame d’un garde royal. Je le repoussai avec agacement et l’abattis d’un coup de sabre bien placé. Cinq.
Du coin de l’œil, je surveillai le Noble. Il me regardait affronter et abattre ses hommes d’un air pensif. Il était complètement fou. Quel chef restait les bras croisés tandis que ses troupes se faisaient battre ? Qui plus est alors qu’il semblait très impliqué dans le confit quelques instants plus tôt.
Ace Wessex Bastelborn apparemment, songeai-je avec dépit.
L’homme que je supposai être le meneur de troupe me lança un nouvel éclair. D’un mouvement du poignet, un mur de glace se dressa devant moi, détournant la foudre. L’homme me dévisagea d’un air désabusé et lança à ses hommes :
— Il est peut-être jeune, mais il est coriace ! Faites attention.
L’un d’eux s’effondra, touché par l’eau de Kan qui continuait de filer dans les airs.
— Quatre ! déclarai-je avec amusement au chef de troupe, qui pâlit puis me fusilla du regard.
De près, je vis ses yeux bleus couleur saphir. Un Noble maîtrisant les éclairs. Les miens devaient alterner entre le gris translucide et le bleu glacé. Une preuve de ma nature d’Élémentaliste qui trahissait non seulement mon identité, mais aussi quel élément j’employais.
Un nouvel éclair claqua et je le détournai au moyen de la glace. Je serrai le poing gauche et une petite explosion de neige détona aux pieds des gardes. Profitant de leur aveuglement temporaire, je me glissai dans le nuage blanc et fis voler mon sabre dans toutes les directions. Je sentis le tissu se fendre sous le coupant de Kan, qui vibrait doucement entre mes doigts, et la peau céder. Il y eut des cris et je sortis d’un bond agile du voile de poudreuse.
Quand la neige retomba, le chef d’escouade se tenait au milieu de ses trois hommes effondrés. Devant son expression abasourdie, un sourire mordant étira mes lèvres gercées par le froid.
— Un.
J’allais mettre fin au combat contre la troupe royale en envoyant l’eau de Kan à haute pression dans le dos de l’homme quand quelque chose m’en empêcha.
J’eus soudain l’impression qu’un nuage énorme masquait le soleil, que la température chutait brutalement et qu’une main immense se refermait autour de moi. Le poing levé pour indiquer à Kan ses ordres, je me figeai. Une force envahissante venait de lâcher comme un poids sur mes épaules. Les poumons comprimés, les membres lourds, je laissai mon bras retomber. Le courant d’eau qui tournoyait librement dans les airs se figea puis retourna consolider la lame de Kan. Le sabre pesa lourd dans ma main.
Qu’est-ce qui se passait ? C’était la première fois que je ressentais une telle chose.
Il y eut un rire derrière moi et je tournai brusquement le cou. Le comte Bastelborn me fixait avec une expression qui mélangeait moquerie, intérêt et étonnement.
Salaud, songeai-je, incapable de lui lancer mon juron à voix haute.
Je ne savais pas comment il s’y prenait, mais il était responsable de mon immobilisation. Serrant les dents, j’essayai de repousser cette force invisible. Mes muscles se contractèrent sous mes vêtements et mon sang tapa contre mes tempes. J’appelai à moi tous les éléments aqueux qui m’entouraient sans qu’ils réagissent. Quelque chose de plus fort, de plus grand, me repoussait.
Un cri remonta du fond de ma gorge, alors que le tiraillement familier dans mon ventre se muait en crampe. À droite de mon champ de vision, un nuage de poudreuse explosa. Une brume légère s’éleva du sol alors que la glace commençait à bouger à plusieurs mètres sous mes pieds.
— Ben dis donc, lança le Noble d’un air sincèrement étonné.
Je continuai à forcer contre cette emprise invisible. Le chef d’escouade, constatant ma faiblesse immédiate, se lança sur moi avec un cri, la lame de son épée parcourue de petits éclairs bleutés.
Je le vis lever bien haut la lame au-dessus de ma tête et, l’espace d’une seconde, je crus que c’en était fini de moi. Mais une bourrasque cinglante jeta le garde royal au sol en le désarmant au passage. Stupéfait, je dévisageai le comte Bastelborn, mais il esquissa un sourire crispé.
— Ce n’était pas moi.
Levant les yeux vers la foule de badauds, qui était restée en retrait une fois que le Noble avait lancé son attaque, j’aperçus une silhouette menue qui dévalait la pente, ses cheveux noirs voletant dans la brise.
Mon cœur se serra. Alice me rejoignait.
J’eus envie de lui hurler de faire demi-tour, de revenir sur ses pas, pour ne pas avoir à affronter le Noble. Néanmoins, en plus de ne pas pouvoir parler, je savais quelle réponse j’aurais eue de la princesse : un regard noir dans un masque d’effronterie indignée.
— Al ! lança-t-elle, haletante.
Profitant de l’attention d’Ace Wessex Bastelborn détournée, je forçai sur tout mon corps en grondant. Il y eut comme un déclic et la puissance céda. Des explosions de neige détonèrent autour de moi et l’eau se condensa sur ma peau exposée à l’air. Les éléments que j’essayais en vain d’appeler depuis tout à l’heure me répondaient enfin.
Cette fois, je n’avais plus le temps de m’amuser. Eon émit un sifflement familier lorsqu’il sortit de son fourreau. Sa lame splendide refléta le soleil et je la pointai vers le Noble.
— Voilà ton ennemi, Eon, murmurai-je posément en toisant notre adversaire.
Alice avait presque atteint la zone de notre affrontement. Elle observait avec un mélange d’horreur et de stupéfaction les corps étendus dans la neige salie. Son regard s’attardait sur les gardes.
— Mademoiselle Tharros, la salua poliment le Noble. Nous étions à votre recherche. Je suis content que vous vous soyez rendue avant qu’on ne déclenche un incident diplomatique.
— Comte Wessex Bastelborn, souffla mon alliée d’un air désabusé, vous avez déjà créé un incident diplomatique.
Une expression dubitative se peignit sur ses traits fins.
— Vraiment ?
La colère était toujours présente en moi, calme et posée comme peuvent l’être les braises d’un âtre. Prête à éclater en flammes ardentes si nécessaire.
— Ah oui, félicitations Chasseur, ajouta le Noble en braquant les yeux vers moi. Vous êtes fort et coriace. Vous pouvez donc nous accompagner.
La surprise dut se lire sur mon visage, car il m’adressa un sourire de connivence.
— Un Élémentaliste aussi doué… Je ne peux pas le laisser m’échapper.
Qu’est-ce qu’il racontait ? Alice me jeta un regard inquisiteur, mais je secouai la tête. Je n’étais pas plus avancé qu’elle !
Ma compagne de route progressa vers nous en évitant soigneusement les corps qui émettaient des râles de douleurs.
— Je vais venir avec vous, comte Bastelborn. Je vous ordonne de ranger vos armes, de rassembler vos troupes et de quitter le Nord immédiatement.
Visiblement mécontent de recevoir des ordres d’une jeune fille, il lui adressa un regard assassin et un rictus empoisonné.
— Je suis sous les ordres de votre père, ma demoiselle. Et j’ai pour ordre de vous ramener à la couronne, pas d’obéir à vos caprices.
Son visage s’empourpra légèrement.
— Ce ne sont pas des caprices ! répliqua-t-elle d’un ton sec. Seulement des conseils pour qu’il n’y ait pas plus de blessés.
J’observai ses petits poings serrés et son regard déterminé qui brillait sous sa frange noire. Avait-elle pris conscience de son rôle et de ses devoirs ? S’était-elle résolue à accepter ses fiançailles pour avoir accès au trône ?
Elle me jeta un regard fugace puis réaccorda son attention vers le Noble.
— Laissez-moi dire adieu à mon ami. Je n’en ai pas pour longtemps.
Sans attendre la réponse de l’homme, elle s’avança jusqu’à moi. J’abaissai Eon et la regardai venir, les joues rougies par l’effort et le froid, les yeux brillants de larmes sèches.
— Achalmy, souffla-t-elle doucement lorsqu’elle fut près de moi. Je… je te remercie pour m’avoir aidée et accompagnée. (Sans me laisser le temps de la repousser, elle jeta ses bras minces autour de moi, se tapant le front contre ma poitrine.) Merci, merci. Je n’oublierai jamais tout ce que tu m’as appris et ce dont tu m’as fait prendre conscience.
Embarrassé, je la laissai faire. Je sentis ses épaules trembler et je résistai à l’envie de l’étreindre à mon tour. Comment allait-on la traiter chez elle, avec ses idées et son caractère ?
— Alice, chuchotai-je à son oreille. Alice, ne les laisse pas te briser.
À ces mots, elle releva des yeux humides vers moi et je me détournai.
— Que ce soit ton fiancé, ta famille ou les Nobles… Ne les laisse pas te modeler selon leurs désirs. Sois forte et fière. Comme une reine. Même s’il y a des obstacles, franchis-les sans regarder derrière toi et trace ta route. (Maladroitement, je l’étreignis.) Tu seras une grande reine.
Elle renifla contre mon épaule puis se dégagea brusquement. Elle m’adressa un hochement de tête et un regard résolu.
Je souris. Elle avait enfin laissé ses doutes de côté.
Alors qu’elle s’avançait vers le comte, la tête droite, mais les épaules affaissées, l’homme me jeta un regard amusé. Je me raidis aussitôt, la tension crispant les muscles de mon visage.
Il posa sa main gantée sur l’épaule d’Alice et j’eus l’impression de voir un monstre toucher une enfant. Comment pouvais-je la laisser partir avec lui ? Avec cet individu tordu et dangereux ?
— Alic… commençai-je avant d’être bâillonné de nouveau par la force invisible.
Cette fois, elle fut plus virulente et une envie de vomir monta brutalement. Tétanisé, je m’effondrai en arrière et grimaçai sous l’impact. Surprise du bruit sourd, Alice se retourna et me dévisagea avec stupéfaction. Avant qu’elle pût accourir dans ma direction, le Noble l’attrapa par le bras et la frappa à la tempe du pommeau de son épée. Les yeux de mon amie se révulsèrent et elle s’effondra entre les bras venimeux du comte Bastelborn. Celui-ci la laissa s’affaisser dans la neige comme une poupée de chiffon.
Il rangea son épée fine et s’approcha de moi d’une démarche chaloupée. Quand il fut à deux mètres, il m’adressa un sourire torve.
— J’aurais aimé que tout cela se fasse dans d’autres conditions, mais j’ai atteint les limites de ma patience. (Il eut un geste dédaigneux à l’adresse d’Alice.) Si cette idiote de princesse n’avait pas fui aussi loin… Je vous aurais déjà emmenés. Fichus Tharros. Toujours aussi fatigants.
Je le dévisageai, contraint au silence par l’étrange puissance. Ses yeux se braquèrent sur moi.
— À présent, rentrons, conclut-il en m’adressant un rictus grimaçant.
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