Chapitre 9 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, campement du Rituel de Maturité, Terres du Nord.

Je n’avais jamais eu aussi froid. Pourtant, je savais ce que c’était de sentir sa peau se crisper sous l’air glacé, les articulations se rétracter, les muscles trembler vainement pour repousser l’attaque gelée, les dents claquer furieusement, les pores du visage se fermer, la douleur qui accompagnait la perte de sensation dans les extrémités, les lèvres gercées et collantes, les paupières criblées de mille aiguilles. J’avais dormi au creux de la neige, assailli par des bourrasques glaciales qui hurlaient plus fort que des guerriers envoûtés, la glace gagnant du terrain sur la chaleur risible de mon corps. J’étais né au cœur de l’hiver, quand les monts disparaissaient dans les brumes, quand la mort régnait sur la vie. Dans mon sang coulaient des générations de Nordistes, qui avaient vaincu le froid, combattu les neiges et brisé la glace. Alors que je ne savais même pas lire, j’arpentais déjà les basses montagnes enneigées.

Le blizzard qui m’avait envahi n’avait pas grand-chose à voir avec une sensation de température. C’était au-delà. Ce froid me donnait une impression de vide, comme si l’énergie quittait mes muscles, le sang mes veines, la lucidité mon esprit et la lumières mes yeux.

J’étais en train de mourir. Voilà d’où venait cette foutue caresse givrée.

Et je n’avais pas prévu de mourir aujourd’hui.

J’étais conscient d’être impuissant. Conscient que des gens s’affrontaient près de moi, que le sang fuyait mon corps comme un lâche, que les sensations physiques, la douleur, le froid, s’atténuaient de seconde en seconde, que l’air renâclait à emplir mes poumons.

Lefk, mon Dieu bien-aimé, protecteur et châtieur de mes Terres natales, à qui j’avais servi une belle dette de sang, attirait à lui les fils de mon être. Mon corps tendait à la Mort, tandis que Galadriel enflammait mon esprit d’une volonté de vivre qui me surprenait.

Étaient-ce les Dieux ou seulement moi ?

Je crus entendre la voix d’Alice, vite surpassée par des cris et des tons plus graves que j’associai à des hommes. Il me sembla reconnaître l’intonation chaleureuse de mon ancien maître et celle crispée de mon père. Et le timbre aigre-doux d’une voix suave cachant de sombres desseins.

On marchait, ou plutôt on courait et on sautait, près de moi. Il y avait les claquements familiers du métal contre le métal, la sensation que les éléments se tordaient sous les ordres de puissants Élémentalistes et que des choses se jouaient près de moi sans que je pusse intervenir.

Alice était-elle tombée dans les bras dangereux du Noble ? Dans ce cas-là, d’où venaient les combats qui se déroulaient tout près ?

Il y eut bientôt seulement l’éclat étouffé de voix. Refroidi par ce soudain silence, je poussai mon esprit à prendre le contrôle de mon corps. Je ne fus capable que d’émettre un son faible, mélange de grognement et de geignement.

La seule chose qui me maintenait en vie était peut-être la fureur que provoquait mon impuissance. Je m’étais entraîné depuis mon enfance à être fort, autonome et capable de me défendre. Pas d’assister comme un boulet de plomb à l’enlèvement d’une amie.

Pendant ce qui me parut une éternité de rage douloureuse, il ne se produisit plus rien autour de moi. Le silence emplissait mes oreilles d’un grésillement et l’absence de sensations physiques me déroutait. Peut-être étais-je sur la dernière ligne droite avant de faire face aux yeux abyssaux du Dieu de la Mort.

Puis j’eus la sensation de flotter. Une voix douce, tendre et rassurante chuchotait à mon oreille. Qui aurait cru que Lefk fût si accommodant. Je trouvais son ton bien… humain pour la divinité de la mort.

Quelque chose chatouillait mon esprit. Un relent de goût métallique dans ce qui devait être ma bouche, la sensation infime d’un poids sous ma nuque, comme si quelque chose me touchait. Une impression fugace que celui qui me parlait m’était aussi familier que Lefk, en étant bien plus bienveillant.

Il y avait un battement régulier dans l’air. Jouait-on de la musique lorsque nous tombions dans les bras de Lefk ? Des percussions basses, discrètes et profondes, donnaient le rythme d’ensemble. S’ensuivait un souffle un peu raide, en crescendo puis decrescendo. Finalement, des sons grinçants joignirent la mélodie, pareils à des notes raides tirées de cordes abîmées.

Mon corps jouait une symphonie.

Celle de la Vie.

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