Chapitre 11

12 minutes de lecture

Hana

Ce soir, les étoiles scintillent de mille feux. Elles illuminent de manière irrégulière la voûte céleste, accompagnées de quelques nuages brumeux traversant le reste de l’étendue bleue nuit.

Je contemple attentivement le paysage s’offrant à moi, depuis la fenêtre de ma chambre, dans l’espoir de mettre un terme à mes cogitations. En vain.

Bon sang, mais qu’est-ce qu’il m’a pris de réagir ainsi ?

J’attrape une mèche de mes cheveux et je la tortille autour de mon index.

Pour être honnête, je ne me suis jamais vraiment intéressée aux garçons. Les cours, les entraînements de basket au club et mes sorties avec Lucy ont toujours suffisamment occupé mes journées, de sorte à ce que je n’ai pas à y penser. Ce qui peut être déroutant, je le conçois, surtout pour notre génération où les relations de couple sont particulièrement encouragées.

D’ailleurs, Lucy ne s’est pas gênée de me le faire remarquer tout au long de notre scolarité, – ou plutôt de me « rappeler à l’ordre » –, selon ses termes. Je lui ai pourtant expliqué à maintes reprises les règles de ma religion sur ce sujet. La mixité n'est pas condamnée, à condition d'être réglementée. Alors si on veut fréquenter le sexe opposé, on évite de le faire en privé et encore moins de manière isolée. Et surtout, on s'assure d'être prêt à s'engager.

Or, loin de moi l'envie de me marier.

Ce qu’elle n’a visiblement toujours pas intégré.

Mais je ne lui en veux pas. Elle est en couple avec un garçon, un certain Martiniquais du nom de Clay, depuis sept ans maintenant. Je crois qu’elle l’a rencontré en vacances, lors d’un de ses nombreux séjours sur l’île, sur une de ces plages typiques de sable blanc et de cocotiers. Depuis ce jour, ils ne se sont plus quittés. Clay la comble de bonheur, alors elle fait probablement un transfert sur moi en souhaitant me voir tout autant épanouie qu’elle l’est avec son copain.

Une brise de vent frais pénètre dans la pièce, m’arrachant quelques frissons sur les bras. Je m’empresse de refermer les volets, avant de m’affaler sur mon lit et de fermer les yeux pour réfléchir.

Je ne m'explique vraiment pas ma réaction. Après tout, je n’ai toujours pas changé d’avis sur la question des garçons. Je n’ai que vingt et un ans et il me reste encore trois années d’études avant d’obtenir mon diplôme de psychologue et de pouvoir exercer mon activité.

Et même sans évoquer l’aspect financier qui me freine, je dois avouer que la plupart des garçons me laissent de marbre. Et Reda n’échappe pas à la règle.

Certes, ses cheveux bouclés châtain aux reflets dorés le distinguent des autres maghrébins que j’ai pu côtoyer dans ma vie. Et il est vrai que son nez parfaitement droit et ses pommettes saillantes rendent son visage agréable à regarder. Sans parler de ses prunelles perçantes, dont je me surprends à chaque fois à me détourner, comme si je n'arrivais toujours pas à m'habituer à la lueur éclatante s’en dégageant...

Je continue de ressasser les caractéristiques de Reda pendant quelques minutes, avant de prendre conscience de l’envergure de mes propos. Est-ce que je suis devenue folle ?

Je me relève spontanément de mon lit. Ce n’est absolument pas dans mes habitudes, de faire de tels compliments. Surtout pour décrire une personne aussi méprisante que lui. Il m’a quand même fait croire qu’il était allergique aux poivrons dans l’unique but de me faire tourner en bourrique. Et il me rabâche sans cesse que je ressemble davantage à un soldat tout droit sorti de la Troisième Guerre mondiale, plutôt qu’à une jolie étudiante de vingt et un ans.

Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à le déprécier pour autant ? Est-ce parce que je tente de faire preuve de compassion vis-à-vis de mon frère, lui qui semble tant l’estimer ? Ou bien est-ce plus profond ? Il m’a prouvé qu’il était capable, dans de rares moments, de manifester un peu de bienveillance insoupçonnée à mon égard. Comme lorsqu’il a complimenté mes compétences en toute sincérité, au terrain de basket... Ou encore lorsqu’il a insisté auprès de Yanis pour payer l’addition, au point de se mettre en colère, d’après les dires de la serveuse…

Un sentiment de culpabilité monte en moi lorsque l’image de la rouquine se dessine dans mon esprit. Je me suis emportée sur elle, sans aucune raison, alors qu’elle n’était pas blâmable. C’est vrai. Elle avait parfaitement le droit de vouloir s’intéresser à Reda. Je n’étais absolument pas en droit de l’en empêcher. Pourtant, sans le comprendre, la simple idée de perdre le monopole que j’exerçais sur ce dernier m'a troublée. Alors j’ai fini par réagir comme une idiote. Enfin non. Le terme « idiote » ne serait pas le plus approprié pour me décrire. Une irréfléchie. Voilà ce que je suis.

Je m’affale de nouveau sur le lit, sceptique, mais surtout bouleversée par toute cette succession d’événements survenus en une seule journée.

* * *

  • Hana, j'ai cru que tu étais morte !

Lucy prononce ces mots tout en m'étreignant de toutes ses forces.

  • Lucy, tu exagères !

Je tente de me dégager progressivement de ses bras, – bien plus robustes qu'ils n'en ont l'air –, mais cette dernière ne semble pas vouloir me relâcher. Au contraire, elle m'attire vers elle plus fermement.

  • Tu veux déjà me quitter ?!
  • Non ! je rétorque avec peine. Mais tu me fais mal, là !

Elle se met à froncer les sourcils :

  • Je m'en fiche ! Tu crois que je n'ai pas eu mal, moi ? Tu m'as laissée sans nouvelles depuis des semaines ! Est-ce que tu t'en rends compte ?!

Mine de rien, elle n'a pas tort. Entre ma période de partiels, – particulièrement éreintante ce semestre –, l'incident avec Yanis ainsi que les menaces de Naïm, je n'ai trouvé aucun moment à accorder à ma meilleure amie. Elle a le droit de m'en vouloir.

  • Je suis désolée... je murmure alors. Mais je me rachète en t'invitant aujourd'hui, non ?

En effet, étant donné qu'il nous reste encore quelques jours de liberté avant la reprise de la faculté, je lui ai proposé de m'accompagner prendre un petit déjeuner dans un bistrot au coin de ma rue. Ce dernier est plutôt modeste. Quelques chaises en bois entourent des tables rondes disposées devant la façade du bâtiment, elle-même dépourvue de décoration. Seule une pancarte noire, – avec le menu du jour inscrit à la craie –, se distingue, soutenue par un pot de fleurs pour rester en place. Je suis loin d'être une experte en botanique, mais j'imagine que ce sont probablement des hortensias. Leur couleur rosée permet de contraster avec l'apparence sombre du café et d'apporter un peu de légèreté.

  • Comme si cette invitation suffisait à te faire pardonner ! reprend Lucy en me toisant.

Je plonge délicatement mon croissant frais dans ma tasse de chocolat au lait.

  • Tu sais, j'étais sur le point de débarquer chez toi.
  • Quoi ?

Je réprime un cri de surprise, ce qui amuse mon interlocutrice. Son visage laisse alors place à une expression plus douce. Elle plisse ses prunelles cyan avant de me gratifier d'un sourire radieux.

  • Tu as bien entendu. Heureusement que j'avais enregistré le numéro de ta mère dans mon répertoire.

Mince, maman.

J'ai oublié de la rappeler, hier soir, après avoir manqué son appel.

Ce qui explique pourquoi elle semblait si inquiète à mon retour.

Elle a toujours été suprotectrice avec ses enfants, plus particulièrement avec moi étant donné que je suis une fille, et je crois que c'est inconsciemment pour cette raison que je le suis devenue également avec Yanis.

  • Elle t'a dit quelque chose ? je questionne curieusement.
  • Elle m'a surtout rassurée. Je lui ai demandé si par hasard, tu traversais une épreuve difficile, en ce moment.

Sur ces mots, je manque de recracher mon repas.

Est-ce que Lucy serait au courant de quelque chose ?

  • Co...comment ça ? je balbutie alors.
  • Je cherche à justifier ton attitude, là.
  • Oh.

Je soupire discrètement de soulagement. Même si Lucy est ma meilleure amie, je ne souhaite pas pour autant me confier à elle sur la situation que je vis actuellement. Non pas que je ne lui fasse pas confiance, – au contraire, je suis persuadée que sa sagesse légendaire m'aiderait à avoir un certain recul –, mais je ne veux pas l'impliquer dans cette affaire. Je ne sais pas jusqu'où Naïm est prêt à aller pour satisfaire son misérable égo et je ne veux la mettre en danger pour rien au monde.

  • Mais elle n'avait pas l'air d'être au courant de quoique ce soit, poursuit la blonde.

Évidemment.

Je ne voudrais pas déclencher une crise de panique à ma mère.

Elle est tellement sensible qu'elle pourrait s'évanouir sur le champ face à mes aveux.

  • Je vois.
  • Alors ? s'écrie Lucy en croisant les bras. Est-ce que tu as quelque chose à dire, pour ta défense ?

Je soutiens son regard sans qu'un seul mot ne franchisse le seuil de mes lèvres. Je n'ai pas envie de me confesser à elle, mais je n'ai pas non plus envie de lui mentir. Par respect pour notre amitié, mais également pour ma propre conscience.

Alors que je m'apprête à briser le silence régnant autour de nous, sans trop savoir quoi rétorquer, la sonnerie de mon téléphone me tire de mon pétrin. Je l'attrape immédiatement, ravie, mais le sourire au coin de mes lèvres s'efface aussitôt que mes yeux se posent sur mon écran. Le prénom que je redoutais le plus s'affiche devant moi. Naïm.

* * *

Bon.

Garde ton calme, Hana.

Ce n’est qu’un appel, rien de plus. Nul besoin de s’alarmer sans raison.

Je me racle vivement la gorge pour tenter de récupérer un ton plus confiant et je décroche :

  • Allô ?
  • Salut Hana.

Sa voix faussement mielleuse manque de me donner un haut-le-cœur.

  • Tu en as mis du temps. J’étais sur le point de mal interpréter ton geste…

Décidément, il ne perd pas une seule seconde.

Je me mordille la lèvre inférieure pour faire taire la colère naissant en moi. Je ne dois surtout pas agir sous la précipitation. J'ai déjà été témoin des conséquences de mon impulsivité et je ne souhaite en aucun cas le revivre.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer et je rétorque alors :

  • On garde toujours le meilleur pour la fin, non ?

Il se met à ricaner, de l'autre côté.

Un rire sarcastique qui lui sied parfaitement.

  • Je suis ravi de savoir que j'occupe une si belle place à tes yeux.

Je lâche à mon tour un rire nerveux avant de me crisper. L'ambiance installée entre nous est pesante et j'ai du mal à masquer ma frustration.

  • C'était ironique. Je te pensais tout de même plus perspicace, pour ne pas avoir à le préciser.

Ma réponse se fait plus sèche. Elle trahit mes inquiétudes intérieures. Je serre le poing sous la table, discrètement, à l'abri du regard de Lucy.

  • On sait tous que sous l'ironie se cache toujours une part de vérité.

Très drôle.

Il est décidément très doué pour répliquer.

Au moment où je m'apprête à changer de sujet, décidée à finalement affronter la réalité de cet appel, des doigts se mettent à effleurer mes phalanges. Des doigts longs et fins, que je pourrais reconnaître entre mille. Les doigts de Lucy.

Je n'ai pas le temps de lever mes prunelles vers elle qu'elle s'empresse d'arracher mon téléphone de la main.

  • Mais qu'est-ce que tu fais, Lucy ?

Je lui adresse un regard peu amène, en attente d'une explication. Elle passe sa main dans ses boucles ambrées, avant de me fixer à son tour, les sourcils froncés.

  • Qu'est-ce que tu fais ?
  • Quoi ?

Je m'arrête net un instant, surprise, mais surtout déconcertée par la question de mon amie.

  • Qu'est-ce que tu veux dire ?
  • Ce n'est pas dans ton genre, de répondre à un appel alors que nous sommes en pleine conversation. Une conversation très importante, qui plus est.

Aïe.

Lucy marque un point.

Je dois l'admettre, elle me connaît par cœur. Je déteste décrocher au téléphone, lorsque je suis en présence d'une tierce personne. Selon moi, c'est un énorme manque de respect, à la fois pour la personne en question, mais aussi vis-à-vis de notre sortie.

Je me contente de fixer mon interlocutrice d'un air penaud. Je ne sais pas quoi lui répondre, pour tenter de crédibiliser mes mensonges, alors je préfère me taire. Tout simplement.

  • Bon, puisque tu sembles avoir prêté ta langue au chat, je vais changer d'interlocuteur.

Sur ces mots, la blonde s'empresse d'activer le mode haut-parleur sur mon portable, avant de le poser sur la table, à égale distance entre elle et moi, comme pour m'inviter à participer à son futur échange avec Naïm.

Elle s'écrie alors :

  • Quel genre de nigaud tu peux bien être, pour oser interrompre ma discussion avec mon amie ?!

Les yeux écarquillés et la mâchoire béante, je la fixe, hallucinée par son audace.

Lucy a toujours eu du mal à contrôler son franc-parler. Que ce soit avec nos professeurs ou nos camarades, elle ne s'est jamais cachée de révéler ce qui lui passait par la tête, ce qui lui a valu de nombreux soucis au collège et au lycée. Après tout, les gens favorisent l'hypocrisie à l'honnêteté. Les mensonges sont plus agréables à écouter que la vérité.

Naïm ne se laisse pas pour autant intimider.

Il adopte son fameux ton obséquieux, comme à son habitude :

  • Quelle jolie voix dans mes oreilles... Je peux savoir à qui elle appartient ?

Mais cela ne semble pas ravir l'étudiante en langues, dont la voix se teinte d'exaspération :

  • Non mais je rêve ! J'ai un copain, je te signale ! Alors tes avances, tu te les gardes !

Cette fois, c'est le gérant du bistrot qui se crispe. Vêtu d'une chemise blanche au col noué par un jabot digne du XVIIIe siècle, il nous toise d'un regard qui ne manquerait pas de nous calciner sur place, si ses prunelles onyx avaient été remplacées par des mitraillettes.

Mais Lucy ne semble pas pour autant en tenir compte et poursuit :

  • En plus, ce n'est pas correct de demander ce genre de choses sans se présenter soi-même !
  • D'accord, d'accord... répond Naïm en signe de reddition. Je vais me présenter.

Je commence à m'inquiéter de la tournure que prend la conversation. Pour être honnête, j'ai déjà parlé de Naïm à Lucy dans le passé. Je lui ai évoqué à plusieurs reprises mes inquiétudes face à son attitude, ses regards en coin, ses allusions douteuses depuis que je le connais, ainsi que mon envie de l'écarter des fréquentations de mon ainé... Chose qu'elle n'a pas accueilli avec plaisir, me jugeant surinterprétative et surprotectrice avec mon grand frère. Ce qui est son droit. Je ne lui reprocherai jamais de vouloir garder le bon soupçon sur une personne qu'elle n'a pas rencontrée elle-même.

Le problème n'étant pas là. Elle connaît parfaitement son prénom, alors si elle apprend l'identité de mon interlocuteur, elle risque de se douter de quelque chose. Alors je prie intérieurement pour qu'elle ne fasse pas le rapprochement.

Le brun s'éclaircit la gorge à son tour, avant de finir par répondre :

  • Je suis simplement un ami de Hana.
  • Un ami ?

Elle répète sa question, incrédule.

  • Ça m'étonnerait bien, tiens !
  • Et pourquoi donc ?
  • Hana n'a pas d'amis garçons ! Ce n'est pas dans son genre !

Il se met à glousser.

Je peux imaginer le rictus narquois incurvant le coin de sa lèvre.

  • Il faut croire que je suis l'exception à la règle, alors.

Lucy tressaille instantanément. Elle s’empresse de me lancer un regard interrogateur, en attente d’une quelconque explication, traduisant la confusion s’instillant progressivement dans son esprit.

Elle veut probablement que je contredise Naïm. Je le vois parfaitement dans la lueur émanant de ses pupilles. Elle veut que je manifeste mon mécontentement, que je prône les valeurs ancrées en mon sein, les valeurs auxquelles je suis plus attachée que ma propre vie. Elle veut retrouver son amie.

Le problème, c'est qu'aujourd'hui, Hana n'est pas là. Elle ne parle pas, ne réplique pas. Elle ne fournit pas de justification quant à son comportement inhabituel. Elle se tient simplement là, silencieuse, observatrice d'une condition qui lui échappe.

Lucy tente une dernière fois de me sortir de mon mutisme, en vain. Seule la voix de Naïm parvient à me faire ciller, ce qui est plutôt ironique :

  • Hana, j'aimerais que tu me rejoignes tout de suite. Je t'envoie l'adresse par message.

J'obtempère à la seconde suivante, sous les yeux écarquillés de mon amie qui ne me lâche pas d'un œil. Je décèle une vague d'incompréhension se dessinant progressivement sur son visage, mais surtout une déception. Une déception qui ne me laisse pas sans frustration.

  • Je suis vraiment désolée, Lucy.

Sur ces mots, je détale à toute vitesse du café, laissant mon amie seule face à sa confusion.

Un goût amer en travers de ma gorge.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 34 versions.

Vous aimez lire Enyris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0