Chapitre 12

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Hana

Lorsque j’arrive enfin à l’endroit indiqué par l’adresse, – après un bus raté et une demi-heure de marche sous la chaleur ardente du soleil matinal –, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Probablement un rire nerveux, je le sais. Mais la situation n’en reste pas moins ironique. Parce que c’est un city stade. Et de tous les endroits possibles et inimaginables sur la planète, je n’aurais jamais pensé que Naïm me donnerait rendez-vous dans un city stade.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer. En même temps, ce sont des lieux principalement fréquentés par des sportifs. Et Naïm ne va quand même pas me faire croire qu’il affectionne le sport au point de venir s’entraîner ici, dans une ville différente de la nôtre, alors qu’il s’enfile plus d’un paquet de cigarettes par jour. Les rares fois où j’ai pu l’apercevoir sur un terrain, c’était seulement à Rosewood. Et ce n’était pas pour jouer au basket. Il venait simplement tenir compagnie à Yanis, lorsqu’il sortait de la faculté, éreinté après ses cours, et qu’il souhaitait se détendre. Parfois, mon ainé lui demandait d’arbitrer ses matchs avec d’autres de ses camarades. Mais jamais il ne s’aventurait sur le terrain pour les affronter. Alors mon étonnement est justifié.

J’effectue quelques pas en avant, prudemment, afin de balayer l’endroit du regard. L’aire de jeu est étendue sur plusieurs mètres de long, entourée par une clôture grillagée à maillages métalliques pour délimiter, mais surtout protéger le lieu des spectateurs extérieurs. Deux paniers de basket sont mis à disposition, et des lignes blanches de football sont fraichement tracées sur la pelouse verdoyante de l’espace. De quoi satisfaire tous les goûts, je suppose.

Les rayons du soleil chatouillent mon visage. Je plisse des yeux pour lutter face à la lumière perçante et je me mets à chercher le brun. Mais je ne le vois pas. Seuls quelques étudiants semblent s’entraîner au loin, de l’autre coté du terrain. Ils sont tous vêtus d’un maillot de football et d’un short arrivant sous leurs genoux, ainsi que de chaussettes hautes recouvrant probablement leurs protège-tibias. Aucun des garçons ne semble échapper au code vestimentaire. Seules les couleurs varient d’un individu à l’autre.

Je continue d’avancer vers le terrain, sceptique, lorsque je l’aperçois enfin. Naïm est assis en tailleur sur la pelouse, adossé contre la clôture, une clope à la main. Je réprime un soupir de soulagement. Je ne sais pas si je dois réellement me sentir soulagée, finalement.

Il me remarque instantanément et ses prunelles turquoise s’écarquillent d’un air surpris. Comme s’il ne s’attendait pas à me voir. Ce qui me déstabilise davantage.

  • Hana ! s'écrie-t-il alors en se relevant.

Je lui adresse un sourire hypocrite en guise de réponse. Il ne mérite pas que je le salue.

  • Alors comme ça, tu es vraiment venue !

J'arque un sourcil avant de l'observer d'un air interrogateur.

Comment ça, je suis vraiment venue ?

Sans se soucier de mon attitude, un rictus se dessine au coin de sa lèvre et ses épaules se détendent.

  • Je n'arrive pas à y croire !

Je ne comprends pas du tout ce qui se trame, mais je commence sérieusement à perdre patience.

  • De quoi est-ce que tu parles ?

Je me mordille la joue intérieurement pour modérer mes propos et je lui jette un regard noir.

Il me sonde alors un instant, avant de lever les mains en l’air, en signe de reddition.

  • Du calme, poupée. Pas besoin de me regarder avec une telle expression.

Poupée.

J'ai vraiment horreur de ce surnom.

Et pourtant, en ce moment, il me sied parfaitement. Je suis la parfaite petite poupée qu'il manipule à sa guise, uniquement dans le but de satisfaire ses propres désirs.

Je continue de le toiser, lorsque ses prunelles attirent soudainement mon attention. Je remarque la taille de ses pupilles, dont le diamètre est anormalement grand, ainsi que ses sclères abritant de nombreux vaisseaux à la couleur rouge vif. Des vaisseaux prêts à exploser d'une minute à l'autre.

Oh non.

Pas de doute possible.

Il a consommé du cannabis.

Je recule instantanément et je décide d'adopter un ton plus doux avec mon interlocuteur.

  • Tu m'as demandé de venir. Alors je suis venue, comme convenu.

Naïm se met alors à éclater de rire. Un rire démesuré, bien trop bruyant face à l'absurdité de la situation. Il se tient les côtes pour essayer de se calmer, mais des larmes de joie s'échappent discrètement du creux de ses paupières.

Mon estomac se noue face à son attitude inhabituelle.

  • Désolé, Hana... finit-il par déclarer. Mais c'est plus fort que moi. Je ne pensais pas que tu allais obéir.

J'espère que c'est une mauvaise blague.

Il se frotte la nuque, avant de poursuivre :

  • J'ai voulu tester ta loyauté, par simple curiosité... Mais j'étais persuadé que tu te contenterais d'ignorer mes messages et mes appels.

Mon cœur fait un raté.

Il est en train d'insinuer qu'il m'a utilisée pour effectuer une expérience ?

Non.

C'est impossible.

Je n'ai pas halluciné lorsqu'il m'a littéralement menacée de s'en prendre à mon ainé, la dernière fois, dans le parking souterrain. Peut-être que l'effet du cannabis est simplement en train de lui retourner l'esprit.

Il inhale une dernière bouffée de fumée, avant de balancer son mégot sur la pelouse et de l'écraser pour éteindre le feu. Encore ? Sérieusement ?

  • Tu es vraiment serviable, Hana...

Son ton ne m'inspire rien de bon.

  • Et visiblement très attachée à ton frère... C'est intéressant. Très intéressant.

Il croise les bras sur son torse avant de faire la moue :

  • Mais tu sais, tu me déçois beaucoup... Est-ce que tu me détestes à ce point ?
  • Quoi ?
  • Est-ce que j'ai vraiment une aussi piètre image à tes yeux, pour que tu me crois réellement capable de blesser Yanis volontairement ?

Étrangement, oui.

  • Mais c'était une petite boutade, voyons ! Tout le monde sait bien que je ne ferais pas de mal à une mouche, surtout avec mon gabarit...

Il se met à ricaner dans son coin, visiblement fier de son autodérision, avant de se redresser :

  • Mais je suis content. Tu es venue alors tu vas pouvoir m'accorder ta faveur et te racheter.

Je réprime un rire nerveux.

Je me disais bien que ça aurait été trop facile, autrement.

  • Je veux que l'on se rende à un endroit ensemble. Si tu acceptes, on ne parle plus jamais de cette histoire, d'accord ?

Je ne sais pas si c'est l'effet de la drogue qui se manifeste, ou si un problème psychologique plus profond siège en lui, mais je ne peux en aucun cas me fier à ses propos. Ce garçon est instable. Et dangereux.

Je me contente d'opiner du chef.

Naïm s'avance alors d'un pas, réduisant la distance entre nous. L'odeur fétide, – un mélange de sueur, mêlée au tabac et à l'alcool –, se dégageant de chaque parcelle de son corps vient effleurer mes narines.

  • Mais avant d'en parler, j'ai une question... Parce que Hana, je suis vraiment curieux...

Je lutte intérieurement pour ne pas me mouvoir.

  • Jusqu'où serais-tu prête à aller, pour Yanis ?

Mon estomac se noue.

Sa question sonne comme une menace dans mon esprit.

Ou plutôt comme un test. Oui, je crois que c'est un test. Après tout, Naïm connaît parfaitement mes principes. Il sait que je ne suis pas le genre de personne à rejoindre un garçon, seule, dans un city stade par exemple. Et pourtant, aujourd'hui, c'est ce que j'ai fait. J'ai dérogé à un de mes principes sous la contrainte. Et le brun semble s'en délecter.

Je m'apprête cependant à rétorquer quelque chose à mon interlocuteur, lorsqu'une voix stridente m'interrompt soudain dans mon élan :

  • ATTENTION !

Une balle arrive, à vitesse folle.

Je n'ai pas le temps de prendre conscience de ce qui se passe qu'elle me percute brutalement, de plein fouet, sur le bras. Une douleur explose dans mon membre et m'arrache un cri. Je manque de m'écrouler sur la pelouse, mais j'arrive à me rétablir de justesse sur mes deux jambes, non sans peine.

  • Hey, est-ce que tu vas bien ?

Je reconnais instantément cette voix.

Non.

C'est impossible.

La vision trouble, j'essaie tant bien que mal de relever la tête en direction de mon interlocuteur. Un grand garçon me surplombant de tout son corps musclé se tient devant moi. Il porte un maillot de football vert, ainsi qu'un short et des chaussettes de couleur blanche. Il ne me faut pas plus d'une seconde pour comprendre qu'il appartient à l'équipe des joueurs qui s'entraînaient plus tôt, de l'autre côté du terrain.

Les rayons du soleil m'empêchent de déceler correctement son visage en contre-jour, mais je n'en ai pas besoin. Parce que je sais que c'est lui.

  • Tu es blessée ? me susurre-t-il, l'air inquiet.

Je plisse légèrement les yeux, avant de relever davantage ma tête pour m'aligner face à lui. En découvrant mon visage, il s'arrête alors net, la bouche ouverte, les prunelles écarquillées. Son expression inquiète laisse place à la surprise.

Je le fixe également, silencieuse. La douleur pulsante de mon bras disparaît progressivement, tandis que le silence régnant autour de nous se fait de plus en plus pesant.

Alors je finis par le briser et je déclare d'une voix chevrotante :

  • Re... reda ?
  • Hana ?!

* * *

Reda me sonde du regard depuis plusieurs minutes maintenant. Il fixe Naïm, sa clope écrasée sur la pelouse, puis moi, puis Naïm encore, puis moi, et enfin nous deux. L’expression de son visage laisse transparaitre son incompréhension. Ce qui est plutôt ironique, quand on sait à quel point il semble impénétrable, d’habitude.

Il fronce les sourcils et contracte sa mâchoire. Je n’ose pas croiser ses prunelles, – encore plus verdoyantes que d’habitude à cause de la couleur de son maillot –, et me contente de fixer le sol d’un air penaud. Une vague de questions doit probablement traverser son esprit, à l’heure actuelle. Des questions parfaitement justifiées, du style : pourquoi la petite sœur de mon meilleur ami, soi-disant musulmane, traîne seule dans un city stade avec un garçon ? Drogué qui plus est, parce que sinon, ce n’est pas drôle.

J’émets un soupir de frustration.

Bon sang.

De toutes les personnes possibles, pourquoi a-t-il fallu que ce soit lui que je croise en cet instant précis ?

Alors que je suis sur le point de briser le silence, la voix de Naïm me tire de mes pensées :

  • Salut Reda ! Ça faisait longtemps !

Je décèle une pointe de sarcasme dans le ton euphorique qu’il emploie.

  • Salut.

Reda lui répond plus posément, sûrement par simple courtoisie, vu l’expression hostile qu’il arbore.

Puis un silence s’ensuit.

Les deux garçons continuent de se toiser, sans échanger le moindre mot. Ils font à peu près la même taille, – Reda dépassant légèrement Naïm –, mais le corps chétif de Naïm se ridiculise littéralement devant son interlocuteur, bien plus musclé et imposant.

Je continue de les scruter d'un œil mais l'ambiance électrique instaurée entre eux manque de me couper le souffle. Je ne sais pas quel genre de relation ils entretiennent, mais ce n'est certainement pas de l'amitié.

  • Bon, reprend Naïm en croisant les bras. J’imagine que tu n’es pas juste venu pour admirer mon beau visage, non ? Même si je connais des personnes qui rêveraient d’être à ta place…

Il prononce ces mots tout en m’adressant un clin d’œil discret.

Je laisse échapper un rire nerveux. Reda le remarque et me sonde de nouveau de ses prunelles perçantes. Son regard se dirige alors vers le reste de mon corps, dont il analyse chaque partie.

  • Tu es venu pour chercher ta balle, non ? ajoute Naïm, visiblement agacé par l’attitude nonchalante de son interlocuteur. Alors tu pourrais t’écarter et nous laisser poursuivre notre conversation privée ?

Cette fois, Reda le fusille du regard. Il ne tente même plus de masquer son animosité envers le fumeur et se contente d’ignorer sa remarque. Il reporte alors son attention sur moi, avant de murmurer :

  • Hana, tu es blessée ?

Je hausse un sourcil, surprise.

  • Quoi ? Non, je vais bien. Enfin je crois.
  • Tu crois ?

Il insiste sur ces deux mots avant de se retourner complètement pour me faire face.

  • Tu crois ou tu es sûre ? Ce n’est pas suffisant, de croire.

Je m’arrête un instant, décontenancée par sa réponse. La douleur s’est réellement estompée, mais je ne vois pas en quoi ça pourrait l’importer. Ce n’est pas comme si ça le regardait.

  • J’en suis sûre.

Je prononce ces paroles en soutenant son regard d’un air confiant.

Reda me toise un instant, silencieux, avant de m’asséner une légère pichenette sur le bras en question.

  • OH MON DIEU !

Une onde de choc traverse mon bras et je hurle instantanément de douleur. C’est comme si le contact avec les doigts de Reda avait réveillé la douleur, jusque-là assourdissante.

  • Toujours aussi certaine ?

Le brun me balance cette question tout en me scrutant d’un air satisfait.

Je me masse l’épaule pour faire disparaître la douleur du coup avant de le foudroyer du regard.

  • Non mais ça va pas de me frapper comme ça ?

Il hausse les épaules, nonchalamment.

  • Tu ne m'as pas vraiment laissé le choix.

Il s'écarte alors d'un pas pour se montrer conciliant, avant d'ajouter :

  • Je connais le proprio d'une épicerie située dans le coin. Viens avec moi. On va pouvoir mettre de la glace.

Je le fixe, complètement déconcertée par son attitude. C'est gentil de sa part de vouloir m'aider, je le reconnais, mais je ne comprends pas pourquoi il le fait. Ce n'est pas comme si j'étais proche de lui. Peut-être qu'il se sent redevable envers Yanis ?

  • Merci. Envoie-moi son adresse, je m'y rendrai tout à l'heure.

Il fronce les sourcils.

  • Non.
  • Pardon ?

Je crois avoir mal entendu, mais il réitère :

  • J'ai dit non. Tu es sourde ?

Je fulmine intérieurement.

Je déteste quand il me prend de haut et qu'il me fait passer pour une idiote.

  • J'ai très bien entendu, je reprends calmement, pour ne pas rentrer dans son jeu. Je te remercie pour ton aide, mais je peux encore me rendre dans une épicerie sans avoir besoin d'un garde du corps attitré.

Il se dirige alors vers le ballon pour l'attraper, avant de poursuivre :

  • Aucun rapport. Chaque seconde compte. Si tu attends, ton bras va tripler de volume. Et ce ne sera plus à l'épicerie que tu devras te rendre, mais aux urgences.

Je le toise, sans un mot.

Au fond, je sais qu'il n'a pas tort. Ça fait juste mal à mon égo de l'admettre.

  • D'accord, alors je vais y aller toute seule. Pourquoi est-ce que tu devrais m'accompagner ?

Il s'arrête net, immobile, avant de faire tourner le ballon sur son index. Je n'arrive pas à croire qu'il soit capable de faire tourner un ballon de football sur son doigt !

  • Parce que c'est de ma faute, si tu as mal. Alors t'apporter mon aide, c'est la moindre des choses que je puisse faire.

Mon visage prend feu.

Je n'arrive décidément pas à cerner ce type.

Comment peut-il se montrer à la fois si détestable et condescendant, et en même temps prononcer de tels mots avec autant de douceur ? On dirait que les paroles ne comptent pas, chez lui.

Je me racle la gorge, timidement, avant de balbutier :

  • C'est le cas de dire que c'est de ta faute... Vu le coup que tu m'as asséné.

Il se met à ricaner dans son coin.

  • On dirait que le soldat est vraiment devenu faible, ces derniers temps.

Je lui jette un regard noir, avant de finir par lui décocher un sourire aussi.

  • Oui. Il se pourrait que le soldat accepte un peu d'aide. Mais seulement pour cette fois.

Il m'adresse un regard curieux dont je n'arrive pas à déceler le sens, avant de finir par me gratifier d'un clin d'œil. Ce qui me perturbe énormément. Parce que je n'avais jamais vu Reda offrir un clin d' œil à quelqu'un. Et que les émotions qui me brûlent l'esprit diffèrent totalement de celles que j'avais pu ressentir avec celui que Naïm m'avait adressé.

  • Ça, c'est ce qu'on verra, finit-il par répliquer.

Sur ces mots, j'emboîte le pas au sportif et nous traversons le terrain, ensemble, sous les yeux écarquillés de Naïm qui s'est contenté de rallumer une cigarette sans intervenir, visiblement dérouté par la situation. Et peut-être aussi un peu intimidé par la présence de Reda.

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