Chapitre 16

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Hana

La télécommande en main, je change le programme de la télévision pour la troisième fois consécutive. Entre les séries à l’eau de rose, les jeux télévisés et les dessins animés, absolument rien ne me divertit en cette matinée. En même temps, rien ne me divertit en règle générale. Mis à part les cours de psychologie clinique. Et le basket.

Je laisse échapper un soupir de frustration. Le basket, je n’en ai plus refait, depuis l’épisode à Rosewood. Entre la reprise des cours à la faculté et les derniers événements, je n’ai pas vraiment eu le temps de me consacrer à mes propres plaisirs. Et même si ça m’ennuie un peu de l’admettre, je dois bien avouer qu’au fond, ça me manque. Peut-être que je pourrais retourner à Rosewood avec mon ainé, un de ces quatre ?

En parlant de Yanis, je ne l’ai pas vu descendre, aujourd’hui. Ni hier soir, finalement. Depuis notre petite virée chez Anissa, il s’est montré assez distant, sans raison particulière. Pourtant, j’ai eu l’impression qu’il s’était plutôt bien entendu avec elle, samedi. J’étais un peu trop occupée à gérer Adam et son caractère hyperactif, alors je n’ai pas pu entrevoir les bribes de leur conversation, mais lors du trajet de retour, j’ai quand même essayé de lui tirer les vers du nez. En vain.

Je me demande ce qui se trame dans son esprit…

La sonnerie de la porte d’entrée me ramène à la réalité.

Je suis vêtue d’une djellaba indigo tellement délavée qu’elle tire vers le bleu clair, et je ne porte pas mon voile sur la tête. Alors hors de question pour moi d’aller ouvrir.

Je m’empresse de hurler dans le salon :

  • Yaaaanis ! La porte !

Pas de réponse.

Je fais mine d’ignorer la sonnerie, mais elle retentit de nouveau alors je réitère mon appel, irritée :

  • Yaaaanis, bon sang ! Tu es bouché ou quoi ?!

Mon cri résonne dans toute la pièce, sans réponse.

Cette fois, mon sang ne fait qu’un tour. Je balance la télécommande sur la table et je m’extrais brusquement du canapé. Je déteste ce trait d’insouciance, chez mon ainé. Il ne comprend pas que je ne peux pas me permettre de débarquer nonchalamment devant la porte sans me préparer un minimum, contrairement à lui. Même si ironiquement, je passe finalement moins de temps à enfiler mon foulard qu’il n’en passe devant le miroir à se pomponner.

Mais c’est agaçant. Je lui ai déjà expliqué maintes fois le principe de mon voile, et pourtant il continue de faire des bourdes en oubliant de me prévenir avant de débarquer à la maison avec ses amis, ou en me demandant d’aller ouvrir la porte alors que mes cheveux sont à l’air. Je crois que dans ces moments-là, je regrette de ne pas avoir de sœur pour me comprendre.

J’attrape rapidement un plaid marron traînant sur un des fauteuils du salon et je m’empresse de le rabattre sur mes cheveux. Je jette un coup d’œil à mon reflet dans la glace et je réprime un cri de surprise en constatant le couplage absolument catastrophique de mon plaid associé à ma djellaba délavée. Mais la sonnerie retentit une troisième fois, ce qui ne manque pas de m’irriter. Je n’ai pas le temps d’aller me changer, alors tant pis pour ma dignité.

J’ouvre la porte de l’entrée en trombe, bien décidée à remonter les bretelles de cet inconnu dont la patience ne semble pas faire partie de ses qualités. Le coup est vif et la poignée manque de heurter le mur. Mais au moment où je lève les yeux pour déceler la silhouette de mon interlocuteur, je me liquéfie. Reda est devant moi, et je prends conscience de l’énorme bourde que je viens de commettre.

* * *

Pourquoi est-ce qu’il est là ?

Pourquoi est-ce qu’il est là ?

Pourquoi est-ce qu’il est là ?

C’est la question qui tourne en boucle dans mon esprit, depuis plusieurs minutes maintenant.

Sous le coup de l'émotion, j'ai fini par lui claquer la porte au nez. Parce que j'étais surprise. Vraiment surprise. De toutes les personnes possibles et inimagineables, je n'aurais jamais pensé avoir à ouvrir à Reda de si bon matin. Surtout avec un tel accoutrement.

Je me pince l'arête du nez pour réfléchir. En même temps, j'aurais dû m'en douter. Yanis m'avait prévenue que depuis quelques semaines, ils se retrouvaient tous les deux à la maison pour partir ensemble à la faculté. Apparemment, Reda n'habiterait pas très loin d'ici, et ça le motiverait à ne pas sécher les cours s'il avait quelqu'un avec qui passer le temps lors du trajet. Tu parles d'une excuse...

Je prends une profonde inspiration pour calmer les battements vifs de mon cœur. Claquer la porte au nez de Reda n'était pas l'idée la plus brillante, ni la plus sympathique que j'ai pu avoir dans ma vie. J'ouvre de nouveau la porte, plus timidement cette fois, pour entrevoir le visage de mon interlocuteur.

  • Bordel Hana, je vais te tuer...

Oups.

Il n'a pas l'air très content.

  • Je suis vraiment, vraiment désolée !

Je m'incline instantanément pour me confondre en excuses.

  • Je ne voulais pas... te claquer la porte au nez...
  • Mais pourtant, c'est exactement ce que tu as fait...

Son ton est calme et posé, contrastant avec la panique me gagnant progressivement. Un sentiment de culpabilité s'instille en moi, m'obligeant à rajouter en bafouillant :

  • Euh oui mais... en fait...

Je suis incapable d'aligner trois mots pour former une phrase complète. Reda ne répond pas. Il se contente de me considérer attentivement de ses prunelles perçantes, l'expression insondable, comme à son habitude. Mais cette fois, je n'arrive pas à soutenir son regard en retour. Je ne sais pas pourquoi, je suis complètement déstabilisée par son attitude.

Durant quelques secondes, nous continuons de nous observer minutieusement, sans personne pour rompre le silence pesant. Je m'apprête alors à rétorquer quelque chose, lorsque le brun me devance :

  • Je plaisante.

Il se met à glousser discrètement.

Je sais que je devrais saisir cette opportunité pour me détendre à mon tour, mais je n'y arrive pas. Je suis complètement bouleversée par la vague d'émotions inhabituelles traversant mon esprit. Je me contente alors de lui demander d'un air faussement indifférent :

  • Tu cherches Yanis, c'est ça ?

Il acquiesce.

  • Je crois qu'il est encore en train de se préparer, en haut... Il ne devrait plus tarder.

Il opine de nouveau du chef, avant de croiser les bras et de reporter son attention sur moi :

  • Pas de problème. Je vais l'attendre ici.

Pour être honnête, j'aimerais lui proposer d'entrer, pour lui éviter d'avoir à attendre pendant des plombs sur le seuil du perron... Mais la perspective de me retrouver seule avec lui, dans le salon, sans mon ainé dans les parages pour nous cadrer, ne m'enchante pas vraiment. Alors je lui propose simplement :

  • Est-ce qu'il te faut quelque chose ? Je peux t'apporter un verre d'eau, ou bien...

Je n'ai pas le temps d'achever ma phrase qu'il nie de la main droite.

  • Non merci, j'ai déjà ce qu'il faut.
  • D'accord.

Bon.

Au moins on ne pourra pas dire que je n'aurai pas essayé.

  • Par-contre, si tu pouvais m'éclairer sur un point...

Je relève instantanément la tête dans sa direction, avant de hausser un sourcil d'un air sceptique :

  • Tu peux peut-être m'expliquer pourquoi tu es arrivée aussi furieuse.

Oh.

Je ne m'attendais pas vraiment à cette question.

Ce n'est pas dans ses habitudes, d'être aussi curieux à mon égard.

Je m'apprête à lui répondre sincèrement, mais Reda me coupe dans mon élan :

  • Tu t'attendais à trouver quelqu'un d'autre, peut-être ?
  • Quoi ?

Je fronce les sourcils, un peu décontenancée par sa remarque.

  • Non, pas du tout.
  • Ah bon ?

Il continue de me scruter sans rien dire, un air incrédule plaqué au visage, comme s'il tentait de démêler le vrai du faux dans mon comportement. Puis il finit par reprendre :

  • Pas même Naïm ?

Cette fois, je tressaille.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il évoque Naïm, et encore moins à ce qu'il le relie à ma perte de contrôle. L'idée qu'il puisse avoir remarqué une telle faiblesse chez moi ne me plaît pas du tout. C'est plutôt humiliant. Voire même insultant.

Mais en même temps, comment en vouloir à sa perspicacité ? Il a assisté à toute la scène, au city stade, avec un Naïm intoxiqué au cannabis, et je lui ai même confié que nous avions une petite affaire à régler. Alors je ne peux pas me plaindre qu'il remette la situation au tapis, surtout après lui avoir permis d'entrer dans mon intimité.

Je m'éclaircis rapidement la gorge, avant de reprendre d'une voix ferme :

  • Non. Il ne vient jamais à la maison. Il n'en a pas le droit.

J'essaie de rester la plus neutre possible, mais mon ton trahit la colère étouffée en moi. Je ne veux pas parler de Naïm. L'évoquer, c'est lui accorder du crédit, c'est le rendre existant. Et il ne le mérite pas. Il ne mérite pas que je pense à lui, ni à ses menaces.

Je me mordille la joue intérieure pour ne pas en rajouter et je me contente d'attendre la réponse de Reda, l'estomac noué. Il risque de poser encore plus de questions, maintenant que je lui ai révélé que je ne voulais pas de la présence de Naïm à la maison.

  • D'accord.

Quoi ?

C'est tout ?

À ma grande surprise, la réponse du brun se fait brève, essentielle et sans écart. Est-ce qu'il a compris que je ne voulais pas m'étaler davantage sur le sujet ?

Mes épaules s'affaissent et mes autres membres se détendent. J'en profite pour jeter un coup d'œil à mon interlocuteur. Les mains dans les poches, l'expression nonchalante, il se contente de me fixer sans qu'aucun son ne franchisse le seuil de ses lèvres. J'essaie de soutenir son regard, non sans peine, tout en tentant de déchiffrer son comportement versatile. Décidément, je n'arrive vraiment pas à cerner son personnage.

  • Au fait, ça va ?

Il me désigne du doigt mon bras droit, celui qui a été heurté au city stade.

  • Ah, oui ! J'ai appliqué de la glace tous les jours, comme tu me l'as conseillé. La blessure a dégonflé.
  • Tant mieux.

Un sourire de soulagement incurve le coin de sa lèvre. Et je dois avouer que je ne reste pas insensible à ce geste. Non. Ça m'ennuie de l'admettre, mais je crois qu'en fait, ça me fait même plaisir.

  • Merci... je rajoute timidement, détournant mon regard cette fois.

Reda continue de me fixer intensément.

La tension installée entre nous est tellement électrique qu'elle manque de me couper le souffle.

Il est sur le point de répliquer, lorsqu'une voix stridente nous tire de nos pensées :

  • Désolé pour le retard !
  • Yanis !

Je laisse échapper un cri trahissant ma surprise.

Mon grand frère me scrute d'un air incrédule, surpris par ma réaction :

  • Oui, c'est mon prénom.
  • Très drôle.

Je lui enfonce un doigt dans les côtes.

  • Aïe ! Hé !
  • Ça t'apprendra à te moquer de moi.
  • Je ne me moquais pas !

Il tire la langue avant de s'avancer vers Reda pour le saluer convenablement. Puis il se retourne de nouveau vers moi :

  • Attends, Hana... tu m'expliques c'est quoi cette dégaine ?

Mon visage prend soudainement feu.

J'avais complètement oublié mon accoutrement depuis tout ce temps. Devant Reda, qui plus est !

Je m'apprête à rétorquer quelque chose, lorsque je m'arrête net.

Attendez.

Mais pourquoi est-ce que Reda ne m'a rien dit ?

Tout le monde sait que me railler fait partie de ses spécialités, et il tenait là l'occasion parfaite pour exhiber ses talents en toute splendeur. Alors pourquoi je n'ai pas eu le droit à une seule remarque sur ma tenue ridicule, comme à son habitude ? Est-ce qu'il a essayé de se montrer indulgent ? Peut-être qu'il a eu pitié de moi ? Non, ça ne lui ressemble pas...

Je continue de ressasser les événements pour réfléchir, sans réponse, avant de finir par laisser tomber et reporter mon attention sur mon ainé :

  • Je te rappelle qu'à la base, c'est à cause de toi !
  • Quoi ?!

Il fronce les sourcils :

  • Non Hana, j'ai du goût ! Crois-moi, je ne t'aurais jamais conseillé de matcher ta vieille djellaba avec le plaid du salon !

Bon sang.

Je le déteste.

Reda se met à pouffer de rire pendant que mon visage vire au rouge pivoine.

  • Tu te crois drôle ? j'ajoute alors d'un ton peu amène. C'est vrai que ton manque de considération envers ta petite soeur doit être hi-la-rant !

Yanis hausse un sourcil, visiblement surpris par ma réaction.

  • Mais qu'est-ce que tu racontes encore ?
  • Oui Yanis ! Si tu avais un minimum de considération pour moi, tu comprendrais que contrairement à toi, je ne peux pas me permettre de débarquer à chaque fois comme si de rien n'était pour ouvrir la porte !
  • Quoi ?
  • Surtout quand je ne sais pas s'il s'agit d'une fille ou d'un garçon derrière !

Animée par la rage, je balance ces propos sans les mâcher, ce qui fait remonter la tension environnante. Reda ne rit plus, arborant une expression plus sérieuse sur le visage, et Yanis se contente de me fixer d'un air consterné.

  • Et tu ne pouvais pas juste m'appeler, au lieu de dramatiser la situation comme ça ? On vit dans la même maison, je te rappelle !

Sur cette remarque, je le fusille du regard.

  • Je t'ai appelé. Deux fois. Sans réponse.

Ses prunelles écarquillées de surprise se plissent pour laisser place à de la culpabilité.

Un instant, il passe sa main sur sa nuque, avant de relever la tête et de m'adresser un regard penaud :

  • Désolé, je n'ai rien entendu... J'étais sûrement sous la douche, à ce moment-là.
  • Comme d'habitude !
  • Hana, je te promets que...
  • Laisse tomber Yanis ! Je suis fatiguée !

Je suis fatiguée de ne jamais être prise au sérieux, fatiguée de devoir lui répéter sans cesse les mêmes choses sans qu'il n'en intègre le moindre mot, fatiguée de son comportement. Alors contre toute attente, je ne le laisse rien répliquer et je lui tourne le dos, prête à rentrer à la maison.

Je m'attends à ce qu'il tente de me retenir, mais à ma surprise, la voix qui m'interrompt n'est pas celle de mon grand frère, mais celle de son ami :

  • Attends, Hana.

Je me retourne alors, décontenancée.

Et je ne tarde pas à constater que Yanis est déjà loin, de l'autre côté du trottoir. 

  • Parfois, quand on est énervé, on a tendance à se braquer face à ses proches...

Quoi ?

  • On finit par les ignorer et s'isoler...

Mais pourquoi est-ce qu'il me dit ça ?

  • Mais crois-moi, ça ne sert à rien. La vie est courte, tu sais, et un drame est vite arrivé. Alors ne perds pas le temps précieux que Dieu t'a accordé, au risque de le regretter après.

Le souffle coupé, j'observe Reda monologuer sans broncher.

Je ne sais pas ce qu'il a vécu dans sa vie pour se sentir obligé de me délivrer de tels conseils, mais une chose est certaine, c'est qu'il aurait lui-même aimé les appliquer. Et qu'il foisonne de regrets.

Je me contente alors d'incliner la tête timidement, avant de murmurer :

  • Je suppose que je dois te remercier ? Pour cet avertissement, je veux dire...

Il hausse de nouveau les épaules avec indifférence, reprenant cet air impénétrable qui lui sied si bien.

  • Tu fais ce que tu veux...

Il se redresse alors et un sourire mutin se dessine au coin de sa lèvre.

  • En plus, je ne suis pas forcément d'accord avec Yanis...
  • À propos de quoi ?

Il me désigne du doigt mon accoutrement.

  • Même comme ça, tu restes plutôt mignonne.

Quoi ?!

Je laisse échapper un cri de surprise face à son aveu.

Tout en ignorant ma réaction, il continue de sourire et gratifie même d'un clin d'œil avant d'ajouter :

  • Non, en fait je corrige. Tu n'es pas juste mignonne, Hana. Tu es carrément mon type.

Cette fois, je ne réagis pas.

Mes lèvres restent entrouvertes, mes oreilles bourdonnent et mon visage me brûle tellement que c'en est douloureux. Je ne réalise pas immédiatement l'audace dont mon interlocuteur vient de faire preuve en me lâchant de tels propos.

Au bout de quelques secondes, je retrouve cependant un peu de présence d'esprit. Je m'empresse alors de relever la tête pour lui rétorquer quelque chose, – et surtout le sermonner face à son odiosité –, mais je constate qu'il a déjà disparu de mon champ de vision, me laissant seule avec mes interrogations.

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