Chapitre 17

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Reda

La programmation.

Encore un cours barbant.

Adossé contre la chaise en bois de l’amphithéâtre, je lutte intérieurement pour ne pas m’endormir. Yanis m’a supplié toute la soirée pour que je l’accompagne à cette séance, soi-disant pour lui expliquer certains exercices compliqués. J’ai essayé d’échapper à cette corvée en lui proposant de réviser ensemble le soir, après les cours, mais il a réussi à me faire gober une de ses excuses bidons pour me ramener ici. Je dois admettre qu’il commence à progresser, en termes de persuasion, même s’il est encore à des années-lumière de parvenir à se justifier de ses retards à cause de ses tenues.

Je profite de l’agitation suscitée en classe par le dernier problème pour sortir mon téléphone. Pas de notification. En même temps, j’aurais dû m’en douter. La seule personne susceptible de m’assommer de messages en ce moment, c’est Yanis. Et il est à côté de moi. Alors il ne risque pas de m’en envoyer.

Je me pince l’arête du nez pour réfléchir. Je me demande si Yanis reçoit beaucoup de messages, lui. Je veux dire, je sais qu’il est proche de pas mal de garçons à la fac, et que tout le monde l’adore au city stade. Mais est-ce qu’il prend réellement le temps d’échanger avec eux, en dehors de nos virées sportives ? Je sais que Naïm ne se gêne pas de le contacter à la moindre occasion, par exemple, et même si ça m’ennuie de l’admettre, je dois avouer que je préférerais que ces nouvelles proviennent d’Osman, ou encore de Seth.

Je laisse échapper un soupir de frustration. En parlant de Naïm, je ne peux m’empêcher de ressentir de l’appréhension. Il faudrait être sacrément idiot pour ne pas avoir remarqué qu’il était complètement drogué au cannabis, l’autre jour, au city stade. Et la perspective que Yanis ait pu contracter un prêt avec lui dans ces conditions ne m’enchante pas vraiment. Même si j'imagine qu'il ne se doute pas le moins du monde de cet épisode un peu particulier.

Et puis, qu’est-ce qu’il fabriquait avec Hana ? Je sais que je ne la connais pas aussi bien que son frère, et que je n’ai pas vraiment mon mot à dire sur la question, mais je suis persuadé qu’elle ne s’amuserait pas à passer l’après-midi avec Naïm dans le seul but d’apprécier sa piètre compagnie. Et je dois avouer que l’idée de ne pas connaître le motif de leur rencontre me rend dingue.

Je plonge mon visage dans le creux de mes mains. Bon sang. Hana. Je n’arrive pas à la sortir de mon esprit, depuis que je l’ai recroisée. Pour être honnête, je l’ai toujours trouvée très jolie, avec son teint basané et ses prunelles sombres, en plus d’être intelligente et particulièrement intéressante. Mais je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur elle. Parce que Hana est la petite sœur de mon meilleur ami. Et que je ne veux pas prendre le risque de perdre la seule personne avec laquelle j’ai réussi à établir une relation, depuis l’incident. Mais alors pourquoi elle s’obstine à vouloir envahir mes pensées ?

  • Reda ! La séance est terminée !

La voix de Yanis me ramène soudain à la réalité.

Je relève spontanément la tête pour observer ce qui m’entoure. Les étudiants se sont tous précipités vers la sortie, laissant l’amphithéâtre vide et surtout inanimé.

  • Désolé, je n'ai pas vu l'heure passer.

L'espace d'un instant, Yanis me dévisage, probablement surpris par mon attitude, avant de m'adresser une tape amicale :

  • Tu es tombé sur la tête ou quoi ? Depuis quand est-ce que tu t’excuses de ne rien avoir écouté ?

Je passe ma main dans mes cheveux pour les ébouriffer.

Et surtout pour tenter de masquer mon embarras.

  • Je t'avais dit que je n'étais pas vraiment du matin, je murmure alors pour me rattraper.
  • Je vois ça !

Yanis se met à glousser, avant de sortir son téléphone à son tour pour le scruter.

Puis il laisse échapper un soupir de frustration.

Je le fixe alors, le sourcil arqué.

  • Laisse tomber, c'est Hana... marmonne-t-il.

Ok.

Je meurs d'envie de savoir ce qu'elle lui a dit.

Cependant, j'ai suffisamment de présence d'esprit pour me retenir.

Stop.

Il faut vraiment que j'arrête, maintenant. Je ne peux pas m'intéresser à Hana. Ce serait trahir la confiance de celui qui m’a tendu la main, lorsque personne ne l’a fait. Et je ne veux en aucun cas incarner ce genre de personne pour Yanis. Je n’ai pas d’autre choix que de me résigner à abandonner, si je veux préserver mon amitié.

  • Hé, Reda, ajoute-t-il. Ça te dit d’aller manger un morceau ? Je commence à avoir faim.

Je reporte mon attention sur lui avant d’opiner du chef.

  • Au grec ? questionne-t-il, un sourire aux lèvres.
  • Évidemment !

Je m’apprête alors à lui emboîter le pas, mais il m’interrompt spontanément :

  • Attends deux secondes. Je crois que Naïm voudrait venir. Ça ne te dérange pas ?

Je fronce le nez.

La perspective de revoir Naïm après notre dernière altercation au city stade ne m’enchante pas vraiment, et même sans évoquer cet aspect, j’aurais préféré pouvoir partager mon repas avec mon ami en toute tranquillité, sans avoir à me limiter à cause d’une tierce personne.

Mais même si ça m’ennuie, je sais que voir Naïm ferait plaisir à Yanis, et je ne peux pas me permettre d’agir égoïstement dans ce genre de moment. Alors je finis par déclarer d’un air indifférent :

  • Non. Je m'en fiche. Tant qu'on va au grec.
  • Toi alors... s'écrie Yanis en s'esclaffant. Décidément, tu ne penses qu'à remplir ton estomac !

Je lui décoche un sourire, faisant mine d'approuver ses propos, avant de me décider à le suivre en direction du restaurant.

* * *

La tête laissée aller contre une colonne, Naïm fixe le sol d'un air songeur, une clope à la main.

Lorsqu’il aperçoit la silhouette de Yanis entrer dans le restau, il se met à le saluer chaleureusement, visiblement ravi. Mais l’expression de son visage ne tarde pas à s’éteindre en remarquant ma présence, juste derrière lui.

  • Reda ? s’écrie-t-il alors, un peu surpris.
  • Salut.

Je lui tends ma main en guise de salutation.

  • On était en cours de programmation ensemble ce matin, ajoute Yanis. J’espère que ça ne te dérange pas.

Naïm reporte alors son attention sur moi, avant de déclarer sans aucun tact :

  • Eh bien si… pour être honnête, ça me dérange un peu.

Quel culot.

Ce mec n’a vraiment pas froid aux yeux.

  • Quoi ? Mais pourquoi ? s’exclame alors Yanis en s’affolant. Vous vous êtes disputés ?
  • Non, non… enfin, pas à ma connaissance en tout cas, rétorque-t-il tout en m’adressant un regard en coin.

Je pense qu’il a tout à gagner à préserver le secret de notre petite entrevue au city stade.

  • Alors quel est le problème ?

Sans aucune gêne, Naïm laisse échapper quelques cendres de son mégot sur le sol, avant de poursuivre :

  • Disons que je prévoyais de parler de choses un peu personnelles, Yanis… Juste entre toi et moi, si tu vois où je veux en venir…

Ok.

Je crois que je commence à comprendre.

  • Tu parles du prêt ? demande alors Yanis, plutôt naïvement.

Sur ces mots, Naïm manque de s’étouffer dans sa fumée. Une quinte de toux le secoue et il prend une profonde inspiration pour se calmer :

  • Tu en as parlé à Reda ?

Son regard se fait plus dur, comme s’il peinait à masquer la rancune qu’il éprouvait soudainement envers Yanis pour m’avoir confié son secret.

  • Oui, finit par répondre le concerné. Je sais que tu m’avais demandé de n’en parler à personne, je suis vraiment désolé. Mais Reda est une personne de confiance ! Je te le promets.

La confiance dont fait preuve Yanis à mon égard me touche profondément.

Je soutiens de nouveau les prunelles de Naïm, comme pour lui vanter la position importante que j’occupe aux yeux de son ami, et il contracte discrètement la mâchoire, visiblement irrité.

  • D’accord. Ce qui est fait est fait, de toute façon.
  • Génial ! s’écrie alors Yanis. Bon, je dois passer rapidement aux toilettes, alors ne m’attendez pas pour commander !

Sur ces mots, il disparaît au fond du couloir.

Je profite de son absence pour m’installer confortablement sur le sofa, en face de Naïm.

  • Est-ce que ça t’amuse ? De vouloir perturber mes réunions à chaque fois ?

J’arque un sourcil, sceptique.

  • D’abord Hana au city stade, et maintenant Yanis ici… Si tu as un problème avec moi, dis-le clairement. On gagnera du temps.

Je laisse échapper un rire.

Observer Naïm perdre ses moyens ne fait pas partie des spectacles les plus déplaisants qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie.

  • Je n’ai aucun problème avec toi. Mais puisque tu en as si marre de devoir te farcir ma présence, pourquoi est-ce que tu ne te débrouilles pas pour organiser tes prochains rendez-vous à l’abri des regards indiscrets ?

Il me jette un regard noir avant d’inhaler une nouvelle bouffée.

  • Merci pour le conseil. C’est ce que je ferai, à l’occasion.

Je m’apprête à lui décocher un sourire de satisfaction, mais il ajoute spontanément :

  • Surtout avec Hana. On a beaucoup de choses secrètes à se dire, elle et moi…

Mon sourire s’évanouit instantanément.

Je me mets à serrer le poing de frustration, sous la table à l’abri de son regard.

La perspective de ne pas avoir la moindre information sur leur échange commence sérieusement à me taper sur le système. Et je ne peux même pas questionner Yanis à ce sujet, au risque de potentiellement faire foirer le plan de Hana, si plan elle a.

  • Alors on fait moins le malin, maintenant ? poursuit Naïm, amusé.
  • Quoi ?
  • J’ai vu comment tu la regardais, Reda... Au city stade…

Mince.

Je n'ai pas vraiment pensé au fait que si j'avais été capable de le sonder, rien ne l'a empêché de faire de même avec moi.

  • Ce n'est pas le regard qu'un garçon porterait à une simple camarade de classe, ni à la cadette de son ami...
  • Tu parles sans aucune preuve, je lance spontanément.

Il se met à glousser.

  • Pas à moi, Reda... Je sais qu'elle te plaît. En même temps, je te comprends. Elle est tellement mignonne...
  • Quoi ?

Mon sang ne fait qu'un tour face à cet aveu.

  • Peut-être que tu lui plais aussi, qui sait ? Oh, mais attends.

Il se redresse pour mieux me faire face :

  • Tu ne peux pas tenter ta chance. Parce que Yanis n'est pas au courant.

Je m'apprête à répliquer, mais il me coupe dans mon élan :

  • Je me demande comment Yanis réagirait, s'il apprenait que son nouvel ami avait des vues sur sa petite sœur...
  • Il ne te croira pas, je lui rétorque alors fermement.

Naïm me lorgne un instant, avant de hausser les épaules nonchalamment :

  • Peut-être, mais le simple fait de l'évoquer dans son esprit suffira à le faire douter de toi...

Je réprime un juron.

Parce qu'au fond, je sais qu'il a raison.

  • Reda, je sais que tu es très intelligent, reprend Naïm en soutenant mes prunelles, mais ne joue pas au plus malin avec moi...

Il s’approche d’un pas, réduisant ainsi la distance entre nous, et m’imposant au passage le supplice de devoir supporter l’odeur de son haleine nicotinique.

  • Je ne parlerai pas de cette petite discussion à Yanis, je te le promets. Mais en échange, je vais te demander de rester en dehors de nos affaires. Et quand je parle d'affaires, j'inclus le prêt.

Je me contente de toiser mon interlocuteur, un air crispé au visage, impuissant face à la menace à laquelle il me confronte. Mais surtout frustré.

* * *

Je cogne le mur de ma chambre d'un poing vif. Mon sang bouillonne de rage, mes membres se raidissent et ma tête manque d'exploser. De toutes les situations possibles, personne ne m'a encore jamais humilié de la sorte.

La douleur de mon geste commence à se faire ressentir. Je prends une profonde inspiration pour me calmer, avant de me décider à retirer mes doigts. Je contemple mes phalanges tachées de sang, résultat de mon impulsivité. La même impulsivité qui a failli me faire craquer, tout à l'heure, au restau. Et qui ne fait pas vraiment partie de mon tempérament, à l'origine.

Je m'affale sur mon lit et je ferme les yeux. J'ai dû prétexter une urgence à Yanis pour m'éclipser, et surtout pour pouvoir le laisser seul avec Naïm, même si ce n'est pas ce que je souhaitais en réalité. Et je m'en veux terriblement. Parce que maintenant, je n'ai plus aucun doute sur cet individu. Les intentions de Naïm ne sont pas nettes.

Je n'ai rien dit pour le cannabis.

Apparemment, son père possède une clinique et tout le monde sait que les gosses de riches fument. Par pression sociale, recherche de sensation forte, ou simplement par ennui. Honnêtement, je me fous royalement de ses raisons.

Je sais également qu'ils peuvent se montrer très arrogants à cause de leurs privilèges et de leur environnement. Sauf que ce n'est pas le cas de Naïm. Ce n'est pas l'influence de son environnement qui le rend aussi méprisant. Je l'ai déjà vu discuter avec Osman et Seth, au city stade. Et même si leur relation reste assez superficielle, fondée surtout sur le lycée commun qu'ils ont fréquenté, je n'ai jamais ressenti d'hostilité dans leurs échanges.

En fait, on dirait plutôt qu'il adopte ce comportement uniquement avec moi. Comme si je représentais une menace à ses yeux. Comme s'il craignait que je le perce à jour.

Décidément, je ne sais pas ce qu'il cache, mais la perspective que Yanis puisse continuer de le fréquenter ne m'enchante vraiment pas.

La sonnerie de mon téléphone retentit.

  • Allô ? Reda ?

C'est Yanis.

Le connaissant, il doit probablement culpabiliser.

  • Ouais ? je réponds sans entrain.
  • Est-ce que ça va ?

Il s'arrête un instant, comme pour chercher les bons mots, avant de poursuivre :

  • Je veux dire, tu es parti dans la précipitation, tout à l'heure, alors je m'inquiétais...

Je laisse échapper un rire nerveux.

L'innocence dont il fait preuve m'impressionnera toujours autant, même si parfois, elle comporte des limites que j'aimerais pouvoir lui éviter.

  • Oui, rien de grave. Ne t'en fais pas.
  • Je suis soulagé !

Il se met à expirer, de l'autre côté du téléphone.

  • Est-ce que tu veux en parler ? ajoute-t-il.
  • Pas vraiment.

J'en ai marre de devoir fabriquer un énième mensonge pour me crédibiliser.

En fait, je crois que j'en ai marre de lui mentir tout court. Yanis ne mérite pas ça.

  • D'accord, finit-il par murmurer d'une voix douce. Au fait, je voulais te parler d'un truc...

Je prête l'oreille, attentif.

  • Mes parents partent en Algérie, pour les deux prochaines semaines de vacances...
  • Cool. Ça va sûrement leur faire du bien.

Mine de rien, je vois la différence d'ambiance que procure la possibilité d'être près de ses proches à ma mère, depuis mon déménagement. Et je sais que ça lui fait du bien.

  • Oui ! Ils ne sont pas partis depuis des années, à cause du travail !
  • Tant mieux. Qu'Allah leur facilite le voyage.
  • Amine, merci Reda. Mais du coup, je voulais te proposer de passer à la maison, si jamais l'envie t'en prenait.

Je m'arrête un instant, un peu sceptique.

Pour être honnête, l'idée de passer une autre soirée chez Yanis ne me déplaît pas, mais l'éventualité de croiser Hana en conséquence me tente un peu moins. Encore plus depuis ce matin.

  • Ne t'en fais pas, reprend Yanis en m'arrachant de mes pensées. Si c'est la présence de Hana qui te gêne, on trouvera une solution.

Bon.

Je crois que je vais vraiment finir par me renseigner sur ses probables capacités de mentaliste.

  • Même si pour être franc, je crois qu'elle t'aime bien, contrairement à d'autres !

Yanis se met à glousser dans son coin.

Sa déclaration ne me laisse pas de marbre, malgré moi.

Je finis par lui répondre :

  • D'accord.
  • Génial ! Je suis trop content, Reda ! Alors on se dit vendredi, ça te va ? Après le cours de maths, même si je suppose que tu n'iras pas à la séance.
  • Non, je n'irai pas. Tu as déjà utilisé ton joker une fois sur moi, en programmation, ce matin.
  • Tu es nul, Reda !

Je laisse échapper un ricanement face à ses lamentations.

Yanis bavarde encore un peu, avant de finir par raccrocher.

Je jette alors un coup d'œil à mon horloge.

Il commence à se faire tard.

Je devrais m'occuper de mes propres affaires.

Pourtant, j'ai beau essayer de me convaincre, mon corps n'obéit pas. Au lieu d'allumer mon ordinateur pour étudier, je l'utilise pour rechercher des informations sur Naïm. Sur son lieu d'habitation qui doit probablement faire dix fois la taille de mon salon, sur ses relations personnelles, ses habitudes et ses activités très sophistiquées.

Tout passe au scanner qu'incarne mon regard en ce moment.

Sauf que je ne trouve rien.

Ou du moins, pas ce à quoi je m'attendais.

L'adresse mentionnée à son nom dans les registres publics ne correspond pas à celle d'une grande maison, mais à celle d'un logement social. Et il n'y a aucune trace de clinique appartenant à son père figurant sur les sites officiels des établissements médicaux. 

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