Chapitre 18
Hana
Lucy m’ignore intentionnellement.
Je le sais parce que je la connais parfaitement.
J’ai pourtant tenté de la joindre à plusieurs reprises, depuis notre petit déjeuner, l'autre jour au café, que ce soit en l’appelant, en lui laissant des messages vocaux ou des textos. En vain.
L’espace d’un instant, face à son absence, j’ai même songé à contacter Clay, son petit ami, avant de finir par me raviser.
Lucy m’en veut.
Et je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, si elle ne souhaite plus avoir affaire à moi pour le moment. C’est vrai. Malgré son emploi du temps chargé, partagé entre ses études et son boulot, elle s’est démenée pour se libérer et venir me voir, à Paris. Et au lieu de l’accueillir à bras ouverts, comme n’importe quelle amie l’aurait fait, j’ai fini par m’éclipser et l’abandonner, sans prendre la peine de me justifier.
Je laisse échapper un soupir de frustration. Au fond, Naïm ne m’a pas vraiment laissé le choix, alors je sais que je devrais cesser de culpabiliser autant. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Parce que j’aime sincèrement Lucy, et que la perspective de l’avoir probablement déçue me brise le cœur.
Je m’apprête à me lever de la chaise de mon bureau, lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit.
Je hoquette alors de surprise.
Parce que c’est justement Lucy.
En parlant du loup, on finit par en voir la queue, comme dirait l’adage.
Enfin, on devrait peut-être plutôt parler de louve, dans ce contexte…
Oh non, je commence à raconter n’importe quoi sous le coup du stress.
Je secoue la tête pour me ressaisir avant de m’empresser de décrocher, avant de rater ma potentielle dernière opportunité de lui parler. Et aussi de m'expliquer. Ou du moins essayer.
- Allô ? je me mets à murmurer, sur la réserve.
Mais Lucy ne me répond pas immédiatement.
Elle se contente de pousser un soupir, de l'autre côté, instaurant au passage une ambiance pesante dans la pièce, avant de finir par rétorquer :
- J'ai bien reçu tes messages ainsi que tes appels.
Le ton qu'elle emploie est sec, contrastant avec l'air joyeux qu'elle a l'habitude d'arborer.
Je prête l'oreille, attentive, persuadée qu'elle va poursuivre son discours.
Mais il n'en est rien.
Lucy s'enferme de nouveau dans un mutisme étouffant.
- Alors tu... je tente de bredouiller, un peu confuse.
- Oui, me coupe-t-elle alors vivement. J'ai fait exprès de les ignorer.
Mon estomac se noue.
Je me doutais qu'elle m'en voulait, mais confronter sa rancune dans la réalité reste bien plus difficile à gérer qu'à imaginer.
- Lucy...
- Quoi ? Tu vas me le reprocher ?
- Non, ce n'est pas ce que...
Je n'ai pas le temps d'achever ma phrase qu'elle se met à glousser nerveusement.
- C'est vrai, tu pourrais me le reprocher... Après tout, ce n'est pas juste d'ignorer des messages délibérément.
- Lucy...
- Ce n'est pas comme si toi, tu m'avais déjà ignorée... Oh, mais attends.
Elle marque alors un arrêt avant de reprendre :
- Tu ne m'as pas ignorée. Tu m'as laissée en plan. Pas mal, non ? Je me demande laquelle d'entre nous est la plus à blâmer, finalement...
- Lucy, je t'en prie ! Laisse-moi au moins t'expliquer !
- M'expliquer quoi ? Pourquoi tu m'as lâchée ? Ou bien ce que tu as fait juste après ?
Je me tais instantanément.
Même si je ressens toute la culpabilité du monde envers ma meilleure amie, en réalité, je ne peux toujours rien lui expliquer. Parce que Naïm me met dos au mur. Et ça non plus, je ne peux pas lui en parler.
- C'est bien ce qu'il me semblait... ajoute-t-elle, visiblement contrariée.
- Lucy ! je m'écrie alors. C'est un quiproquo, je te le promets. Est-ce que tu veux vraiment qu'on se dispute pour un simple quiproquo ?
Elle se met à ricaner sarcastiquement.
- Tu ne manques pas de cran, Hana. Est-ce que tu es celle qui tente de comprendre une situation qui lui échappe en demandant des explications qui ne surviennent jamais ?
- Lucy...
- Je ne prétends pas être à ta place, parce que je ne vis pas ce que tu vis, et je sais que tu n'es pas du genre à agir sans réfléchir...
Je me pince la lèvre inférieure d'un air penaud.
- Mais ne viens pas affirmer que je suis en train de créer une dispute alors que tu es celle qui t'obstine à rester silencieuse !
Je réprime un cri de surprise.
Les mots de Lucy raisonnent au plus profond de moi comme deux coups de fusil. Je réalise que je suis en train de pulvériser ma relation de confiance avec ma meilleure amie. Et que si ça continue, je risque de vraiment devoir ramer pour pouvoir la récupérer.
- Je te demande juste de me faire confiance, j'essaie tant bien que mal de tempérer.
- Je te ferai confiance lorsque tu me feras suffisamment confiance pour accepter de tout me raconter.
- Lucy... s'il-te-plaît...
- Maintenant si tu veux bien m'excuser, j'ai d'autres problèmes à gérer.
Sur ces mots, elle me raccroche spontanément au nez.
Je reste alors plantée sur ma chaise, la gorge serrée, l'esprit inondé par la culpabilité. Bon sang, qu'est-ce que je suis en train de fabriquer ?
* * *
Le reste de la semaine se déroule comme à l'accoutumée. Je partage mon quotidien entre les cours, les révisions et les tâches ménagères à la maison.
Mais je dois encore plus redoubler d'efforts, depuis que mes parents sont partis en Algérie, pour les vacances de Noël. Non pas que Yanis n'aide pas, – je dois admettre que je suis au contraire surprise par ses progrès culinaires, il a réussi à me préparer une tarte au chocolat sans brûler le plat –, mais il rentre souvent tard après ses entraînements de basket et je n'ai pas envie de lui en priver en lui intimant de venir m'aider.
Je jette un coup d'œil à mon agenda. Nous sommes vendredi, jour sacré en Islam, et j'en profite alors pour aller effectuer ma prière de Jumu'ah à la mosquée. Je n'ai pas vraiment l'habitude de l'accomplir à la mosquée, comme ce n'est pas une obligation pour les femmes, mais ma journée est plutôt libre et je crois qu'en ce moment, j'ai besoin de renouer avec l'essentiel. J'enfile donc une abaya noire simple et je m'engouffre alors dans ma Clio pour me diriger vers le lieu de culte.
En arrivant sur place, je constate avec surprise que le jardin est déjà occupé. De nombreuses personnes se sont regroupées près de la fontaine en pierre centrale, alors je tente tant bien que mal de me frayer un chemin pour accéder à l'entrée du bâtiment, surplombé par ses deux minarets. Lorsque je suis enfin à l'intérieur, je m'empresse de me diriger vers la salle de prière, où les femmes sont déjà positionnées et attendent patiemment le prêche que l'imam s'apprête à débuter. Heureusement que je suis arrivée à temps pour ne rien manquer...
Je les rejoins puis je m'asseois en tailleur avant de fermer les yeux pour écouter.
Le discours porte sur l'importance de la sincérité, à la fois dans nos intentions mais aussi dans nos actions. L'imam insiste sur la nécessité de rester authentique en toute circonstance, de montrer l'exemple en tant que musulmans, et il évoque également la gravité du mensonge dans notre religion. À cette évocation, je ne peux m'empêcher de ressentir un léger pincement au cœur. Parce que je repense à ma conversation avec Lucy. Et je me demande si au fond, je ne devrais pas simplement tout lui révéler. La vérité possède des risques que le mensonge ne connaît pas, mais elle a au moins le mérite de laisser la conscience tranquille. Et de préserver des liens bâtis depuis des années.
Au bout d'une demi-heure, le prêche s'achève et nous effectuons rapidement notre prière. Je regagne ensuite le parking afin de récupérer ma voiture, lorsque je percute brutalement quelqu'un.
- Aïe ! je mécrie spontanément.
- Désolé.
Je reconnais cette voix.
Je relève instantanément la tête pour faire face à mon interlocuteur, avant de réprimer un cri de surprise et de déclarer :
- Reda ?
- Hana ?
* * *
Oh non.
S'il y a bien une personne que je ne voulais absolument pas croiser, c'était Reda.
Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de lui reparler, depuis notre petite discussion, l'autre jour sur le seuil du perron. Il m'a littéralement avoué que j'étais son type de fille et même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que ce compliment ne m'a pas laissée de marbre. Pas du tout, en fait.
Je prends une profonde inspiration pour me calmer avant de lui demander :
- Qu'est-ce que tu fais là ?
L'espace d'un instant, il me toise, avant de me désigner du doigt la mosquée.
- Ce que n'importe quel musulman est censé faire un vendredi.
Question idiote, réponse idiote.
Je me pince l'arête du nez, un peu embarrassée à l'idée de passer une énième fois pour une idiote devant lui, mais il revient à la charge :
- Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?
J'arque un sourcil, incrédule.
- Ce que n'importe quelle musulmane peut tout aussi bien faire un vendredi.
Il se met alors à glousser et je fronce les sourcils :
- Quoi ? Tu trouves ça drôle qu'une fille aille à la mosquée ?
- Non. Ce que je trouve drôle, c'est ta manie de copier mes répliques.
Il se met alors à esquisser un sourire mutin avant d'ajouter :
- Je sais que tu m'admires, mais essaie au moins de le faire un peu plus discrètement.
- Quoi ?!
Sur ces mots, mon visage prend feu.
Je sais que Reda est en train de plaisanter et qu'il essaie simplement de détendre l'atmosphère, mais je crois qu'il ne se rend pas compte à quel point ça me procure l'effet inverse. Je ne sais pas pourquoi, mais sa remarque a le don de me faire perdre tous mes moyens.
Je prends alors le temps de m'éclaircir la gorge avant de rétorquer :
- La seule chose que j'admire chez toi, c'est ta capacité à rester aussi imbu de toi-même en toute circonstance ! Et crois-moi, ce n'est pas un compliment !
Il me décoche alors un clin d'œil :
- Tu vois, tu m'admires. Tu le dis toi-même !
Oh mon dieu.
Je le déteste.
Je continue de blâmer son comportement en rouspétant, pendant qu'il rit à en être plié en deux.
Alors que nous discutons, je remarque l'agitation progressive suscitée par notre échange tumultueux. Certaines filles nous lorgnent discrètement, alternant leur regard entre Reda et moi, comme si elles se questionnaient curieusement sur la relation que nous pouvions posséder. Décidément, Reda semble connaître pas mal de succès auprès de la gent féminine.
Je laisse échapper un soupir de frustration. Pour être honnête, j'ai surtout l'impression de revivre l'épisode du restau japonais, mais à la mosquée. Pourtant, cette fois, ce que je ressens est différent. L'idée que l'on puisse mal interpréter la relation que j'entretiens avec Reda ne me dérange pas vraiment. Au contraire. Je crois qu'au fond, ça me réjouit même un petit peu.
Je reporte mon attention sur mon interlocuteur.
- Au fait, pourquoi est-ce que mon frère n'est pas avec toi ?
- Yanis ?
- Non. Zac Efron.
Le brun se met à glousser de nouveau, probablement surpris par ma réplique. En même temps, elle serait plus digne de sortir de sa bouche, plutôt que de la mienne.
- Il est à la fac. Je crois qu'il a une séance d'anglais.
- Oh.
J'opine du chef discrètement, fière du sérieux de mon ainé.
- Et toi ?
Il me considère alors de ses prunelles perçantes :
- Quoi, moi ?
- Pourquoi tu n'es pas à cette séance avec lui ? Je croyais que vous étiez dans la même filière...
Il se frotte alors la nuque, avant de me décocher un autre sourire mutin :
- Tu es vraiment curieuse à mon propos, à ce que je vois...
Oh mon dieu.
Mais quel crétin.
Il n'en rate vraiment pas une.
Je roule des yeux face à sa remarque :
- Non. Je demandais simplement par politesse. Mais si tu ne veux pas répondre...
- J'ai séché. Comme d'habitude.
Je le fixe un instant, décontenancée par sa spontanéité.
- Tu n'aimes pas ce que tu étudies ?
Reda me fixe à son tour, visiblement dérouté par ma réaction.
- Attends, souffle-t-il. Je te dis que j'ai séché et la première question qui te vient à l'esprit, avant même de me demander pourquoi, c'est de savoir si j'aime l'informatique ?
Je hausse les épaules avec indifférence.
- Tu as dit que tu séchais régulièrement. J'en déduis donc que tu n'as pas séché cette séance juste parce que tu n'aimais pas l'anglais, mais parce que le problème était plus général.
- Peut-être, mais ce n'est pas vraiment la réaction qu'on s'attend à voir, lorsqu'on annonce une telle chose.
J'arque un sourcil, incrédule.
- Ah bon ? Et à quelle réaction on est censé s'attendre ?
- On s'attend plutôt à se faire juger, mépriser, voire insulter d'idiot... Ou d'ingrat...
- Tu parles vraiment avec le cœur ! Ça sent le vécu, ici !
Sur cette remarque, il laisse échapper un rire franc.
- Peut-être un peu...
Je m'éclaircis alors la gorge, avant de reprendre :
- Plus sérieusement, ce n'est pas un drame, de sécher un cours qui ne nous intéresse pas... Tant qu'on ne met pas en péril ses camarades.
Je lâche ces propos d'un ton ferme et assuré, prenant de court mon interlocuteur.
L'espace d'un instant, il continue de me sonder, un sentiment d'incompréhension se dessinant progressivement sur son visage. Avec peut-être un peu de curiosité aussi. Et de l'amusement.
Il finit néanmoins par sortir de son silence et ajoute alors en ricanant :
- C'est vrai. Étudier un domaine qui ne nous intéresse pas ne doit vraiment pas être stimulant. Mais Dieu, merci ce n'est pas mon cas.
- Quoi ?
Je le scrute, un peu confuse.
- Je n'ai pas séché parce que le cours ne m'intéressait pas. J'ai séché parce que je n'en avais pas besoin pour le comprendre.
Je roule des yeux face à sa remarque.
Je sais que la condescendance fait partie intégrante de son identité, mais la nonchalance avec laquelle il arrive toujours à la ramener sur la table me désespère.
Cependant, en constatant ma réaction, l'expression de Reda se met à changer, laissant place à une attitude plus sérieuse.
- Je ne dis pas ça pour me vanter.
- Oui oui, et moi je suis...
- C'est la vérité, Hana, me coupe-t-il spontanément. Je m'ennuie vraiment en cours.
Le ton qu'il emploie est plus ferme, comme s'il cherchait véritablement à me convaincre de la sincérité de ses propos. Il soutient mon regard de ses prunelles perçantes, sans ciller. Je me contente alors de l'observer en retour, un peu confuse, mais surtout troublée par son comportement.
- D'accord, je te crois... je finis par murmurer, une main en l'air, sur la réserve.
Un silence pesant s'ensuit.
Je m'apprête alors à regagner mon véhicule, saluant au passage Reda, lorsqu'il m'interrompt dans mon mouvement :
- Pourquoi est-ce que tu me dis au revoir alors qu'on va se retrouver tout à l'heure ?
- Quoi ?
Je lui lance un regard consternée, surprise par son aveu.
Et le sourire dessiné au coin de sa lèvre s'efface aussitôt.
Il semble tout autant surpris que moi.
- Yanis ne t'a rien dit ?
- Me dire quoi ?
Il tressaille alors discrètement.
- Je suis censé passer chez vous, ce soir. Ton frère m'a invité.
- Oh.
Je tente de masquer ma surprise du mieux que je peux, mais Reda doit l'avoir remarquée.
- Il ne te l'a pas dit... marmonne-t-il alors, visiblement ennuyé.
- Ce n'est pas grave, je déclare pour tempérer. Il a dû oublier. Ça ne change rien, de toute façon.
Je me pince l'arête du nez, avant d'ajouter :
- Je n'ai rien de prévu normalement, alors n'hésite pas à m'appeler si tu as besoin de quelqu'un pour te préparer à manger.
Son visage s'illumine de nouveau.
- Vraiment ?
J'acquiesce alors, avant d'ajouter sarcastiquement :
- Mais je t'en prie, promets-moi que cette fois, tu mangeras mes poivrons !
Sur ces mots, Reda se met alors à éclater de rire, et je ne peux m'empêcher de l'imiter malgré moi. Même si je lui en ai beaucoup voulu d'avoir inventé cette allergie de toutes pièces, je réalise qu'elle a tout de même été notre première véritable intéraction. La rancune que j'ai pu ressentir à ce propos s'est transformée en nostalgie, et je me surprends même maintenant à en rigoler.
- D'accord, chef. Ou peut-être devrais-je plutôt dire sergent ?
Je lève alors mon menton et je porte ma main droite à mon front pour le saluer comme un soldat :
- À ton service.
Puis je finis par regagner le siège de ma Clio, plutôt heureuse de la tournure qu'a pris cette matinée. Décidément, ce garçon a vraiment le don d'impacter mon humeur.
Avant de démarrer, je m'empresse alors de pianoter un message que je pourrais envoyer à Lucy. Avant tout pour m'excuser, évidemment, mais aussi pour lui dire la vérité. Au diable, les menaces de Naïm. Mon amitié avec ma meilleure amie reste plus importante à mes yeux.
Cependant, au moment où je m'apprête à cliquer sur le bouton d'envoi, je reçois une notification. Et je ne tarde pas à constater avec épouvante qu'elle provient encore une fois du loup. Naïm souhaite me contacter. Et il insiste pour me voir ce soir.
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