Chapitre 19
Reda
Je ne m'attendais pas à croiser Hana à la mosquée.
Je m'y rends pourtant tous les vendredis et c'est la première fois que je l'aperçois.
Je sais que je ne devrais pas ressasser notre rencontre, que j'avais promis d'arrêter de penser à elle, surtout depuis que j'avais admis mon intérêt. Mais bordel, je n'arrive pas à supprimer le sourire qui s'est formé sur mes lèvres depuis. Décidément, contrôler ses sentiments s'avère bien plus facile à dire qu'à faire.
Je débarque devant la porte d’entrée de mon appartement.
Sweety attend sur le seuil, à moitié assoupi. Lorsqu’il remarque ma présence, il se lève d'un bond et me tend la patte, comme pour m'accueillir. Je glisse alors tendrement mes doigts dans son pelage pour lui répondre. Sa maîtresse s'absente de plus en plus, d'après ce que j'ai pu entendre. J'imagine qu'il doit se sentir seul. Sérieusement, je vais vraiment finir par l’adopter à ce rythme…
Après avoir joué un peu avec le félin, j'entre enfin. Je laisse échapper un soupir face à mes vêtements toujours éparpillés aux quatres coins du salon et à la tonne de vaisselle qui m'attend. Mais au moins, j'ai le mérite d’avoir arrêté la malbouffe. Ou du moins, j'ai réussi à la limiter à mes sorties avec Yanis.
Bon, je dois admettre que l'irruption de Véronika en début d'année a un peu jouée dans cette nouvelle résolution. Même si ce n'est pas vraiment pour elle que je le fais, mais avant tout pour moi. C'est vrai. Je ne peux pas continuer à m’alimenter exclusivement de pizzas et de frites si je tiens à maintenir un certain niveau sportif. Et puis son sachet de courses n'allait pas se vider seul, alors autant faire d'une pierre deux coups.
Je laisse tomber mes affaires sur le parquet et m'affale sur le canapé. En évoquant Véronika, je ne peux m'empêcher de repenser à son avertissement. Je me souviens comme si c'était hier de la conversation qu'on avait eu à son épicerie, le jour où j'ai soigné Hana. Elle m'avait assuré que la façon dont je la regardais était différente de toutes les autres filles que j'avais fréquentées.
Enfin, je dis ça comme si j'avais côtoyé beaucoup de filles. En réalité, ce sont plutôt elles qui me tournaient toujours autour sans même me connaître. Je crois qu'en fait, elles raffolaient surtout de mes yeux clairs.
Mais malgré cette attention, je restais indifférent. Honnêtement, j'aurais pu tomber dans le vice de la fornication très facilement si je n'avais pas été autant attaché à la religion. Heureusement que j'en ai été préservé.
Jusqu'à présent.
Le truc, c'est que Véronika avait raison. J'ai eu du mal à accepter la vérité, mais elle a fini par me rattraper. Hana est différente. Elle est confiante, indépendante et bienveillante. Je me sens tellement léger et apaisé à ses côtés.
Je suppose que je devrais être content.
Sauf que maintenant, ma patience est éprouvée comme elle ne l'a jamais été.
Parce que je ne dois pas patienter dans l'espoir de pouvoir un jour la marier.
Non.
Je dois patienter jusqu'à ce que mes sentiments à son égard soient complètement étouffés. Et ça, je ne suis pas certain d'être capable de l'assurer.
* * *
Je m’arrache en sursaut de mon sommeil.
Sans m'en rendre compte, j'ai fini par m'endormir. Je crois que je devais être trop épuisé par la fatigue accumulée, ces derniers jours.
Je me relève spontanément pour jeter un œil à la fenêtre. La nuit s’est abattue progressivement sur le ciel, le teintant d’un bleu cobalt profond et illuminé seulement par quelques étoiles dorées.
Mince.
Je n’ai vraiment pas vu le temps défiler.
Je m’extrais brusquement du canapé avant d’aller me débarbouiller. Yanis m’avait proposé de le rejoindre juste après sa séance d'anglais, mais si j’en crois l'heure indiquée par mon téléphone, l’échéance est dépassée depuis longtemps.
Je m’empresse alors d’enfiler de nouveaux vêtements, – un sweat basique avec un jean –, avant de me diriger vers la porte. Dans mon élan, je n'oublie pas d'attraper le sachet en papier posé sur la table. J'y ai planqué une boîte de chocolats, de quoi l'offrir en présent pour Yanis. C'est la moindre des choses, pour le remercier de m'avoir de nouveau invité chez lui.
Si ma mère avait été à mes côtés, je suis sûre qu'elle aurait même insisté pour lui préparer des gâteaux maison. Elle faisait toujours ça, au lycée. Lorsque je lui disais que je sortais avec un ami, elle ne pouvait s'empêcher de me refiler une assiette remplie de pâtisseries orientales. Je me souviens que je détestais ça. Je détestais la voir se démener et se déranger autant pour moi alors que je n'avais rien demandé.
Mais je me souviens aussi qu'il en raffolait. Je me souviens du sourire énorme qu'il affichait devant le goût sucré de la zlabia. Je me souviens encore du miel qui dégoulinait du beignet à la fleur d'oranger, de sa panique lorsqu'il en avait foutu partout sur le canapé et qu'il craignait de se faire réprimander, de ma tentative de tout masquer avec des coussins pour le rassurer. Je me souviens comme si c'était hier de nos rires entremêlées et du vide qu'il m'a laissé le jour où il m'a abandonné.
J'essuie rapidement la petite larme qui s'est formée au coin de mon œil avant de m'engouffrer dans mon véhicule. Sans un mot de plus, j'allume le moteur et je passe la première vitesse en direction de la maison de Yanis et de Hana.
Je traverse deux ruelles étroites avant de passer devant la forêt sombre qui entoure Rosewood. J'allume alors les feux de route pour mieux m'éclairer et je ne peux m'empêcher de m'arrêter un instant pour contempler le terrain. Depuis mon dernier match avec Yanis et Hana, je n'y suis pas retourné. Le city stade étant plus pratique pour réunir la plupart des garçons, j'ai presque fini par oublier son existence.
Je m'apprête à redémarrer lorsque je perçois une silhouette en mouvement, entre les feuillages. Je crois d'abord rêver, mais non. Il y a bien une personne adossée contre un des troncs. Je plisse des yeux pour mieux la distinguer et il ne me faut pas longtemps pour la reconnaître.
C'est Naïm.
Aucun doute possible.
Il porte encore sa veste grise et son jean troué aux jambes, le même accoutrement que lorsque je l'ai rencontré la première fois, ainsi qu'une clope à la main droite. Je me demande ce qu'il peut bien foutre tout seul au beau milieu de la forêt, à cette heure-ci. Peut-être qu'il attend quelqu'un ?
Je serre le volant avec crispation en repensant à ce que j'ai découvert sur lui, l'autre soir.
Après avoir réalisé que la prétendue clinique de son père n'existait pas, je n'ai pas pu m'empêcher de fouiller dans son passé. Cependant, impossible de trouver davantage d'informations sur lui sur Internet. Alors j'ai décidé d'opter pour un moyen plus radical : me rendre directement à son adresse.
Je sais, je dois probablement passer pour un psychopathe. Mais je ne pouvais pas rester les bras croisés. Je ne pouvais pas laisser Yanis continuer de fréquenter un type avec qui il avait contracté un prêt sans comprendre d'où son argent provenait.
En arrivant devant le logement social, j'ai rapidement compris que ma présence n'était pas la bienvenue. Les regards noirs en provenance de types pas nets ont fusé et m'ont obligé à aller voir ailleurs. Alors j'ai continué de fouiller à côté. Je me suis rendu dans les bars, les boutiques et même dans la boulangerie du coin pour interroger les habitants. J'ai dû errer comme ça durant deux bonnes heures au moins, en vain. Aucun habitant n'était capable de me renseigner. Ou plutôt, aucun d'entre eux n'avait envie de se mouiller.
C'est alors qu'une dame est apparue. Au moment où je m'apprêtais à abandonner, un miracle m'est parvenu. Une dénommée Karima qui m'aurait repéré depuis le début. Elle est venue me voir discrètement avant de me conduire sur le côté pour me parler. Elle m'a avoué avoir un peu hésité, mais que mon obstination avait fini par la faire céder. C'est là qu'elle m'a tout raconté.
Karima était une proche amie de la mère de Naïm. Elles ont fait une grande partie de leurs études ensemble avant que la mère de Naïm ne décide de tout abandonner pour se marier. C'est à partir de ce moment que tout a basculé. Avec son jeune âge, elle n'a pas été capable d'assumer les responsabilités d'un mariage et encore moins une maternité non désirée. Alors elle a décidé de tout plaquer sur un coup de tête et de quitter la ville, délaissant à la fois son mari et son enfant.
Le père de Naïm s'est mis à boire, laissant son fils sans soutien ni encadrement. Et forcément, il a fini par se faire influencer. C'est comme ça qu'il s'est tourné vers le trafic de drogue. Une chaîne dont il est très difficile de s'échapper, une fois entré.
Je remarque que les jointures de mes poings ont blanchi. Je ne juge pas Naïm. Je peux comprendre les motivations qui l'ont poussé à devenir ce qu'il est aujourd'hui. Je ne veux juste pas que Yanis reste impliqué dans cette histoire. Dès que l'opportunité se présente, je dois tout lui balancer.
* * *
Lorsque j'arrive chez le concerné, il m'accueille à bras ouverts, me reprochant mon retard avec ironie. En balayant l'entrée du regard, je constate rapidement que Hana n'est pas là. Elle doit sûrement être enfermée dans sa chambre, en haut. Je m'abstiens d'interroger son frère à son sujet, même si ce n'est pas l'envie qui me manque. Je ne tiens pas à éveiller le moindre soupçon sur la situation.
Nous passons la soirée à regarder des animes et à jouer à FIFA.
Je lève les bras en signe de victoire en marquant le dernier but du match, ce qui le fait rire.
L'estomac de ce dernier se met ensuite à crier famine et il me propose :
- On va manger un morceau ?
J'opine du chef, un sourire au coin.
Je m'attends à ce qu'il demande à Hana de nous préparer le plat, comme la dernière fois.
Mais il n'en est rien.
- On se fait livrer ? s'écrie-t-il alors.
Je fais de mon mieux pour masquer ma surprise.
- D'accord, je déclare d'un air faussement indifférent.
Je me pince l'arête du nez pour réfléchir.
Peut-être que Yanis n'a pas envie de réitérer l'épisode de l'allergie aux poivrons. Après tout, Hana s'est beaucoup dérangée ce jour-là.
Tant pis pour toi, Reda.
Ça t'apprendra à vouloir jouer au plus malin.
- Un japonais, ça te va ? reprend Yanis, le téléphone à la main.
- Ouais, t'inquiète. Tout me va.
Le brun se met à parcourir l'application de livraison en détail, épluchant les offres les plus tentantes et surtout les moins onéreuses.
- Franchement, ils abusent sur les prix ! se met-il alors à râler.
Je laisse échapper un rire franc en l'observant perdre patience.
- Ce n'est pas drôle, Reda ! Bon sang, si seulement Hana avait été dispo !
Sur cette remarque, mon sourire s'éteint.
J'arque alors un sourcil en direction de Yanis, incrédule.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle n'est pas là ?
Yanis me lance un regard consterné, comme si je venais de lui demander l'une des choses les plus idiotes du monde, avant d'ajouter :
- Ben non. Si elle avait été là, tu crois que je t'aurais proposé de commander ?
Quoi ?
Hana n'est pas là.
Ce qui signifie que ce n'est pas à cause de ma présence que nous sommes contraints de commander.
Je suis partagé entre l'envie de soupirer de soulagement et l'étonnement. Je ne comprends pas vraiment pourquoi elle n'est pas là. Elle m'avait pourtant affirmé qu'elle n'avait rien prévu pour ce soir, ce matin à la mosquée.
Curieux malgré moi, je pose la question, en espérant intérieurement que Yanis ne me trouve pas indiscret :
- Elle est sortie à cette heure-ci ?
L'espace d'un instant, Yanis me dévisage, avant de hausser les épaules nonchalamment :
- Pour être honnête, je ne sais pas.
- Quoi ?
- Elle m'avait pourtant dit qu'elle était dispo, quand je le lui ai demandé. Elle a dû prévoir quelque chose à la dernière minute...
Je ne peux m'empêcher de rester sceptique face à cette conclusion.
- Est-ce que tu as essayé de l'appeler ? je rajoute, un peu alarmé.
- L'appeler ? Pour quoi faire ?
Je m'arrête un instant pour réfléchir.
D'après ce que j'ai pu voir d'elle, Hana n'a pas l'air du genre à prévoir ses sorties à la dernière minute. Pas du tout même. Entre ses cours à la fac et ses obligations personnelles, elle a au contraire plutôt l'air d'être le genre de personne à milimétrer la moindre de ses tâches. Et à défaut de ne pas pouvoir être présente, elle s'applique au moins à prévenir lorsqu'elle fait face à un imprévu.
Je me triture les mains d'un air inquiet. Si Hana m'a affirmé qu'elle était disponible ce soir, mais qu'elle s'est finalement ravisée sans prendre le temps de prévenir son aîné, c'est que quelque chose cloche.
Je continue de me torturer l'esprit, sous les yeux rivés de Yanis qui n'a pas l'air de comprendre quoique ce soit à mon comportement, lorsque l'image de Naïm à Rosewood me revient en tête.
Oh bordel.
J'espère que ce n'est pas ce que je crois.
Je me lève alors d'un bond du canapé, à présent affolé.
- Mais qu'est-ce qui te prend, Reda ? s'écrie Yanis en me scrutant.
- Yanis, enfile ta veste. Je crois qu'on a un gros problème.
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