Chapitre 20
Hana
J’avance prudemment vers l’entrée du terrain. Après avoir reçu le message, je suis restée près d’une heure dans ma voiture, à réfléchir longuement à la situation. Naïm m’a demandé de le rejoindre à Rosewood, le soir même, pour lui accorder la faveur qu’il avait commencé à évoquer au city stade. La faveur qui, selon lui, me permettrait de me libérer à jamais de ses menaces. À condition d’obtempérer, évidemment.
Je laisse échapper un soupir. Pour être honnête, la perspective de me retrouver seule avec Naïm dans un lieu aussi isolé qu’un terrain abandonné comme Rosewood ne m’enchante pas vraiment. J'ai conscience du caractère imprévisible dont il est doté et du danger qu'il représente en conséquence. Je sais également que rien ne me garantit qu'il va honorer sa promesse, une fois la faveur accordée.
Pourtant, contre toute attente, j'ai tout de même décidé de me montrer. Mais en même temps, qu'aurais-je pu faire d'autre ? Demeurer à la maison en me contentant de cogiter sur les événements n'aurait pas fait avancer la situation, et avertir Lucy n'aurait pas servi à grand-chose non plus, étant donné qu'une mer entière nous sépare actuellement. Sans oublier le fait que mon corps ne puisse s'empêcher de s'agiter à chaque fois que je le surprends à côtoyer Yanis, dans la plus grande des insouciances.
Alors non, je ne resterai pas les bras croisés. Même si ça peut paraître insensé, je vais me raccrocher à l'espoir que Naïm soit un homme de parole, à défaut d'être un homme fréquentable. Parce que je n'ai plus vraiment le choix.
* * *
Naïm est adossé contre le tronc d'un des immenses chênes entourant le terrain. Le regard dénué de toute expression, il contemple attentivement le sol, une cigarette à la main, avant de s'apercevoir de ma présence et de relever ses prunelles dans ma direction.
Je m'apprête à soutenir son regard, lorsque je réprime un cri de surprise en constatant la mine calamiteuse de son visage. Ses yeux sont encore plus rouges que la dernière fois, sa bouche oblique légèrement vers le côté et sa mâchoire est crispée. Pas de doute possible. Sa consommation de cannabis lui a littéralement déformé la figure.
Mince, Hana.
Dans quel pétrin est-ce que tu t'es encore fourrée ?
- Salut Hana, déclare-t-il alors en me décochant un sourire mutin.
Un frisson me parcourt l'échine et mes membres se raidissent.
Mais je tente tant bien que mal de masquer mon angoisse :
- Salut, Naïm. Je suis venue, comme convenu.
Malgré mes efforts pour paraître la plus anodine possible, mon ton se fait sec, trahissant instantanément l'amertume que je ressens envers lui.
En remarquant ma réaction, Naïm se met alors à lever les mains en l'air, en signe de reddition :
- Ne t'inquiète pas, Hana. Je ne vais pas te faire de mal. Tu peux te détendre.
Je laisse échapper un rire nerveux.
Étrangement, sa tentative de rassurance ne fonctionne pas vraiment.
Au contraire.
Je crois que je suis encore plus nerveuse maintenant.
- Je sais, je rétorque néanmoins. Je sais que tu es un homme de parole, Naïm.
J'ai souvent entendu parler de complimenter les manipulateurs, lors d'une situation de crise, lorsque je me documentais sur la psychologie des personnes atteintes d'un trouble de la personnalité narcissique. Les personnes atteintes de ce trouble manquent souvent d'estime, alors les valoriser permettrait de les aider à combler leur lacune...
Mais je n'aurais jamais imaginé que ces informations me seraient utiles aussi rapidement, et surtout dans un contexte aussi différent que celui de mon futur exercice professionnel. Espérons donc que mon faux compliment ait l'effet escompté...
Je relève la tête en direction de Naïm pour le sonder discrètement. Il me fixe de ses yeux écarquillés, un air décontenancé plaqué au visage, avant de se mettre à éclater de rire et à applaudir bruyamment :
- Mais oui, Hana ! C'est exactement ça ! Je suis un homme de parole !
Je tressaille face à sa réaction.
Je sais que je devrais me réjouir d'avoir réussi à le divertir, mais je ne peux m'empêcher de ressentir de l'appréhension.
Il profite alors de mon silence pour reprendre son souffle :
- Oh, Hana... Je suis tellement heureux... C'est la première fois que je t'entends me complimenter aussi spontanément...
Il passe sa main dans ses cheveux avant de triturer ses lèvres :
- Tu ne le sais peut-être pas, mais ça me fait vraiment, mais vraiment plaisir...
Oh mon dieu.
Le fait qu'il insiste autant sur ce mot manque de me donner un haut-le-cœur.
- J'ai tellement désespéré d'attirer ton attention, depuis le temps...
Hein ?
Je lance un regard consterné au brun.
- Ne te méprends pas, Hana... Je me suis toujours douté que je n'étais pas ton type de garçon...
Il se met à croiser les bras sur son torse :
- Je suis plutôt éloquent, et j'ai un beau visage... J'ai réussi à séduire un bon nombre de filles avec...
Tout est relatif, visiblement.
Il avait peut-être un visage appréciable, il y a quelques mois, mais sa déformation liée à son intoxication au cannabis le rend aujourd'hui méconnaissable.
- Mais ça n'a manifestement jamais été suffisant avec toi...
- Quoi ?
- J'ai pourtant même essayé de te rendre service, à plusieurs reprises...
Je continue d'écouter mon interlocuteur avec attention.
Pour être honnête, les aveux de Naïm sont un véritable choc.
Je me suis toujours doutée qu'il me trouvait plutôt mignonne, au vu du nombre de compliments qu'il m'adressait à chacune de nos rencontres, mais je ne pensais pas qu'il envisageait sérieusement d'obtenir quelque chose de moi. Je ne sais pas si je dois me sentir flattée, ou au contraire indignée qu'il ait eu l'espoir de pouvoir m'associer à ses conquêtes, mais une chose est certaine, c'est que je dois tempérer la situation.
- Naïm, je reprends sur la réserve, je te remercie mais...
Cependant, le brun ne me laisse pas le temps d'achever ma phrase.
Il se met alors à pousser un râle d'exaspération :
- Hana, je veux bien intégrer le fait que je ne sois pas ton type... Mais sérieusement, Reda ?
- Quoi ?
Je le fixe, décontenancée.
- C'est ça, ton type ?
Sur cette remarque, mon visage prend feu.
Je ne comprends pas où Naïm souhaite en venir, mais la simple évocation du prénom de Reda suffit à me faire perdre mes moyens.
- Je ne vois pas de quoi tu parles...
- Arrête de me prendre pour un imbécile ! se met-il alors à hurler.
Son cri strident m'immobilise instantanément.
Le peu de patience qu'il semblait rester à mon interlocuteur pour garder son calme vient de disparaître, faisant monter au passage la tension déjà présente dans l'air à son paroxysme.
- Je vous ai bien observés, au city stade ! ajoute-t-il, toujours aussi virulent.
- Quoi ?
- Je sais qu'il se passe quelque chose entre vous ! Mais vous êtes simplement trop lâches pour vouloir l'admettre !
Je recule spontanément d'un pas, alarmée par sa véhémence.
Je ne comprends décidément ni comment il a pu tirer de telles conclusions, ni pourquoi elles font l'objet de notre conversation alors que nous ne nous sommes pas réunis pour cette raison à l'origine.
Mais Naïm semble en colère. Et provoquer délibérément un énergumène aussi imbu de sa personne, et en plus drogué, est probablement la dernière chose qui me viendrait à l'esprit. Au contraire, il faut plutôt que je le caresse dans le sens du poil.
Je prends alors une profonde inspiration pour me calmer, avant de reprendre :
- Je suis désolée, Naïm. Tu as raison, Reda et moi, nous sommes en couple...
Désolée Reda, mais je vais encore devoir utiliser ta vie amoureuse pour me sortir d'un pétrin !
- Ah ! Je le savais ! J'en étais sûr ! s'exclame Naïm, visiblement ravi par ma déclaration.
Je me mets à triturer mes mains, d'un air penaud :
- Je suis un peu embarrassée à l'idée que tu l'aies découvert... Je compte sur toi pour ne rien dire à mon grand frère !
L'expression de son visage s'assombrit de nouveau.
- Pour qui est-ce que tu me prends... Je t'ai dit que j'étais un homme de parole !
- C'est vrai, tu as raison... où avais-je la tête ?
Je laisse échapper un gloussement pour détendre l'atmosphère.
Naïm n'aime pas être déconsidéré. Il n'aime pas les remarques sur ses défauts, même si elles sont honnêtes. Il a besoin d'être valorisé. Il a besoin de sentir qu'il a le contrôle sur la situation. Alors je vais faire de mon mieux pour l'en convaincre.
- Naïm, je marmonne d'une voix douce. Oublions Reda pour le moment, d'accord ?
- Quoi ?
- La dernière fois, au city stade, tu m'as dit que si je t'accordais une dernière faveur, tu me laisserais définitivement tranquille...
Il opine du chef.
- Je suis là pour ça. Je suis là pour toi. Pas pour parler de Reda...
Les traits de son visage s'adoucissent progressivement.
Ma stratégie semble faire effet.
Encore un peu, et cette histoire avec Naïm ne fera plus partie que d'un lointain souvenir...
- Oui, je me souviens de ma promesse. Je t'ai appelée pour ça.
- Je sais. Alors dis-le moi. Laisse-moi t'accorder la faveur qui me permettra de t'apaiser.
Un silence pesant s'ensuit.
Plongée au cœur de l'obscurité de la nuit, je fixe Naïm, prête à mettre un terme à cette situation ayant duré depuis bien trop longtemps à mon goût.
Au bout de quelques secondes, durant lesquelles il semble avoir réfléchi, il se décide enfin à sortir de son mutisme et se met alors à me décocher un sourire patibulaire :
- Je veux obtenir quelque chose de toi qu'encore aucun garçon n'a connu...
Quoi ?
- Quelque chose que tu ne dévoilerais sous aucun prétexte...
Mon esprit s'emballe d'une multitude d'émotions.
- Pas même à Reda...
Soudain, je commence à réaliser la demande implicite de Naïm.
Je m'apprête à refuser spontanément, avant même qu'il n'ait encore prononcé quoique ce soit, mais il m'ôte les mots de la bouche :
- Je veux te voir sans ton foulard, Hana.
* * *
L'espace d'un instant, je m'abandonne à mes pensées, persuadée que je suis simplement dans un cauchemar et que je vais bientôt me réveiller.
Mais la voix rauque et autoritaire de Naïm m'arrache rapidement de mes fantasmes :
- Enlève-le, Hana.
Mon cœur fait un raté.
L'idée qu'il ait pu échafauder un tel plan dans l'unique but de me voir sans mon voile manque de me donner un haut-le-cœur. J'ai l'impression de ressembler à une proie qui échappe sans le savoir à un rapace depuis des lustres, mais qui se retrouve malgré elle emprisonnée par ses serres. Le tout, dans l'unique but de satisfaire un misérable égo, encore une fois.
Je prends néanmoins le temps de m'éclaircir la gorge pour ne pas agir sous le coup de l'émotion :
- Tu sais bien que je ne peux pas faire ça. Trouve autre chose, s'il-te-plaît.
J'ose espérer que le ton bienveillant que je tente d'employer puisse encore me sauver.
Mais sur ce coup, Naïm ne semble pas décidé à se montrer coopératif :
- Oh que si, Hana. Tu peux le faire. Et tu vas le faire.
Mon estomac se noue.
Sa remarque sonne comme une menace dans mon esprit.
Je m'apprête à refuser une seconde fois, mais le brun s'empresse d'écarter ses bras pour m'indiquer l'immensité du terrain :
- Regarde ! J'ai même fait l'effort de te donner rendez-vous à Rosewood ! Un endroit isolé et à l'abri de tous les regards indiscrets !
J'arque un sourcil, incrédule.
- Ne t'inquiète pas, Hana ! Mis à part moi, personne ne sera témoin de ton acte !
Je laisse échapper un rire nerveux.
Est-ce que c'est censé me rassurer ? Parce que si c'est le cas, c'est complètement raté.
- Naïm, je ne reviendrai pas sur ma position, je déclare alors avec assurance.
Le brun me fusille instantanément du regard.
Je recule spontanément d'un pas pour m'écarter, mais il avance de nouveau pour réduire la distance entre nous.
Oh non.
Je crois que la situation est vraiment en train de dégénérer.
- Je ne te demande pas ton avis, en fait, marmonne-t-il dans sa barbe inexistante.
- Il en est hors de question ! je me surprends alors à hurler involontairement.
Sur ces mots, un silence s'ensuit.
Un court silence durant lequel Naïm me lance des éclairs de ses prunelles azur, avant de le briser en attrapant brusquement mon poignet.
- Naïm, lâche-moi ! je m'écrie.
- Petite garce, rétorque-t-il en resserrant l'étreinte. Je déteste cette manie que tu as de toujours vouloir me désobéir !
- Naïm ! Tu me fais mal !
- Tu aurais dû faire tourner sept fois ta langue dans ta bouche avant d'oser me contredire !
Il relâche alors mon bras avant de me plaquer brutalement contre le tronc du chêne sur lequel il s'était affalé. Une douleur explose dans mon dos. Le choc me percutant est puissant et je ne peux m'empêcher de laisser échapper un cri.
- Maintenant, tu vas faire ce que je te dis ! hurle Naïm.
Il se met à planter ses ongles dans ma peau pour m'immobiliser.
- Voilà ! Comme ça ! C'est mieux ! déclare-t-il alors, un filet de bave lui échappant du coin de la lèvre.
Je tente de me débattre, en vain.
Même s'il a l'air chétif, Naïm reste un homme et sa force physique me surpasse largement.
- Naïm... je murmure, pantelante.
- Reste calme, Hana ! Si tu es docile, tout se passera bien !
Je ne relève pas sa remarque et j'en profite pour lorgner discrètement le bas de son corps, lorsque j'y aperçois une ouverture. Je m'empresse alors de lui asséner un coup de pied au genou. Naïm me relâche spontanément avant de pousser un gémissement de douleur.
- Petite garce !
Je m'apprête alors à fuir mais il revient à la charge et empoigne mon foulard noir, pourtant presque invisible dans la pénombre de la nuit, avant de me gifler brutalement.
- Oh mon dieu.
La claque est puissante et ma joue vire instantanément à l'écarlate.
Malgré ma vulnérabilité indiscutable, Naïm ne relâche pas ses efforts. Il continue de resserrer son étreinte sur mon voile, qui manque de m'étouffer. Le souffle coupé, je peine à respirer. Non. En fait, je suffoque littéralement.
Ma vision s'embrume progressivement et mes oreilles bourdonnent. Je sens les doigts de Naïm effleurer le tissu de mon voile pour l'arracher, mais je n'ai plus l'énergie nécessaire pour l'en empêcher. Je lutte déjà en puisant dans mes dernières ressources pour rester consciente, mais mes forces se mettent à me quitter. Je ferme alors mes paupières, heureuse au fond de ne pas avoir à supporter l'expression de satisfaction que va probablement afficher Naïm en découvrant mes cheveux, et je me laisse tomber sur l'asphalte.
Plusieurs secondes s'écoulent, mais à ma grande surprise, lorsque je rouvre les yeux, Naïm n'est plus là. Je m'empresse alors de poser ma main tremblante sur ma tête.
Je le sens.
Il est là.
Mon voile est toujours là.
Je suis partagée entre l'envie de soupirer de soulagement et le sentiment de confusion s'instillant en moi. Pourquoi mon foulard est-il toujours là ? Je suis pourtant persuadée d'avoir senti les doigts de Naïm l'effleurer, à moins que je ne sois plus en mesure d'être capable de déceler une illusion de la réalité...
Je plisse des paupières pour recouvrir une vue à peu près normale, et je ne tarde pas à remarquer la présence d'une autre personne sur le terrain. Il est grand, doté d'un teint hâlé, et ses bouclettes brunes et ébouriffées me sont particulièrement familières. Pas de doute possible. C'est Yanis. Mon frère est en train de rouer Naïm de coups de poings. Et s'il continue, ce dernier risque de définitivement y passer.
J'essaie tant bien que mal de me relever du sol pour l'arrêter, en vain. Je suis incapable de remuer le moindre membre, pas même mon index. Je suis faible. Et complètement inutile. Sans m'en rendre compte, des sanglots s'échappent du creux de mes paupières et mon pouls s'accélère. Une bouffée de chaleur envahit mon corps et ma respiration se fait de plus en plus difficile. Je fais de mon mieux pour inspirer l'air frais autour de moi avec avidité, mais plus j'essaie, plus mes poumons me réclament de l'air, comme s'ils me narguaient, en se vidant aussi rapidement qu'ils se remplissent.
Oh non.
Je crois que je suis en train de faire une crise d'angoisse.
Mon cœur continue de cogner brusquement contre ma poitrine et je m'apprête à exploser, lorsque je sens la chaleur d'un tissu se poser sur mes joues. Des mitaines en coton. Des mitaines qui tentent d'essuyer mes larmes ne tarissant plus.
- Hana ! Regarde-moi ! me susurre cette personne d'une voix douce et apaisante.
Hein ?
- Tout va bien !
Je la reconnais.
- Je suis là !
C'est sa voix.
- Re... reda... je murmure avec difficulté.
- Hana, me répond-il en s'approchant, essaie de respirer avec moi.
Je tente de calquer ma respiration sur la sienne, comme il m'intime de le faire, mais mes poumons me brûlent de nouveau de douleur, me stoppant instantanément dans mon élan.
- Je... je n'y arrive pas... je chuchote en grimaçant.
- Ce n'est pas grave, me rassure-t-il alors. On va essayer autre chose.
Sur ces mots, il attrape mes deux bras qu'il s'empresse de décroiser pour dégager ma poitrine, avant de les enrouler autour de sa taille. Puis il s'avance d'un pas pour coller son front contre le mien et nos souffles ardents se confondent.
- Doucement, Hana... me susurre-t-il tout en caressant ma joue, respire lentement avec moi...
J'obtempère alors, et peu à peu, je sens mon corps se détendre, mon cœur reprenant un rythme moins effréné. Mais ma vision reste toujours embrumée, et mes oreilles assourdies à cause de la pression. Même si la présence de Reda me calme, je sens mes prunelles se fermer et mes forces me quitter. Et je n'ai pas le temps de mouvoir mes lèvres pour le lui dire que je perds connaissance dans ses bras. Le trou noir autour de moi.
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