Chapitre 21

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Reda

Bon, Reda.

Respire.

Et surtout ne panique pas.

Ce n'est pas comme si Hana venait littéralement de s'effondrer devant moi, dans un endroit complètement paumé du quartier, avec pour seule aide à proximité un grand frère enragé et impossible à raisonner.

Je redresse légèrement la tête de Hana pour l'observer attentivement. Sa bouche est entrouverte et ses longs cils au noir d'encre abritent encore quelques larmes, que je m'empresse de chasser délicatement. L'espace d'un instant, je ne peux m'empêcher de la contempler, endormie ainsi. Elle est certes bien plus pâle que d'habitude, avec notamment un front orné de gouttes de sueur, mais elle n'en reste pas moins aussi jolie à mes yeux.

Oh, mince.

Attends.

Mais qu'est-ce que je fous ?

Je secoue vivement la tête pour me ressaisir. Bon sang. Ce n'est pas le but de mon inspection. Je ne dois pas profiter du moment pour me rincer l'œil, mais pour vérifier que Hana va bien. Je continue de mouvoir son visage sous toutes les coutures, pour l'observer, lorsque mon regard se pose sur sa joue gauche. Elle est gonflée et elle a viré au cramoisi. Je réprime alors un juron. L'idée que Naïm ait pu lever le moindre petit doigt sur elle me rend dingue.

Je prends alors une profonde inspiration pour me calmer. Je ne dois pas laisser la colère m'envahir. Surtout pas maintenant. Je suis dans une situation qui nécessite au contraire de mobiliser toute ma réflexion. Et tout le monde sait que la colère et la réflexion ne font pas vraiment bon ménage ensemble.

En parlant de colère, l'image de Yanis malmenant Naïm traverse instantanément mon esprit. Je m'empresse de me détacher de l'étreinte de Hana pour la reposer contre le tronc d'arbre, avant de me relever vivement pour diriger mon regard vers son ainé. Ce dernier continue de rouer Naïm de coups avec hargne, sans aucune réponse de sa part, si bien que je commence à angoisser à l'idée d'envisager qu'il puisse avoir rendu son dernier souffle.

  • Yanis ! je m'écrie alors spontanément en accourant vers lui. Ça suffit !

Mais il ne me répond pas.

  • Oh, Yanis ! je hausse alors le ton. Je t'ai dit d'arrêter, maintenant !

Mais il ne cille toujours pas.

Je crois qu'il m'ignore volontairement. Ou alors qu'il est aveuglé par la rage.

Tenter de le raisonner dans ce genre de moment serait aussi utile qu'essayer d'émerger des abysses d'un océan avec un paquet de pierres accroché au corps. Autrement dit, ça ne servirait strictement à rien.

Désespéré par la situation, je me décide donc à le raisonner d'une manière un peu plus particulière, et je lui assène alors un coup de poing au visage suffisamment fort pour l'éjecter hors du champ de vision de Naïm. Yanis s'écroule instantanément sur l'asphalte et j'en profite pour vérifier l'état de Naïm. Les deux doigts posés sur sa carotide, je laisse échapper un soupir de soulagement, lorsque je constate que je perçois un pouls, bien qu'il soit faible.

L'esprit rassuré, je reporte alors mon attention sur Yanis.

Il met quelques secondes à réaliser ce qu'il vient de se passer, probablement déconcerté par l'imprévisibilité de mon geste, avant de se redresser et de me fusiller du regard :

  • C'était pour quoi ça, au juste ?

Je lève une main en l'air pour tempérer.

  • Pour essayer de te calmer.

Mais visiblement, ma réponse ne lui plaît pas.

Il s'avance alors vers moi avant de m'agripper fermement le col, le tachant au passage du sang frais échappant de ses phalanges :

  • Tu te fous de moi, Reda ? Tu veux que je t'en colle une aussi, c'est ça ?
  • Calme-toi, Yanis. T'acharner sur Naïm ne changera rien à la situation.
  • Je vais vraiment t'en foutre une, si tu continues de le défendre comme ça !

J'attrape à mon tour le col du brun pour maîtriser son agitation, avant de lui adresser un regard hostile :

  • Je ne le défends pas ! J'essaie justement de te sauver, espèce d'imbécile !
  • Quoi ?
  • Tu as failli le tuer, Yanis !

Sa mâchoire se contracte et il fronce les sourcils.

  • Qu'est-ce qu'on aurait fait, si tu avais fini par l'achever ? Si tu avais commis un homicide ?
  • J'en ai rien à foutre.

Le ton qu'emploie Yanis est ferme et sans écart, contrastant avec l'air badin qu'il a l'habitude d'arborer. Je dois admettre que j'ai vraiment du mal à le reconnaître.

  • Ce mec s'en est pris à ma petite sœur, Reda. Il a touché à ma famille.
  • Tu m'avais donné ta parole. Tu m'avais promis de garder ton calme en toute circonstance, sur le trajet pour venir ici.
  • Et tu croyais vraiment que j'allais rester les bras croisés à regarder ma sœur se faire agresser par ce détraqué ?

Sur cette remarque, je fronce le nez.

  • Est-ce que tu es naïf à ce point, Reda ?

Yanis a raison.

Je crois que je l'ai beaucoup trop sous-estimé.

J'ai été naïf de croire qu'il contiendrait sa colère alors que Hana allait y passer.

  • Je ne t'ai pas demandé de rester les bras croisés, je reprends. Je t'ai demandé de garder ton calme. Parce que se laisser envahir par la colère n'amène jamais rien de bon.
  • C'est ça, ouais ! s'exclame-t-il alors en gloussant sarcastiquement. Parce qu'observer une situation en silence amène des solutions, peut-être ?
  • Mais bordel Yanis, est-ce que tu m'écoutes ?

Cette fois, mon sang ne fait qu'un tour face à l'attitude bornée de mon interlocuteur.

J'attrape alors machinalement ses joues avant de cogner brusquement mon front contre le sien, comme pour lui infliger une décharge. La douleur me fait grimacer discrètement. Cependant, je ne tarde pas à constater que Yanis grimace aussi, et qu'il s'est par conséquent calmé. Satisfait, j'en profite alors pour tenter de le raisonner une dernière fois :

  • Écoute-moi, Yanis. Je comprends ta colère, d'accord ? Elle est parfaitement légitime.

Il se contente de me prêter l'oreille, en silence.

  • Mais elle ne te donne pas le droit d'agir à ta guise pour autant.
  • Quoi ?

Sur cette remarque, il s'apprête de nouveau à répliquer, mais je ne lui en laisse pas le temps :

  • Dieu merci, Hana va bien. Elle s'est simplement évanouie à cause du choc, mais elle n'est pas blessée.
  • Je ne vois pas le rapport avec moi. Si j'étais arrivé une minute de plus en retard, elle serait...
  • Le rapport, c'est que ça ne vaut donc pas la peine que tu foutes ta vie en l'air pour ça !

Un silence s'ensuit.

Yanis me lance un regard consterné.

Je réalise que j'ai probablement haussé le ton un peu trop fort. Mais tant pis.

  • Yanis... je lui souffle.

J'essaie d'articuler quelque chose, mais rien ne sort.

Je sens alors l'adrénaline qui m'animait soudainement retomber.

Moi qui arborais cet air si confiant, je perçois mes membres qui se mettent à trembler. Cependant, je ne dois pas le lui montrer. Non. Il ne doit surtout pas s'en douter.

Je laisse alors échapper un soupir pour me calmer, avant de me racler la gorge et d'ajouter :

  • Hana ne voudrait pas ça pour toi, Yanis...

Il arque un sourcil, incrédule.

  • Elle ne voudrait pas se réveiller en apprenant que tu étais devenu un meurtrier...

Il me dévisage alors, tout en se décrispant progressivement.

  • Je préfère devenir un meurtrier que la laisser se faire agresser.
  • Et qui s'occupera d'elle, si tu finis en prison ? je lui rétorque alors fermement.
  • Quoi ?

Yanis me fixe, les yeux écarquillés, la mâchoire tombante.

  • Qui pourra la protéger d'une autre agression si tu ne te trouves pas à ses côtés ?

Silencieux, il se contente d'acquiescer.

Mais je vois bien à son expression que mes propos lui font l'effet d'une bombe.

Je m'apprête alors à m'écarter d'un pas pour le laisser respirer, mais il empoigne brusquement un bout de mon sweat pour m'en empêcher. Je lui adresse alors un regard sceptique, en attente d'une explication, lorsque des billes de larmes se mettent à rouler sur ses joues.

  • Yanis ?
  • Elle m'avait prévenu, Reda... murmure-t-il.

Sa voix est toute cassée.

Elle traduit instantanément sa culpabilité.

  • Elle avait passé son temps à me mettre en garde contre lui...
  • Je sais...

Je m'approche alors de lui pour passer ma main sur son épaule.

Mais il me faut moins d'un instant pour constater que son bras entier frissonne.

  • Mais je n'ai pas voulu l'écouter...

Il marque un arrêt pour reprendre son souffle.

  • Je n'ai pas voulu l'écouter parce que je n'ai pas fait confiance à son intuition...
  • Yanis...
  • Et maintenant, Hana est...

Je ne lui laisse pas le temps d'achever sa phrase que je me mets alors à l'enlacer.

  • Elle va bien, Yanis... je lui susurre alors. Elle va bien...

Je ressers davantage mon étreinte autour de lui pour essayer de le calmer, sans succès. Yanis continue de se morfondre dans sa culpabilité et je ne sais pas quoi faire de plus pour l'aider. Alors je me contente de l'écouter. Je me contente de l'écouter, mais au fond de moi, je ne peux m'empêcher d'angoisser.

* * *

Après avoir passé quelques secondes à évacuer ses émotions sur mon épaule, Yanis a fini par se calmer. J'étais trop occupé à me concentrer sur lui pour remarquer que de son côté, Naïm en avait alors profité pour s'éclipser. Discrètement, mais non sans peine, vu la mare de sang qu'il a cependant laissé derrière lui.

J'ai alors proposé à Yanis de retourner vers Hana.

Adossée contre le tronc délabré du vieux chêne, elle est toujours inconsciente.

  • Je vais la porter, déclare Yanis en la fixant, l'expression insondable.

Sur ces mots, il se dirige vers sa cadette pour enrouler un bras autour de sa taille, mais il retire aussitôt sa main lorsque le tissu de ses vêtements frotte contre ses plaies ouvertes.

  • Bordel, ça fait mal...

Je m'avance alors vers lui, exerce une légère pression sur son épaule et lui déclare :

  • Laisse tomber, je vais le faire.
  • Quoi ?

Il me dévisage alors, la mâchoire crispée, les sourcils froncés.

  • Ce ne sont pas deux bleus et trois gouttes d'hémoglobine qui vont m'empêcher de porter ma petite sœur.

Je laisse échapper un soupir de frustration.

Yanis n'a pas seulement deux bleus et trois gouttes de sang sur les mains, comme il s'amuse à l'affirmer. Tous ses doigts sont littéralement enflés et la grimace que son visage dessine prouve la douleur atroce qu'il tente de masquer.

Cependant, m'obstiner à tenter de le raisonner avec de simples paroles ne mène jamais à rien. J'aurais pourtant dû avoir intégré le concept, depuis le temps.

J'attrape alors précipitamment une de ses mains avant de la compresser vigoureusement dans mon poing. Yanis se met alors à hurler de douleur avant de me foudroyer du regard :

  • Est-ce que tu es devenu dingue, Reda ?

Je soutiens à mon tour son regard sans ciller, avant d'ajouter :

  • Tu es incapable de supporter cette étreinte alors que je n'ai pas mis le quart de ma force, et tu vas me faire croire que tu peux porter Hana ?

Yanis détourne instantanément son regard de moi, avant de se passer le pouce sur la lèvre d'un air penaud. Même si je me suis montré ferme, il sait au fond de lui que j'ai raison.

  • Yanis, je reprends alors d'une voix plus douce. Ne t'inquiète pas pour Hana. Je vais la porter jusqu'à la voiture.
  • Mais...
  • Je sais que tu t'en veux, mais crois-moi, tu en as suffisamment fait pour aujourd'hui. Il est temps pour toi de lâcher prise. Et de laisser les autres s'occuper un peu de toi.

Sur ces mots, j'enroule un de mes bras autour de la taille de Hana pour la tirer vers moi, avant de la soulever de l'autre, sous les yeux rivés de Yanis qui se contente de me regarder sans bouger, impuissant. Et sans remarquer la grimace que je ne peux retenir en constatant la température glaciale du corps de sa petite sœur.

Tiens bon, Hana.

Tu es en sécurité, à présent.

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