Chapitre 22

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Hana

Je m’arrache en sueurs de mon sommeil. Autour de moi, la brise mordante du vent nocturne a laissé place à une chaleur aussi agréable que surprenante, et une couverture en laine enveloppe entièrement mon corps. Je me redresse spontanément, sceptique, et je ne tarde pas à constater que je ne suis plus à Rosewood. Je suis affalée sur le canapé de mon salon et je ne comprends pas vraiment comment.

Je m’extrais de la couverture avant de tenter de me diriger vers la cuisine, mais je constate rapidement que je titube. Mes jambes engourdies me lancent de douleur et m’empêchent de faire le moindre pas sans chanceler. Alors que je m’apprête à les masser, une voix m’interrompt dans mon mouvement :

  • Hana ! s'écrie mon frère en se précipitant vers moi. Tu es réveillée !

Je n'ai pas le temps de rétorquer quoique ce soit qu'il s'empresse de me prendre dans ses bras.

  • Hana... murmure-t-il alors, d'une voix chevrotante.

Il ressert son étreinte et je manque de m'étouffer.

  • Yanis... je n'arrive pas à respirer...
  • Quoi ?

Il s'écarte alors d'un pas pour se montrer conciliant.

Je prends une profonde inspiration pour récupérer mon souffle, avant de profiter de ce moment de répit pour le lorgner discrètement. Tout a l'air normal, au premier abord, mais je constate rapidement que ses mains sont recouvertes de bandages en gaze, et ce jusqu'aux poignets. L'image de Naïm, roué de coups par mon ainé, se forme alors instantanément dans mon esprit. Je lutte intérieurement pour tenter de la chasser, en vain. Elle continue de tourner en boucle, me rappelant au passage la négligence dont j'ai fait preuve en prenant la décision de me rendre à Rosewood, seule.

  • Est-ce que ça va ? me demande alors Yanis, me tirant de mes pensées.

J'opine du chef, sans grande conviction.

Pas besoin d'être un génie pour deviner que non, je ne vais pas bien. L'idée d'avoir été agressée par Naïm et d'être passée à un fil de devoir lui dévoiler mes cheveux me rend dingue. Mais la perspective d'avoir impliqué mon frère dans cette affaire, et de l'avoir indirectement contraint à en venir aux mains, me donne encore plus envie d'exploser.

Sauf que je ne peux pas craquer. Non. Je ne dois pas craquer. La situation est déjà suffisamment difficile à supporter et je ne peux pas me permettre de l'alourdir davantage. Alors je dois rester forte.

  • Et toi ? je rétorque en désignant ses bandages.

Il me fixe, probablement décontenancé par ma question, avant de me décocher un sourire et de me répondre spontanément :

  • Bien sûr que je vais bien !

Je le fixe à mon tour, incrédule.

L'espace d'un instant, il se tait alors, comme pour réfléchir, avant de se mettre à bredouiller d'un air penaud :

  • Moi, je vais bien... Mais toi... Hana...

Oh non.

Je ne veux pas qu'il craque.

Pas maintenant. Pas devant moi.

  • Je vais bien, Yanis, je le coupe alors pour l'empêcher d'achever sa phrase. Je vais bien.
  • Mais Hana...
  • Yanis, ce n'est pas la peine...

Je sais déjà ce que mon ainé s'apprête à me répondre.

Parce que je le connais.

C'est un garçon honnête qui admet toujours ses erreurs, lorsqu'il en commet. Et qui n'a aucun problème à placer sa fierté de côté lorsqu'il s'agit de les réparer. Alors il va probablement s'excuser de ne pas m'avoir écoutée. Il va s'excuser avant de fondre en larmes et de me demander de lui pardonner.

Sauf que nous n'avons pas besoin d'en arriver jusque-là. Yanis ne le devine peut-être pas, mais je ne lui en veux pas le moins du monde. Parce que même si j'ai toutes les raisons d'être en colère contre lui, je sais au fond de moi que je ne peux pas lui en vouloir d'avoir refusé d'écouter une simple intuition.

  • Ce n'est pas de ta faute, je rajoute alors. Je ne t'en veux pas, je te le promets.

Il se contente de me scruter d'une mine attristée, mais je dois l'endurer. Oui. Je ne dois vraiment pas craquer.

Alors que nous continuons de nous fixer en silence, des bruits de pas étouffés par la moquette m'interpellent. Je lève les yeux vers le fond de la pièce, curieuse, et je ne tarde alors pas à discerner l'identité de la personne qui se cache derrière mon ainé.

  • Reda... je murmure, non sans surprise.
  • Yo.

* * *

L'espace d'un instant, Reda nous sonde de ses prunelles émeraude. Son regard alterne vivement entre Yanis, le canapé vide où j'étais affalée, puis moi, puis encore mon frère, puis moi, et enfin nous deux.

  • Euh, je n'entendais plus rien depuis la cuisine, alors je me suis inquiété... déclare-t-il en brisant au passage le silence installé dans la pièce depuis plusieurs minutes maintenant.

Vu le ton qu'il emploie, il a probablement palpé la tension régnante dans le salon.

  • Mais si je dérange, je peux vous laisser...
  • Non ! s'empresse de rétorquer Yanis, visiblement rassuré par l'apparition soudaine de son ami.
  • Tu es sûr ? Il est tard de toute façon, alors...
  • Non, vraiment ! insiste mon ainé. On doit encore discuter tous ensemble, en plus...

Reda se contente d'obtempérer, sans répliquer.

Il en profite alors pour reporter son attention sur moi, avant d'esquisser un sourire mutin en me scrutant, ce qui a le don de me mettre mal à l'aise.

  • Mon soldat préféré a l'air d'aller mieux...

Je réprime un cri de surprise face à sa spontanéité.

  • Soldat ? demande Yanis en arquant un sourcil, visiblement déconcerté par la remarque de Reda.
  • C'est rien ! je rétorque impulsivement. Il dit n'importe quoi, comme d'habitude !
  • D'accord, d'accord ! me répond-t-il en levant les mains en l'air en signe de reddition.

Oh mon dieu.

Mais comment est-ce que type peut-il rester aussi insouciant en toute circonstance ?

Est-ce qu'il me déconsidère à ce point ?

Je laisse échapper un soupir de frustration. Même si ça m'ennuie de l'admettre, l'idée que Reda puisse se comporter aussi sereinement avec moi justement parce que je ne représente rien à ses yeux, ou du moins rien de plus que la petite sœur à protéger de son meilleur ami, ne me réjouit pas vraiment. Non. En fait, je crois même que ça me fait mal au cœur, inconsciemment. Même si pour être honnête, je ne sais pas vraiment pourquoi.

  • Au fait, pourquoi est-ce que tu as retiré ta couverture ? me questionne alors Reda en me tirant de mes pensées.
  • C'est vrai ça, ajoute mon ainé. Ton corps était glacial, à Rosewood !
  • Quoi ?
  • Enfin, d'après Reda ! Après tout, c'est lui qui t'a portée jusqu'ici...

Je crois que je ne réalise pas immédiatement les propos de Yanis.

  • Mais ce n'est pas parce que je ne pouvais pas te porter, hein ! poursuit-il. C'est juste qu'avec mes mains et...

Non.

Pas de doute possible.

J'ai bien entendu ses propos.

Reda m'a portée depuis Rosewood jusqu'à la maison.

Il m'a effleurée de ses doigts avant de me garder près de son corps tout au long du trajet.

Je continue de ressasser en boucle les images délirantes me venant à l'esprit, les images d'une Hana inconsciente, dans les bras d'un garçon qui n'est ni son père, ni son frère, avant de sentir mes joues virer au cramoisi, et me brûler de honte par la même occasion.

  • Mais bon, même sans mes mains blessées, je ne sais pas si j'aurais réussi à te porter...
  • C'est clair ! ricane Reda. Hana est sacrément lourde !

Oh mon dieu.

Mais dites-moi que c'est un cauchemar et que je vais me réveiller.

Je sais que les garçons font de leur mieux pour tenter de détendre l'atmosphère à leur manière, mais là je n'ai qu'une envie, c'est d'être enterrée six pieds sous terre, à l'abri de leurs prunelles.

  • C'est bon ! J'ai compris ! je finis par rétorquer. Je vais reprendre ma couverture !

Sur ces mots, je recule d'un pas pour récupérer la couverture à moitié affalée sur le parquet, mais je n'ai pas le temps de comprendre ce qui m'arrive que mes jambes me lancent de nouveau de douleur avant de chanceler.

  • Hana !

Oh non.

Comme si ma situation n'était pas suffisamment humilitante pour la soirée.

Il fallait en plus que je rajoute une chute à mon palmarès.

  • Attention !

Alors que je m'apprête à m'écraser contre le sol, je sens des mains m'agripper respectivement les deux poignets. Je réouvre instantanément les yeux, et je ne tarde pas à constater que les deux garçons m'empoignent chacun un bras, aussi fermement que possible pour ne pas me lâcher, et que Yanis est en train de lutter intérieurement contre la douleur de ses doigts en grimaçant, pendant que son ami se retient d'exploser de rire.

Je ne sais pas si c'est la grimace de Yanis qui le fait rire, ou bien ma chute absolument ridicule, ou encore les deux. Mais peu importe. Parce que je crois que finalement, même une véritable chute sur le parquet aurait été moins humiliante.

  • Lâchez-moi ! je m'écrie alors en repoussant leurs mains, avant de me redresser.

Les deux garçons obtempèrent instantanément, avant de laisser place à une expression un peu plus inquiète sur le visage.

Bon. J'ai peut-être un peu exagéré en haussant la voix. Mais tant pis.

  • Désolé, Hana... murmure Yanis.

Je ne lui réponds pas et me contente de leur tourner le dos à tous les deux pour enfin ramasser ma couverture.

  • Peut-être qu'en la touchant, on a réveillé les traumatismes de son agression... susurre alors Reda à son ami.

Je roule des yeux face à sa remarque.

  • C'est vrai, tu as raison... Je n'y avais pas pensé...
  • Yanis... Il va falloir que tu fasses plus attention, maintenant...
  • Quoi ?
  • Je sais que Hana était déjà difficile à supporter, mais là elle risque de...

Oh mon dieu.

Ma parole, ils le font vraiment exprès.

  • Je vous entends, bande d'idiots ! je hurle avant de les fusiller du regard.
  • Quoi ? s'exclament-ils en chœur.
  • On va voir si le contact de mon poing contre vos figures va aussi réveiller des traumatismes en vous !

En prenant le temps de sermonner les deux garçons pour leur attitude puérile, j'ai malgré tout réalisé que ce comportement n'était pas une provocation délibérée, mais qu'il faisait simplement partie de leur stratégie pour tenter de détendre l'atmosphère. Et même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer qu'il a fini par porter ses fruits.

* * *

  • Bon, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

Yanis balance cette question en l'air spontanément, tout en nous fixant mutuellement.

Après nos petites chamailleries, nous avons fini par reprendre le fil d'une conversation à peu près normale. Mon ainé étant très curieux, Reda en a profité pour nous expliquer comment il avait réussi à cerner le jeu de Naïm, et comment il avait pu recoller les morceaux du puzzle pour intervenir à temps à Rosewood.

Apparemment, je ne serais pas la seule à avoir subi les fourberies de Naïm. Il aurait également menacé Reda, d'après ses dires, au risque de le regretter amèrement. Le menacer de quoi, je ne sais pas, – Reda est resté très évasif à ce sujet –, mais en tout cas, une chose est certaine, c'est qu'il opère toujours avec les mêmes moyens. Des moyens extrêmement lâches, à l'image de sa personnalité.

Je retrousse légèrement ma couverture pour mieux la caler contre mon corps, avant de pousser un soupir. Pour être honnête, j'ai également eu droit à un sermon de la part de mon ainé. Il m'a reproché à plusieurs reprises de ne pas lui avoir parlé de cette histoire plus tôt, me traitant ironiquement d'immature et d'inconsciente, et m'a fait promettre de ne plus jamais rien lui cacher à l'avenir, et ce sous aucun prétexte. Et même s'il ne l'a pas admis, je crois qu'au fond, je l'ai un peu vexé, avec tous ces secrets.

  • À ton avis ? On va porter plainte ! je finis par lui répondre, sur le ton de l'évidence.

Je m'attends à ce que les garçons approuvent immédiatement ma proposition, mais il n'en est rien. Au contraire. Un silence pesant s'ensuit.

  • Quoi ? Vous voulez le laisser s'en tirer comme ça sans rien faire ? je m'indigne.

L'absence de réponse de mes interlocuteurs a le don de faire tourner mon sang.

  • Vous êtes sérieux ? je maugrée. Vous voulez vraiment laisser un psychopathe pareil errer dans les rues ? Le laisser et attendre qu'il s'en prenne de nouveau à quelqu'un ?
  • Ce n'est pas ça ! s'écrie alors Reda, d'une voix ferme.

Je me tais avant de lui lancer un regard consterné, en attente d'une explication.

  • Ce n'est pas aussi simple... reprend-il un peu plus calmement.

Je fronce les sourcils face à sa remarque.

  • Il n'y a rien de compliqué dans le dépôt d'une plainte ! On se rend au commissariat le plus proche, on explique la situation aux policiers et Naïm recevra une convocation. C'est tout. Même un enfant de dix ans pourrait le faire.

Reda me lance alors des éclairs de ses prunelles.

  • Merci. Je sais comment se déroule une plainte, en fait.
  • Alors quel est le problème, bon sang ? Je ne vous comprends pas !

Sur ces mots, je reporte mon attention sur Yanis, à l'écart depuis le début de la conversation, et j'essaie d'accrocher son regard. Cependant, à ma plus grande surprise, il l'évite instantanément.

  • Yanis ? je murmure, un sentiment d'inquiétude montant progressivement en moi.
  • On ne peut pas livrer Naïm à la police maintenant, reprend Reda. On doit d'abord régler une affaire avant...
  • Une affaire ?

Un silence inconfortable s'installe de nouveau dans le salon.

Je me contente de fixer les deux garçons sans rien prononcer, abasourdie par leur attitude dont je ne saisis pas l'intérêt, mais Reda finit par sortir de son mutisme :

  • Yanis a emprunté de l'argent à Naïm.
  • Quoi ?

Mon estomac se noue.

  • Et pas seulement des clopinettes. Une grosse somme.
  • Et je peux savoir depuis quand Naïm est réputé pour être fortuné ?

Reda se met à croiser les bras sur son torse, avant de laisser échapper un soupir.

  • Depuis qu'il participe à un trafic de drogue, dans une ville pas très loin d'ici.
  • Quoi ?

Je lance un regard scandalisé à mon frère, tout en priant intérieurement pour qu'il intervienne et qu'il corrige les propos de Reda. Sauf qu'il ne fait rien. La tête baissée, il se contente de triturer ses mains d'un air penaud. Et j'en conclus alors que Reda ne fait qu'énoncer la vérité.

  • Je me suis un peu renseigné, poursuit Reda. La clinique de son soi-disant père qu'il aimait tant mettre en avant n'a en réalité jamais existé...

Je ne sais pas de quoi il parle.

Après tout, je n'ai jamais eu l'opportunité de discuter avec Naïm de la situation de ses parents.

Mais au final, est-ce que son mensonge est vraiment étonnant ?

  • Pire encore, reprend Reda, son père serait en fait l'exact opposé de ce qu'il nous décrivait...

J'arque alors un sourcil, sceptique.

  • Comment ça ?
  • J'ai entendu dire qu'il était connu dans leur quartier pour être un vrai alcoolique et qu'il lui aurait créé pas mal de soucis financiers...

Tel père, tels fils...

Je laisse échapper un soupir de frustration, avant de demander :

  • Et sa mère ?
  • Il n'a pas de mère.

Je dévisage Reda, décontenancée par sa réponse.

Est-ce qu'il insinue que sa mère est morte ?

Je m'apprête alors à lui demander de clarifier ses propos, mais le brun me devance, une expression soudainement sombre sur le visage.

  • J'ai rencontré un de ses camarades d'enfance, quand j'étais sur place...
  • Sa mère l'a abandonné quand il était en primaire. Je ne connais pas le reste des détails.

Une boule se forme dans ma gorge.

Cette révélation est un véritable choc.

Non pas parce qu'il m'est difficile d'imaginer Naïm subitement seul, ou même pauvre. Mais parce qu'à défaut de l'excuser, cette révélation a le don de l'humaniser. Et malgré tout ce qu'il m'a fait, une infime partie de mon esprit ne peut s'empêcher de ressentir de la pitié pour lui.

Reda continue de fournir les explications de son investigation, mais je ne l'écoute plus. Mon esprit est flou, embrumé par tant de pensées et d'émotions que je ne saurais qualifier.

Je commence également à comprendre pourquoi les garçons ne souhaitaient pas porter plainte immédiatement. Si on se rendait au commissariat maintenant, Yanis pourrait être impliqué malgré lui dans les affaires de Naïm, et même avec toutes les bonnes intentions du monde, il ne pourrait pas nier le prêt qu'il a contracté. Et avec la discrimination raciale que son origine et son apparence peuvent susciter, je n'ose pas imaginer les conséquences désastreuses qui pourraient en découler.

Je tente tant bien que mal de respirer pour me calmer, avant de lui demander d'une voix chevrotante :

  • Mais Yanis... pourquoi est-ce que tu as emprunté de l'argent ?

L'espace d'un instant, Reda lorgne discrètement mon ainé, comme pour lui laisser le temps de répondre, mais il se ravise rapidement face à l'inertie de ce dernier :

  • Pour acheter une voiture. Mais ce n'est pas important.
  • Quoi ?
  • Hana, ce que j'essaie de dire, c'est que...
  • Ce n'est pas important ? je hausse alors le ton, le coupant spontanément dans ses propos.

Yanis reporte son attention sur moi, probablement déconcerté par ma réaction.

En même temps, à quoi est-ce qu'il s'attendait ? À ce que je me taise, voire que saute de joie en apprenant qu'il venait de contracter un prêt avec l'un des garçons les moins nets du quartier, peut-être ?

Je foudroie mon frère du regard, avant de lui demander :

  • Est-ce que tu es tombé sur la tête ?
  • Garde tes leçons de morale, Hana ! me rétorque-t-il alors, crispé.
  • Quoi ?
  • Tu ne pourrais pas comprendre, de toute façon...

Je me redresse pour mieux lui faire face.

  • Comprendre quoi ? Comprendre pourquoi est-ce que tu contractes des prêts avec des psychopathes alors que tu as la chance d'avoir une famille pour t'aider ? Non, effectivement, je ne comprends pas !
  • En même temps, c'est facile pour toi ! réplique-t-il en me toisant.
  • Quoi ?

L'espace d'un instant, Yanis se tait, comme s'il venait de regretter de s'être emporté, avant de finalement s'éclaircir la gorge et d'ajouter :

  • Toi, tu as toujours tout réussi dans la vie...
  • Quoi ?
  • Oui, Hana. Tu étais l'élève modèle à l'école, avec tes bonnes notes et ton comportement irréprochable, pendant que je me faisais réprimander toutes les semaines par les profs à cause de mon manque de sérieux et mes bêtises...
  • Yanis...
  • Au lycée, tu as obtenu ton code, puis ton permis du premier coup, sans pour autant que ça ne t'empêche de décrocher une mention au bac, pendant que moi j'enchaînais échec sur échec dans ma vie... Tu étais la fierté de papa et maman. La preuve, ils t'ont même récompensée en t'offrant une voiture à l'université.

Je m'apprête à répliquer quelque chose, sous les yeux stupéfaits de Reda qui se contente de nous observer en silence, mais il ne m'en laisse pas le temps.

  • Comment est-ce que je me suis senti, à ton avis ? Comment est-ce que le cancre que je représentais à leurs yeux pouvait exiger quoique ce soit de leur part ?

Ce n'est pas vrai.

Yanis n'est pas un cancre.

Et je suis persuadée que cette conception n'a jamais effleuré l'esprit de mes parents.

La seule personne susceptible de le penser, c'est Yanis lui-même. Et l'idée qu'il puisse autant manquer de confiance en lui me rend dingue.

  • C'était impossible, Hana ! Impossible ! Alors tu n'as pas le droit de me juger ! Tu n'as pas le droit, Hana !
  • Je ne suis pas en train de te juger, Yanis ! je finis par rétorquer. Je ne suis vraiment pas en train de te juger.

Il passe sa main dans ses cheveux pour les ébouriffer.

  • J'essaie simplement de comprendre... Pourquoi est-ce que tu ne m'en as pas parlé ?
  • T'en parler tout comme tu m'as parlée de ton histoire avec Naïm ?

Sur ces mots, je ravale ma langue.

Yanis a raison.

Je suis très mal placée pour lui reprocher d'avoir agi aussi inconsciemment, et encore moins pour lui en vouloir d'avoir gardé ça secret.

Cependant, Yanis a au moins eu le mérite de mettre son meilleur ami dans la confidence, contrairement à moi qui ai tenu Lucy à l'écart de la situation durant tout ce temps...

  • Yanis, je suis vraiment désolée, je finis par murmurer pour apaiser les tensions.

Il hausse les épaules, nonchalamment.

Je m'apprête à rajouter quelque chose, mais Reda m'interrompt soudainement :

  • C'est bon, tout le monde. On va régler cette histoire une bonne fois pour toute.

J'arque un sourcil, incrédule face à la confiance démesurée que semble arborer mon interlocuteur :

  • Je m'occupe de récupérer l'argent et de le rendre à Naïm.
  • Quoi ?
  • Pendant ce temps, je compte sur vous pour essayer de dégoter un maximum d'informations sur les implications passées de Naïm. S'il a été capable de nous menacer à plusieurs reprises avec autant de facilité, c'est qu'il n'en est certainement pas à son premier coup d'essai.
  • Oh.

Je m'incline face à la perspicacité dont Reda fait toujours preuve.

Il attrape alors sa besace, qu'il lance par-dessus son épaule, avant de tourner les talons :

  • Bon, il se fait tard. Il faut vraiment que je rentre.

Yanis s'apprête à lui emboîter le pas, mais contre toute attente, j'attrape son poignet pour l'en empêcher. L'espace d'un instant, mon ainé me sonde, décontenancé par mon mouvement.

  • Je vais le raccompagner, je murmure alors spontanément.
  • D'accord.

Ce n'est pas dans mes habitudes, de réagir aussi impulsivement. Mais je ne voulais pas laisser partir Reda sans prendre le temps de le remercier convenablement de m'avoir sauvée.

Je m'empresse alors de le rattraper pour lui ouvrir la porte, et il franchit le seuil du perron avant de se retourner pour me faire face.

  • Merci, pour aujourd'hui... je lui déclare timidement.

Il ne me répond pas mais sa bouche s'étire discrètement avant de me décocher un sourire mutin. Ce même sourire qu'il arbore à chaque fois qu'il s'apprête à se moquer de moi.

  • Hana... souffle-t-il alors.

Le simple son de sa voix grave suffit à faire frémir tous mes membres.

  • Concentre-toi parce que je ne le répéterai pas deux fois...
  • Quoi ?

Il plonge alors ses prunelles que je peine à soutenir dans mon regard, et le croissant de la lune scintillant dans le ciel obscur se reflète dans le vert perçant de ses pupilles :

  • Tu as été exceptionnelle, sur ce coup-là.

Mon cœur fait un raté.

Je crois que j'ai mal entendu les propos de Reda.

  • Il faut être un peu bête, pour se rendre seule à Rosewood en pleine nuit...

Je réprime un soupir.

Finalement, mes oreilles se portent à merveille.

  • Mais aussi du courage.

Quoi ?

  • Et ce soir, tu as montré un courage admirable, Hana. Un courage que peu de personnes possède en réalité.

Je me contente de fixer mon interlocuteur, abasourdie par ce qui semble être un compliment en sa provenance.

  • Un courage digne d'un véritable soldat. Alors tu peux être fière de toi.

Il me faut alors quelques secondes avant de réaliser l'ampleur des propos de Reda. Sans m'en rendre compte, un tourbillon d'émotions parcourt spontanément mon corps, embrumant au passage de différentes pensées mon esprit déjà confus. Et lorsque je décide enfin de me ressaisir et de relever la tête pour lui répondre, il a disparu, emporté par les ténèbres de la nuit.

  • Hana, tu n'es toujours pas rentrée ? s'écrie mon ainé.

Les bruits de ses pas étouffés par la moquette me prennent de court et je m'empresse de refermer brusquement la porte. Il se place alors devant moi, sceptique, avant de poser sa main contre mon front.

  • Tu as de la fièvre ou quoi ? Tu es toute rouge !
  • Quoi ?

Il attrape alors une écharpe traînant sur le porte-manteaux du hall d'entrée avant de l'enrouler autour de mon cou.

  • Mais quelle idée, de rester plantée sur le seuil à cette heure-ci... marmonne-t-il. Je ne comprends pas ce que tu as foutu pour mettre autant de temps à le raccompagner...
  • Je...

Je tente de répondre aux interrogations de mon ainé, visiblement irrité par mon attitude, mais je n'y arrive pas. Les mots ne veulent pas franchir le seuil de mes lèvres. Alors je me contente de me taire, préférant opter pour le silence dans la chaleur étouffante que me procure l'écharpe en cachemire de Yanis, plutôt que le mensonge. Le mensonge de ces sentiments que j'éprouve envers Reda depuis bien trop longtemps maintenant, et qu'il est temps d'admettre.

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