Chapitre 6

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Reda

S’il a bien une chose que je dois admettre, c’est que je suis un vrai tire-au-flanc. Les cours magistraux se sont enchainés toute la semaine, à la faculté, et je n’ai pas réussi à bouger de mon lit pour assister à ne serait-ce qu’un seul d’entre eux.

Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas doué. Non. Au contraire. Je crois que je suis peut-être trop doué, en fait. Je n’ai pas besoin d’écouter les conseils d’un professeur pour comprendre ce qu’il attend de ses étudiants aux partiels. Je peux me débrouiller seul pour sélectionner et intégrer les informations utiles, mais surtout indispensables à la réussite des examens.

Même si ce n’est pas le cas de tout le monde, je le conçois. Je sais que Yanis, par exemple, est particulièrement stressé en ce moment. Parce qu’il est vraiment soucieux de bien réussir ses études pour devenir un bon ingénieur. Et quelque part, parfois, je l’envie. Parce que moi, je n’ai jamais connu cette volonté de vouloir réussir à tout prix. Faire des sacrifices, mettre ses tripes pour atteindre un objectif et réaliser un rêve, rendre fier ses proches, je suis sûr que ça doit être satisfaisant...

Je laisse échapper un soupir de frustration. En parlant de Yanis, je ne peux m’empêcher de repenser à sa petite sœur, Hana. Elle s’est révélée plutôt tenace, l’autre jour, à Rosewood. Sa stratégie était loin d’être mauvaise et son jeu aurait pu m’égaler, si elle avait mesuré deux têtes de plus. Pas étonnant qu'elle puisse en être frustrée.

Et puis, avec cette histoire de voile interdit dans les compétitions, j'imagine que ça n'a pas dû être facile pour elle de renoncer à ses aspirations. Je suis musulman et sportif, et pourtant je n'avais aucune idée de l'existence d'une telle règle dans le milieu, – une règle que je trouve particulièrement débile au passage, même si mon avis ne compte pas vraiment. Alors même si ça m’ennuie de l’admettre, notre match m’a fait réaliser que finalement, elle n’était peut-être pas aussi superficielle qu’elle ne le paraissait. Est-ce que je me serais trompé sur son compte ?

On sonne à la porte d’entrée. Je m’extrais brusquement de mon lit et j’enfile un vieux tee-shirt pour éviter d'avoir à dévoiler mon torse au premier venu, avant d’aller ouvrir :

  • Oui ?

Je questionne mon interlocuteur, à moitié assoupi en train d'essayer d'émerger de mon sommeil, incapable de déceler sa silhouette à cause de ma vision embrumée par mes bâillements.

  • Coucou Reda.

Mon cœur fait un raté.

Je reconnais instantanément cette voix.

Je cligne plusieurs fois des paupières pour tenter de recouvrir une vue à peu près normale, avant de m'exclamer :

  • Véronika ?
  • Oui, c'est moi.

L'espace d'un instant, je m'arrête, complètement dérouté par sa présence :

  • Mais qu'est-ce que tu fais là ?

Elle passe ses doigts dans ses longs cheveux blond platine, avant de me foudroyer du regard :

  • Je suis ta voisine de ville, depuis que tu as déménagé ici, au cas où tu l'aurais oublié.
  • Je sais, je n'ai pas oublié.
  • Ah bon ?

Je la fixe, incrédule.

  • Je pensais que tu avais oublié mon existence.
  • Quoi ?
  • Je ne sais pas, c'est à se demander, vu la fréquence à laquelle tu viens me visiter.

Je détourne alors le regard, gêné.

  • Véronika... je...

Elle lève les mains en l'air, en signe de reddition :

  • C'est bon, j'ai compris. Mon amour est occupé. Tu deviens un adulte...

Je roule des yeux.

  • Quand est-ce que tu vas arrêter avec ce surnom ridicule ?
  • Quoi ? Ça te dérange ? Tu as une copine ?

Mon visage prend feu.

  • N'importe quoi !
  • Alors je ne cesserai pas. Tu resteras toujours mon amour, Reda.
  • Toi alors...

Je laisse échapper un soupir de frustration mais Véronika revient à la charge :

  • Tu vas arrêter de faire le timide ? Ce n'est pas comme si je ne t'avais jamais vu nu, quoi.
  • Quoi ?

Cette fois, je manque de m'étouffer.

  • Véronika ! Tu es folle ? Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond, chez toi ?
  • Quoi ? Tu vas me contredire ?
  • Je te rappelle que j'avais deux ans, à cette époque ! Et que tu en avais dix-sept, accessoirement !
  • Est-ce que ça change vraiment quelque chose ?

Elle se met à hausser les épaules nonchalamment.

Je me contente de la fixer, complètement halluciné par son comportement plus proche de celui d'une adolescente, que d'une adulte censée être mature.

Véronika était ma nourrice. Elle a fui son pays d’origine, la Russie, après l’assassinat brutal de ses deux parents. Elle s’est alors réfugiée à Paris, rencontrant sur son chemin ma mère, qui venait d’accoucher de son premier et unique enfant, moi. En découvrant la situation de Véronika, je crois que ma mère a eu pitié pour elle. Elle lui a alors proposé son aide, notamment pour les démaches de demande d'asile, étant donné que Véronika ne parlait pas encore le français. En échange, Véronika devait la faciliter dans certaines tâches, dont s'occuper de moi.

Cependant, en acceptant, je crois que Véronika n'a pas réalisé à quel point son rôle allait dépasser celui d'une simple baby-sitter. Elle est véritablement devenue la grande sœur que je n’ai jamais eue, et rien que pour ça, je lui serai éternellement reconnaissant. Au fond, je n'ai pas pris le temps de la visiter non pas parce que je l'ai oubliée, ou que je suis ingrat, mais au contraire parce que je ne veux pas la déranger. Elle a déjà suffisamment donné durant mon enfance pour que je vienne en rajouter.

  • Enfin bref, ce n'est pas le sujet de ma visite.

Sa voix rauque me ramène à la réalité.

  • Reda, je crois que tu es en train de déconner.
  • Quoi ?

J'arque un sourcil, sceptique.

Elle me tend alors un sachet rempli de courses.

  • Ta mère m'a demandé de t'apporter ça.

Je me mets à froncer les sourcils.

Je déteste quand ma mère se dérange alors qu'elle devrait profiter de son temps.

  • Je ne lui ai rien demandé !
  • Mais il est bien là, le souci ! Tu ne communiques pas !

Véronika hausse alors la voix, ce qui me surprend malgré moi.

  • Tu essaies de tout gérer seul, du haut de tes vingt-deux ans...
  • Et je peux savoir en quoi c'est un problème ?
  • Mais réveille-toi, Reda ! Tu ne vois pas que tu l'inquiètes ?

Je fixe mon interlocutrice, silencieux.

Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me fasse un tel aveu.

  • Je m'en sors très bien, je reprends. Maman n'a pas à s'inquiéter.
  • Tu me laisses effectuer une vérification, dans ce cas ?
  • Quoi ?

Véronika me désigne du doigt l'entrée de mon appartement.

Pour être honnête, l'idée qu'elle puisse entrer dans mon intimité ne m'enchante pas spécialement. Mais la perspective d'inquiéter ma mère m'enchante encore moins, alors si je peux la rassurer en lui prouvant que tout va bien, ce n'est pas si cher payé.

  • D'accord. Mais si tu ne trouves rien à dire, tu me laisses tranquille, ok ?

Elle opine du chef.

Je m'écarte alors d'un pas pour la laisser entrer.

Véronika s'aventure dans le hall, les yeux rivés sur le premier couloir s'offrant à elle. Celui conduisant à ma chambre ainsi qu'à ma minuscule salle de bain. Mais Dieu merci, elle ne s'y rend pas.

À la place, elle reporte son attention sur la pièce principale de mon lieu d'habitation, c'est-à-dire mon salon. Partagé avec une petite cuisine en bois ouverte au fond, c'est le lieu où je passe le plus clair de mon temps. Elle se met alors à scruter minutieusement chaque recoin, à la recherche du moindre écart pouvant me porter préjudice. Sauf qu'entre les piles d'assiettes sales traînant sur le meuble bar et le linge de la corbeille à moitié étalé sur le canapé, je crois qu'elle ne va pas tarder à m'assassiner.

Je m'attends à ce qu'elle reporte son attention sur moi, mais elle reste silencieuse. Elle se dirige alors vers le réfrigérateur, qu'elle s'empresse d'ouvrir :

  • Une pizza. Comme c'est étonnant.

Mince.

J'avais oublié ça.

  • Il reste une part, je déclare pour détendre l'atmosphère. Tu en veux une ?

Mais Véronika n'a pas l'air de trouver ma blague très drôle.

Elle me fusille du regard, avant de sortir une bouteille de Coca qu'elle se met à agiter sous mon nez.

  • C'est ça que tu appelles gérer ?

Bon.

Je crois que là, je suis cuit.

Je m'éclaircis la gorge, prêt à me défendre, mais elle me devance :

  • Tu te moques de moi, Reda ? Je ne vois pas un seul légume, bon sang ! Ni un seul fruit !
  • C'est juste que...
  • Non ! Arrête de me prendre pour une idiote, maintenant !

Elle se relève spontanément avant de balancer brutalement le paquet de courses sur la table.

  • Je te préviens Reda, tu as intérêt à me vider ce sac pour la fin du mois.
  • Quoi ?
  • Je n'ai rien dit pour l'état catastrophique de l'appartement, mais en ce qui concerne ta santé je ne laisserai rien passer !
  • Mais puisque je te dis que c'était exceptionnel !

Bon.

La perspective de mentir ouvertement à Véronika ne me plaît pas vraiment, mais elle ne me laisse pas tellement le choix. Elle est capable de tout rapporter à ma mère sans tenir compte du moindre contexte et de lui faire prendre le premier billet d'avion pour tenter de me raisonner. Et ça, il n'en est pas question.

  • Exceptionnel ? Et c'était quoi, ton exception ? reprend-elle d'un ton ferme.

Ok Reda.

Tu dois être convaincant.

Parce que tout se joue maintenant.

  • J'ai invité un ami. Pour passer la soirée.

Un silence s'ensuit.

Véronika me fixe soudain d'un air abasourdi, la mâchoire tombante, les yeux prêts à sortir de leurs orbites, comme si je venais de lui balancer une bombe. Puis elle se met à glousser nerveusement :

  • Tu vas me faire croire que tu as invité un ami ? Toi ?

Je contracte ma mâchoire discrètement avant de relever la tête.

  • Oui, moi, je déclare alors d'un ton faussement assuré.
  • Tu m'avais pourtant dit que tu ne voulais plus jamais entendre parler d'amitié, depuis le drame.
  • Il n'y a que les idiots qui ne changent pas d'avis, non ?
  • Depuis quand est-ce que tu as changé de politique à ce sujet ?

Un instant, je serre le poing, à l'abri de son regard.

Je n'aime pas du tout le tournant que prend notre conversation.

  • J'ai rencontré quelqu'un. Bref, tu as fini ton inspection ?
  • Qui ? demande-t-elle cependant.

Bordel, pourquoi est-ce qu'elle est aussi tenace ?

  • Qui, Reda ? répète-elle.

Je n'arriverai pas à l'expulser sans lui en parler.

  • Un garçon de ma fac. Yanis.
  • Et pourquoi lui ?

L'interrogatoire de Véronika commence sérieusement à me taper sur le système.

Je sais que sa curiosité est parfaitement normale, après ce que j'ai pu vivre au lycée, mais ce n'est ni l'endroit, ni le moment pour en discuter.

  • Il lui ressemble... je finis néanmoins par murmurer, malgré moi.
  • Ce garçon ne mérite pas d'être un simple substitut !

Sur cette remarque, je fronce les sourcils.

  • Je n'ai pas dit que c'était un substitut !
  • Tu as dit que tu l'avais choisi parce qu'il lui ressemblait !
  • Bordel, Véronika ! je hurle alors pour couper court à la discussion.

Un silence pesant s'ensuit.

Mon ex-nourrice me fixe, surprise par ma réaction.

En même temps, elle est en train de me pousser à bout.

  • Je n'ai pas envie d'en parler, je reprends sèchement.
  • Quoi ?
  • Je ne veux plus entendre parler de lui, Vé.

Ma voix est teintée de colère et d'amertume.

Véronika lève alors les mains en l'air, en signe de reddition, avant de me susurrer :

  • C'est bon, Reda... je n'aurais pas dû l'évoquer... je suis désolée...

C'est peut-être un peu tard pour s'en rendre compte.

La blonde se contente de m'observer en silence, un air bouleversé au visage, avant de ranger les fruits et légumes éparpillés et de reprendre son sachet. Elle se dirige ensuite vers la porte, avant de se retourner une dernière fois vers moi :

  • Je te laisse tranquille, Reda. Mais je t'en prie, ressaisis-toi.

Je l'ignore et j'attrape la poignée de la porte, prêt à refermer.

  • Ne m'oblige pas à devoir mentir à ta mère sur ton hygiène de vie.

Je m'apprête alors à lui tourner le dos, lorsqu'elle prononce ces derniers mots :

  • Mais s'il-te-plaît, ne l'oublie jamais. Tu n'es pas fautif dans cette histoire, Reda.

Alors je claque brutalement la porte et je me laisse aller contre le mur en brique, avant de plonger mon visage au creux de mes mains, la tête pleine de pensées. Et de regrets.

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