Chapitre 24

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Yanis

Lorsque j’achève enfin mon récit, je mets quelques secondes avant de remarquer que chacun des membres de mon corps frissonne de rage. Je réalise alors qu’outre le fait de ne jamais avoir parlé de cette histoire à qui que ce soit, c’est également la première fois que je mets des mots sur ce qui s’est passé, ce soir-là. Et pour être franc, ce n’est pas vraiment agréable.

Anissa se contente de me scruter en silence, les yeux humides. Elle fait de son mieux pour se contenir, mais je vois bien qu'elle a l'air bouleversé par mon histoire. Je lui tends alors un papier traînant sur le plateau de thé, mais elle décline mon offre.

  • Je suis vraiment désolée, Yanis... me murmure-t-elle soudainement.
  • Quoi ? Pourquoi ?

Elle balaie les larmes s'échappant du creux de ses paupières d'un revers de la manche, avant d'ajouter :

  • Parce que ça n'a pas dû être facile d'être confronté à une telle scène...

J'arque un sourcil, incrédule.

  • Assister à l'agression d'une jeune femme... même si c'était seulement une inconnue...

Mon estomac se noue.

Une simple inconnue ? Tu parles.

Si seulement Anissa se doutait de la véritable identité de cette fameuse inconnue, je crois qu'elle aurait du mal à me croire, tellement la situation paraît invraisemblable.

  • Oui, c'est sûr que ce n'était pas évident... je finis néanmoins par lui répondre, la voix cassée.

Un silence pesant s'ensuit alors.

Je me contente de la dévisager discrètement, intrigué par son comportement. Je me suis toujours douté de sa nature plutôt sensible, surtout avec toutes les épreuves que sa maladie lui a imposé, mais je ne pensais pas qu'elle serait également affectée par ma souffrance. Ou du moins, pas autant. En un sens, cette empathie qui la définit me plaît. Parce que ça la rend encore plus attachante. Mais ça la rend aussi plus vulnérable. Et je n'aime pas vraiment l'idée qu'Anissa puisse être aussi facilement atteinte.

Alors que je suis sur le point de briser le silence régnant dans la pièce, elle me devance :

  • Et puis, tu sais Yanis...
  • Oui ?

Je prête l'oreille, attentif.

  • Finalement, en quelque sorte, toi aussi tu es une victime...
  • Quoi ?

Je lui lance un regard consterné, en attente d'une explication.

  • Ce garçon que tu croyais être ton ami... il t'a manipulé aussi...

Sur ces mots, je tressaille.

Les propos d'Anissa me font l'effet d'une bombe.

Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'elle parle de lui, et encore moins à ce qu'un tel détail retienne son attention. J'essaie cependant de faire semblant de ne pas être affecté et je hausse les épaules.

  • Si tu le dis...
  • C'était quoi son nom, déjà ? ajoute-elle alors, ce qui me prend de court malgré moi.

Elle se triture les mains d'un air penaud, avant d'ajouter :

  • Excuse-moi, je ne sais plus si tu l'avais évoqué... mais je ne m'en souviens plus...

Non.

Bien sûr que non je ne l'ai pas évoqué.

Prendre le temps de prononcer son prénom, c'est le respecter.

C'est lui accorder de la valeur.

Et cet enfoiré de psychopathe ne mérite pas que je lui accorde le moindre crédit. La simple idée de laisser les lettres de son prénom franchir le seuil de mes lèvres me dégoûte au plus haut point.

  • Ce n'est pas grave si tu ne veux pas en parler, Yanis.

Anissa soutient attentivement mes prunelles de son regard, l'air inquiet.

En constatant ma réaction – ou plutôt mon manque de réaction –, elle s'apprête à rajouter quelque chose, mais je lève la main en l'air pour l'en empêcher :

  • C'est bon, Anissa. Je vais bien.

Elle se contente d'acquiescer, sans pour autant effacer la crainte dessinée sur son joli visage. Je prends alors une profonde inspiration pour aspirer le maximum d'air autour de moi, avant de m'éclaircir la gorge et d'ajouter :

  • Naïm.

Oh mon Dieu.

Je n'arrive pas à y croire.

Je l'ai finalement prononcé.

  • Naïm ? me questionne Anissa.

Je lui adresse alors un regard d'indulgence, comme pour lui demander implicitement de ne pas m'obliger à me répéter. Mais contre toute attente, Anissa ne réitère pas. Au contraire.

Elle se redresse sur le canapé avant de placer une main sous son menton pour réfléchir :

  • Naïm... susurre-t-elle.

Je me contente de l'observer en silence, un peu dérouté par son comportement.

  • Naïm... Je crois que ce nom me dit quelque chose...
  • Quoi ?
  • Est-ce que par hasard, tu aurais une photo ?

J'opine du chef, instinctivement.

Je m'empresse alors de saisir mon téléphone de la poche de mon jean pour parcourir la galerie de photos, lorsque je remarque qu'il me faut moins d'une demi-seconde pour trouver le concerné. Je réalise alors que plus de la moitié de ma galerie ruisselle de souvenirs en sa compagnie.

Je continue de défiler l'écran à l'aide de mon index qui se met à trembler, tout en ressassant dans mon esprit chacun des événements s'offrant devant moi. Nos matchs au city stade avec la bande, nos virées nocturnes à la salle d'arcade du centre commercial, nos fameuses idées de restaurants étoilés finissant toujours au grec... Mes sorties ne se déroulaient jamais sans sa présence.

Une photo en particulier retient mon attention. C'est une photo prise devant Oziris, le fameux grand huit du parc Astérix. Ma toute première expérience dans un parc d'attraction. Je me souviens comme si c'était hier de cette époque. J'étais encore au lycée, je venais de rentrer en Première scientifique et je me portais plutôt mal. J'enchaînais mauvaises nouvelles sur mauvaises nouvelles et échecs sur échecs dans ma vie, alors je n'avais plus goût à rien.

Mais Naïm détestait me voir comme ça. Il ne le supportait pas. Alors il a proposé à certains garçons de la bande de m'organiser une surprise, pour me faire plaisir, en m'invitant pour la première fois dans un parc d'attraction. Harûn n'a pas pu se présenter, pour une raison que j'ignore, mais Osman a immédiatement manifesté son envie de rejoindre la partie. Il n'avait pas encore de barbe, à cette époque, et il mesurait moins d'un mètre soixante-dix. Rien à voir avec le grand gaillard que l'on connaît aujourd'hui. Seth a ensuite suivi le mouvement, malgré son emploi du temps chargé lié à la préparation de son CAP, et alors un beau matin, nous nous sommes retrouvés là, devant Oziris, avec le cœur prêt à remonter dans ma gorge tellement ces montagnes russes étaient intenses. Mais surtout, avec le sourire aux lèvres et la reconnaissance éternelle envers mes amis pour leur geste que je n'oublierai jamais.

  • Yanis ? me susurre alors Anissa, en me ramenant à la réalité.
  • Hein ? Pardon, je me suis perdu dans le flot de photos...
  • Non, ce n'est pas ça...

Elle me pointe alors du doigt, l'air bouleversé, avant d'ajouter :

  • Tu pleures...
  • Quoi ?

Sur ces mots, j'effleure mes joues dans un geste précipité et je constate qu'elles sont effectivement inondées de larmes. De chaudes larmes qui ne tarissent pas.

  • Oh non, la honte... je bafouille alors. Désolé, Anissa... je...
  • Ne t'inquiète pas, Yanis !

Elle me tend un paquet de mouchoirs que j'ai du mal à attraper.

  • Ne te retiens pas pour moi...

Sa voix douce a le don de me faire éclater encore plus en sanglots.

  • Désolé... je murmure alors, pour éviter d'attirer l'attention de ma cadette, c'est juste que...
  • Tu as du mal à réaliser qu'il a pu te trahir, c'est ça ?

J'acquiesce d'un hochement de tête, discrètement.

Oui, je n'arrive pas à réaliser que la personne qui m'a offert tant de soutien et de bienveillance tout au long de ces années est également celle qui a été capable d'agresser sans scrupule la personne que je chéris le plus au monde. Cette situation me paraît tellement improbable. Invraisemblable. Un vrai cauchemar duquel je rêverais pouvoir me réveiller.

  • Je devrais les supprimer... je déclare alors, pantelant.
  • Tu n'es pas obligé de faire ça.

Je lui lance un nouveau regard interrogateur, le sourcil arqué.

  • Que tu le veuilles ou non, ce garçon a fait partie de ton histoire... il a fait partie de toi.

Je m'apprête à répliquer, mais Anissa me coupe dans mon élan :

  • Même s'il fait maintenant partie de ton passé, ne te presse pas pour faire ton deuil...

Les mots d'Anissa résonnent au plus profond de moi.

Elle a raison.

Rien ne m'oblige à me dépêcher d'effacer tous ces souvenirs.

Pour être honnête, j'ai beaucoup culpabilisé. J'étais persuadé que garder ces photos était une forme de trahison envers Hana ainsi qu'un frein à ma future progression. Mais je réalise à présent à quel point ce raisonnement n'avait aucun sens. Comme le décrit si bien Anissa, Naïm a fait partie de mon histoire, alors même si c'est dur à admettre, il me faudra probablement du temps pour m'en détacher. Il me faudra du temps pour réaliser que les personnes que l'on croit le mieux connaître sont en réalité celles qui nous cachent souvent les plus lourds secrets.

* * *

  • C'est lui ? me demande Anissa, les prunelles rivées sur l'écran de mon téléphone.
  • Non, ça c'est Harûn. Mon ami d'enfance.
  • Mais tu m'avais dit que c'était le garçon aux yeux bleus !

Je laisse échapper un rire face à sa réaction.

Après avoir déversé toutes les larmes de mon corps sur la moquette, j'ai fini par me calmer. Mais il a fallu que je détende l'atmosphère pesante que j'ai créée. Alors j'ai proposé un jeu à Anissa. J'ai décidé de lui montrer les photos de chacun de mes amis et de m'amuser à lui faire deviner lequel d'entre eux était Naïm. Après tout, il a suffi d'une seule rencontre à Hana pour qu'elle me confie sa réticence envers lui. Peut-être qu'Anissa aussi me confirmera l'hostilité que j'ai été incapable de déceler.

  • C'est vrai, pardon. J'avais oublié que Harûn avait également les yeux bleus !
  • Comment est-ce que tu as pu oublier ça ? Son bleu est tellement pétillant, je crois que ce sont les plus beaux yeux qu'il m'ait jamais été donné de voir...
  • Quoi ?! je m'écrie alors spontanément.

C'est une blague ?

Est-ce que Harûn serait le type de garçon qui plaît à Anissa ?

En y réfléchissant, c'est vrai qu'il a beaucoup de succès auprès de la gent féminine. Mais rien que d'imaginer la perspective qu'il puisse me passer devant à cause de son physique attrayant m'insupporte.

  • Il est marié ! je reprends alors, un peu contrarié.
  • Quoi ?

Les joues d'Anissa s'empourprent instantanément et elle me lance un regard consterné.

  • Ce n'est pas parce que j'ai dit qu'il avait de beaux yeux qu'il m'intéresse pour autant !
  • Quoi ?

Elle se met alors à froncer les sourcils avant de croiser les bras sur sa poitrine :

  • Vous alors, les garçons... décidément vous ne pensez qu'à ça !
  • Non ! Ce n'est pas vrai !
  • Si ! La preuve ! Tu viens de te trahir toi-même !

Je continue de tenter de me défendre face aux accusations d'Anissa, qui finit malgré elle par éclater de rire, et j'entremêle mon rire au sien. Je ne l'aurais jamais cru, mais lui dévoiler une partie de mon intimité en me confiant à elle sur mes tourments m'a en réalité bien plus facilité le dialogue qu'au début de notre conversation. Je ne me sens plus vraiment nerveux à ses côtés. Je me sens seulement bien.

  • C'est lui, je finis néanmoins par lui indiquer de mon index.

Pour être totalement franc, replonger dans les souvenirs de mon passé reste difficile à gérer pour le moment, mais je n'aborde plus du tout cette épreuve sous le même angle. Je crois que maintenant, je peux l'endurer.

  • Oh mon Dieu ! s'étonne alors Anissa, ce qui manque de me faire sursauter.
  • Qu'est-ce qui se passe ?
  • J'en suis certaine maintenant, je le reconnais.
  • Quoi ?

Je dévisage Anissa en silence, sur la réserve.

  • C'est un garçon qui est déjà venu dans ma ville, ajoute-t-elle alors.
  • Quand ça ?
  • Je ne me souviens plus exactement... je sais seulement qu'il était sorti avec une fille de mon lycée, l'année dernière...
  • Quoi ? Qui ça ?

L'espace d'un instant, elle s'arrête net.

Elle prend alors le temps de replacer l'épingle de son voile rose correctement, avant de reporter son attention sur moi :

  • Une certaine Eva, je crois...
  • Eva...
  • Comme je te l'ai dit, j'ai dû interrompre brusquement ma scolarité, l'an dernier... alors je ne connais pas les détails...

J'opine du chef, attentif.

  • Oui, je m'en doute. C'est déjà une précieuse information, Anissa. Merci.
  • Mais si tu veux, je peux me renseigner...
  • Quoi ?

Elle s'apprête à rajouter quelque chose, mais je l'en empêche fermement :

  • Hors de question. Je ne veux pas t'impliquer dans cette histoire.
  • Je tiens vraiment à t'aider, Yanis ! rétorque-t-elle néanmoins.
  • Et tu m'as déjà suffisamment aidé avec ça. Je ne veux pas, Anissa.
  • Non ! S'il-te-plaît, Yanis !

Elle m'adresse alors un regard de chien battu et je n'arrive plus à soutenir ses prunelles.

  • Laisse-moi au moins creuser de mon côté sur cette relation...

Je me passe le pouce sur la lèvre inférieure.

Mine de rien, je suis coincé. Obtenir le prénom et le lycée d'une ex de Naïm ne va pas m'avancer à grand-chose, étant donné que je ne suis pas du tout de la même région. Au contraire. Je risque même de potentiellement paraître suspect. Alors Anissa a peut-être raison.

Je laisse échapper un soupir de frustration, avant de reposer mes yeux sur les siens.

  • Tu me promets que tu feras attention ?

Face à ma question, son visage s'illumine et elle me gratifie de son sourire :

  • Promis !
  • Et que tu ne te mettras en danger sous aucun prétexte ?
  • Aucun !
  • Et que...
  • Stop ! me coupe-t-elle alors soudainement.

Je la fixe, déconcerté, en attente d'une explication.

  • Ne me sous-estime pas, Yanis.
  • Quoi ?
  • J'ai peut-être l'air un peu frêle, mais je suis plus maligne que ce que tu peux penser.

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