Chapitre 26

16 minutes de lecture

Hana

Le reste de la semaine défile à une vitesse folle et notre rendez-vous au restaurant arrive bien plus rapidement que je ne l’aurais pensé. Nous avons finalement opté pour un grec – enfin, c’était plus le choix de mon frère que le mien –, alors nous avons décidé de nous rendre à l’Astre, une sandwicherie plutôt populaire de la ville.

Debout devant la porte de l’entrée, nous attendons patiemment Reda qui devrait normalement se manifester d’une minute à l’autre. Je profite alors de son retard pour interroger Yanis :

  • Au fait, tu as trouvé quelque chose ?

Il acquiesce spontanément.

  • Oui, j'ai déniché une info intéressante...
  • Vraiment ? Qu'est-ce que c'est ?
  • Je préfère attendre Reda pour t'en parler plus précisément...

Je le fixe, incrédule, avant de répliquer :

  • D'accord. Mais explique-moi au moins comment tu t'y es pris !

L'espace d'un instant, Yanis me dévisage à son tour de ses prunelles, avant d'esquisser un sourire discret et de rajouter :

  • C'est grâce à Anissa...
  • Quoi ?
  • Elle m'a envoyé par message des infos sur...

Mon frère n'a pas le temps d'achever sa phrase que je le coupe instantanément :

  • Depuis quand est-ce que tu as son numéro ? je lui demande sèchement.
  • Quoi ?

En constatant ma réaction, Yanis ne peut s'empêcher de m'observer d'un air surpris, probablement dérouté.

  • On se l'est échangé l'autre jour, chez elle...
  • C'est une blague ?
  • Bah non...

Je fronce alors les sourcils d'irritation, tandis qu'il se met à hausser le ton :

  • Mais pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ?
  • Quoi ?
  • Tu es la première à m'encourager sur ce sujet, d'habitude ! s'indigne-t-il. Et lorsque la situation avance enfin entre nous, tu retournes soudainement ta veste ! Je ne te comprends plus du tout, là...

Mon visage crispé se desserre progressivement.

  • Je t'encourage à parler à Anissa lorsque je suis avec toi, Yanis... je reprends doucement.
  • Quoi ?
  • Mais par contre, je refuse que tu lui parles de manière isolée.
  • Mais de quel isolement tu me parles ? Ce sont des messages, Hana !
  • Même, je rétorque alors fermement.

Yanis croise les bras sur son torse, l'air contrarié, avant de marmonner dans sa barbe inexistante :

  • Comme si j'avais de mauvaises intentions...

Je m'approche alors d'un pas de lui, avant de poser une main sur son épaule et d'exercer une légère pression dessus.

  • Yanis, je ne doute pas de tes intentions...
  • Alors c'est Anissa le problème, c'est ça ?

Je nie spontanément de la tête.

  • Pas du tout. Je ne doute pas de ses intentions à elle non plus.
  • Alors quoi ?

Je laisse échapper un soupir.

  • Ça commence comme ça, au début... Mais un jour, tu vas avoir envie de la voir en vrai...
  • N'importe quoi !
  • Si, Yanis. Vous allez commencer par vous fréquenter dans des lieux publics, en gardant une certaine distance... Et puis petit à petit, tu vas vouloir te rapprocher, lui tenir la main, la prendre dans tes bras...

Les joues de mon aîné prennent feu. Il doit probablement être embarrassée par mon discours, mais ce n'est pas suffisant pour me dissuader de le poursuivre :

  • Tu penses que tu seras capable de te contrôler, mais la vérité sera toute autre...
  • Tu me prends pour qui, pour ne pas être capable de ne pas dépasser les limites ?
  • Pour un être humain.

Sur ces mots, Yanis se tait.

Il se contente de me fixer, les yeux écarquillés, tandis que je soutiens ses prunelles fermement.

  • Ce n'est pas pour rien que notre religion nous demande d'éviter de nous isoler avec le sexe opposé, Yanis. Parce que nos sommes des humains, avec des pensées, des émotions et des désirs.
  • Hana...
  • Et je ne veux pas que tu commettes des erreurs que tu pourrais regretter à l'avenir.

Mon frère se redresse, avant de passer son pouce sur sa lèvre inférieure.

  • Tu as raison... j'aurais dû réfléchir avant d'agir...

Face à son honnêteté, je ne peux m'empêcher de lui décocher un sourire.

  • J'ai toujours raison ! je déclare alors sarcastiquement.

Alors que je continue de le questionner sur ses précédents échanges, une partie de mon esprit ne peut s'empêcher de s'abandonner à ses pensées. La religion nous interdit formellement d'avoir une relation amoureuse avant le mariage, mais la culture est plus souple à ce sujet. Ou du moins, avec les garçons.

Je ne compte plus le nombre de parents maghrébins qui refusent le moindre contact entre leur fille et les garçons – même lorsque l'intention de respecter les règles de l'art est présente –, tandis que leur fils peut s'adonner à la débauche, sans jamais se faire réprimander, tout simplement parce que c'est un homme. Et parce que nous vivons dans un monde où les mauvaises actions d'un homme sont toujours des erreurs, alors que celles des femmes sont considérées comme des choix.

Mais je ne laisserai jamais les préceptes de la culture écraser ceux de la religion. Et Yanis ne passera entre les mailles du filet sous aucun prétexte.

* * *

  • Désolé pour le retard.

Une main fourrée dans la poche de son jean, une autre occupée à déloger les écouteurs sans fil nichés dans ses oreilles, Reda balance cette affirmation en nous rejoignant. Et vu l'air indifférent que son visage arbore – comme à son habitude, finalement –, je doute qu'il soit vraiment désolé.

  • Pour une fois que ce n'est pas moi ! rétorque néanmoins mon aîné, hilare.
  • C'est clair... je murmure discrètement.

Yanis franchit le seuil de l'entrée en premier. Reda s'apprête à lui emboîter le pas, mais lorsque nos regards se croisent, il s'arrête instantanément pour me laisser passer. Et même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que son attention me fait particulièrement plaisir.

Je suis alors sur le point d'entrer à mon tour, lorsqu'une voix rauque et féminine m'interrompt dans mon mouvement :

  • On n'est pas au carnaval, mademoiselle...

Je me retourne spontanément.

Une vieille dame, probablement âgée de plus de soixante ans, se tient devant moi. Elle me fixe de ses prunelles aux contours entachés de ridules, comme pour sonder ma réaction, avant de me toiser d'un air sévère en constatant que je ne prends même pas la peine de lui répondre.

  • Vous ne savez même pas répliquer ? s'offusque-t-elle face à mon silence.

Si, mais tu n'en vaux simplement pas la peine.

  • Mon Dieu ! Mais alors vous êtes vraiment soumise, ma parole ! ajoute-t-elle.

Je me contente d'ignorer sa seconde remarque et je m'apprête à retourner dans la sandwicherie, lorsqu'une voix masculine m'en empêche :

  • Non mais ça va ?

Oh non.

  • On vous dérange pas ?

Il ne manquait plus que ça.

Reda qui répond à ses provocations au lieu de les ignorer.

  • Quoi ? s'indigne-t-elle. C'est plutôt son bout de tissu qui dérange !

Le visage du brun se crispe et sa mâchoire se contracte.

  • Vous êtes sérieuse ?
  • Bien sûr que je suis sérieuse ! lui répond-elle, sur le ton de l'évidence.

Il réprime alors un cri de surprise, avant d'effectuer un pas dans sa direction.

Ce qui ne me présage vraiment rien de bon.

Il faut que j'intervienne.

  • Je suis pour la liberté des femmes ! poursuit la vieille dame, visiblement fière.
  • Quoi ? s'offusque-t-il. Est-ce que vous êtes au courant que...
  • Reda ! je m'écrie alors spontanément, le coupant dans son élan.

Un instant, il marque un arrêt pour me dévisager, probablement surpris par ma réaction.

Puis il lève un sourcil et m'interroge de son regard, en attente d'une explication.

  • C'est bon ! Laisse tomber !
  • Quoi ?

Il fronce alors les sourcils, scandalisé, avant de revenir à la charge :

  • Comment est-ce que tu veux que je laisse tomber quand...
  • C'est bon je t'ai dit ! je l'interrompts néanmoins, pour la seconde fois.
  • Quoi ?

Face à mon insistance, il obtempère néanmoins.

Il se contente alors de me dévisager, complètement largué par mon comportement qu'il ne semble pas du tout comprendre et encore moins accepter.

  • Eh bien... à défaut de parler, vous savez au moins hurler... déclare la dame âgée.

Sur cette remarque, Reda s'empresse de la fusiller du regard, comme pour lui intimer de déguerpir avant qu'il ne perde le peu de patience qu'il lui reste. Alors elle finit malgré tout par s'exécuter.

Puis un silence pesant s'ensuit.

Je sens les prunelles de Reda se reporter de nouveau sur moi, mais je ne peux m'empêcher de les éviter spontanément.

  • Pourquoi est-ce que tu n'as rien dit ? me demande-t-il, d'une voix ferme.

Je prends alors une profonde inspiration avant de laisser échapper un soupir.

  • Parce que ça n'aurait servi à rien...
  • Comment est-ce que tu peux le savoir ? s'indigne-t-il alors. Tu n'as même pas essayé !
  • Parce que tu crois que c'est la première fois que je reçois ce type de remarque ?
  • Quoi ?

Il s'immobilise, incrédule.

  • Les regards en coin dans la rue, les messes basses...

Je ferme alors les yeux, serre les poings.

  • Pas de bonjour dans les transports, ni de merci à la boulangerie...
  • Hana...
  • Des personnes qui préfèrent rester debout plutôt que de s'asseoir auprès de moi, parfois même des injures...

J'ai la gorge serrée, l'estomac noué à l'idée de ressasser toutes ces humiliations.

Pourtant, contre toute attente, je continue de trouver la force de les énumérer.

Comme si les raconter à voix haute m'aidait à les condamner, moi qui ai fini par les normaliser.

  • Ce genre de situation fait partie de mon quotidien, Reda. Si je devais m'amuser à m'arrêter à chaque fois pour me défendre, je ne m'en sortirais jamais.

L'expression de son visage s'adoucit.

Il se contente de me prêter l'oreille, très attentif à mes propos.

Et je réalise alors que c'est la première fois que je raconte tout ça à quelqu'un.

  • J'ai essayé, Reda... maintes fois... mais je peux t'assurer qu'on ne change pas la mentalité bornée de ces individus...

Je m'avance d'un pas, croise les bras.

  • Je ne veux pas que tu perdes ton temps ni ton énergie à tenter de les convaincre alors qu'ils resteront éternellement cramponnés sur leurs positions...

Sur ces mots, un silence s'ensuit.

Reda me dévisage un instant, l'expression secouée.

Et je commence déjà à regretter de m'être autant confiée.

  • Je...
  • Pardon, Hana... déclare-t-il cependant.

Je relève la tête, soutiens son regard.

Il se met alors à se frotter la nuque, avant d'afficher un air penaud sur le visage :

  • Je suis désolé, je n'en savais rien...
  • Tu ne pouvais pas le deviner...
  • Peut-être, mais je n'aurais pas dû réagir sous l'impulsion...
  • Non, au contraire...

Je me surprends alors à étirer mes lèvres pour le gratifier d'un énorme sourire :

  • Ça m'a fait plaisir... de me sentir soutenue, pour une fois...
  • Hana...
  • Alors merci...

Sur ces mots, je m'empresse de lui tourner les talons pour entrer au restaurant pour de bon et rejoindre Yanis – tellement occupé à réfléchir à sa commande sur le comptoir qu'il n'a pas remarqué notre altercation.

* * *

Deux triple burgers, des nuggets et des frites. C'est ce que contiennent chacun des deux plateaux des garçons, disposés fièrement devant moi. Soyons honnêtes. Mon petit tacos végétarien paraît ridicule à leurs côtés.

  • Encore un plat sans viande ! s'offusque Yanis en me scrutant d'un air mécontent.
  • Tu vas me laisser manger en paix, oui ? je m'indigne à mon tour.
  • Mais c'est pas de ma faute si t'as aucun goût !

Je fronce le nez :

  • Pour ta gouverne, c'est super bon !

Je tends alors le sandwich à mon aîné pour lui intimer de goûter avant de juger, mais il décline spontanément mon offre, ce qui fait glousser Reda discrètement.

  • Reda, dis-lui quelque chose toi ! ajoute-t-il alors.
  • Ah non, laissez-moi en dehors de vos bêtises ! rétorque-t-il, les mains levées.
  • Vous ne connaissez rien, de toute façon... je finis par murmurer en haussant les épaules.

Durant quelques minutes, Yanis continue de se plaindre de mes choix culinaires qu'il qualifie de désastreux, avant de se calmer et de laisser régner un silence pesant autour de nous. Un long silence que Reda décide néanmoins de rompre en premier :

  • Bon, et si on revenait au sujet principal au lieu de faire exprès de l'éviter ?

Yanis passe alors son pouce sur sa lèvre inférieure, avant de rétorquer :

  • Oui, tu as raison...
  • Est-ce que tu as trouvé quelque chose ?

Je sais que nous nous sommes retrouvés dans ce restaurant pour ce moment précis et que le retarder ne servirait à rien dans ce contexte, mais je ne peux m'empêcher de frissonner face à la franchise sans détour dont fait preuve Reda.

  • Oui, acquiesce néanmoins mon aîné.

Il se rapproche alors d'un pas, tout en nous demandant de l'imiter.

Je crois qu'il s'apprête à parler à voix basse et qu'il veut éviter les oreilles indiscrètes.

  • J'ai réussi à recueillir des infos sur une de ses ex, Eva...
  • Et donc... ?
  • Naïm serait sorti avec elle l'an dernier, durant l'année scolaire...

J'opine du chef, très attentive.

  • Elle était encore au lycée, à ce moment là...
  • Oh non, ne me dis pas qu'elle était mineure ! je m'exclame alors spontanément.

Quelques personnes de la salle se retournent au même moment pour me fixer, avant de s'agiter.

  • Hana ! s'écrie mon grand frère, agacé. Moins fort !
  • Pardon ! je murmure une main sur les lèvres, sous les yeux amusés de Reda.
  • Donc comme je disais, elle était encore au lycée, mais née en début d'année, donc déjà majeure...
  • Oh...

Je laisse échapper un soupir de soulagement.

  • Alors quel était le problème ? demande Reda, visiblement curieux.
  • J'y viens...

Yanis prend le temps de s'éclaircir la gorge, prolongeant indirectement l'attente déjà insoutenable de sa révélation, avant de poursuivre :

  • Le problème, c'est qu'il l'aurait forcée à faire des choses contre son gré...
  • Quoi ?

Je sens mon estomac se nouer progressivement. Ces mots me rappellent instantanément son comportement à Rosewood, son agressivité, ses doigts effleurant mon voile pour l'arracher contre mon gré...

  • Hana, ça va ? me questionne alors Reda en me tirant de ma transe.
  • Hein ? Oui, pardon...

Yanis m'observe à son tour, un air inquiet plaqué au visage.

  • Hana, si c'est trop dur pour toi on peut...
  • Non, ça va ! je le coupe néanmoins.

J'attrape alors une frite que je plonge délicatement dans mon pot de ketchup pour éviter d'avoir à subir le regard insistant de mon aîné. Mais en constatant ma réaction, il finit néanmoins par reprendre :

  • Eva s'est absentée durant une longue période, cette année-là, pour des motifs peu connus de l'équipe scolaire...
  • Oh...
  • Mais si on se met à recoller les morceaux du puzzle, on se rend rapidement compte que le début de son absence coïncide parfaitement avec la date de sa rupture amoureuse.
  • Quoi ? je m'indigne. Alors Naïm aurait commencé à la harceler à la fin de leur relation ?

Yanis se met à hausser les épaules nonchalamment.

  • Je ne sais pas. Je ne connais pas les détails de l'histoire.
  • Et la fille là, dans tout ça... Amira... demande alors Reda, incrédule.
  • Anissa, pas Amira ! le corrige spontanément Yanis, les sourcils froncés, ce qui m'arrache un sourire.
  • Oui bon, on s'en fiche ! Appelle-la comme tu veux ! Elle n'en sait pas plus, par hasard ?

Mon aîné passe alors sa main dans ses cheveux pour balayer quelques mèches glissées sur son front, avant de reprendre :

  • Anissa a tenté de prendre directement contact avec Eva, mais ça s'est soldé par un échec...
  • Qu'est-ce que tu veux dire ?
  • À la seconde même où elle a évoqué le prénom de Naïm, Eva s'est instantanément braquée avant de couper court à la conversation.
  • Quoi ? s'indigne Reda, visiblement surpris par sa réaction.

Personnellement, je ne suis pas vraiment surprise. Au contraire. Les affreux souvenirs de sa relation avec Naïm ont dû refaire surface au moment même où Anissa a évoqué son prénom, ce qui n'a pas dû être évident à endurer, surtout après tant de mois à vivre sous le silence.

Je laisse échapper un soupir. Je ne veux pas minimiser ce qui m'est arrivé à Rosewood, mais une infime partie de mon esprit ne peut s'empêcher de trouver cet incident dérisoire en comparaison de la situation de cette jeune lycéenne. Après tout, elle a probablement souffert tout au long de sa relation avec Naïm. En l'espace de quelques mois seulement, son quotidien entier s'est vu briser en mille morceaux. Je ne peux que ressentir de la compassion envers elle et je me sens d'autant plus impliquée vis-à-vis de ma future pratique. J'espère sincèrement qu'une fois diplômée, je réussirai à me rendre utile auprès de toutes ces femmes subissant de telles violences psychologiques.

  • Elle n'acceptera jamais !

La voix de Reda m'arrache soudain de mes pensées.

  • Je te dis que si ! lui rétorque mon grand frère, visiblement irrité.

Je les fixe alors tous les deux, un peu décontenancée par leur attitude :

  • De quoi est-ce que vous parlez ?

L'espace d'un instant, Reda me toise, avant de s'éclaircir la gorge et de lâcher calmement :

  • Yanis veut convaincre Eva de témoigner contre Naïm pour appuyer la plainte.

Quoi ?

  • C'est une très bonne idée ! s'exclame alors mon aîné. Dis-lui, Hana !
  • Je ne dis pas que c'est une mauvaise idée, je dis simplement que si elle a été capable de fuir à la moindre évocation de Naïm, il n'y a aucune chance pour qu'elle accepte de témoigner.

Même si ça m'ennuie de l'admettre, Reda marque un point.

  • Mais puisque je te dis qu'Anissa va lui parler ! reprend Yanis, déterminé.
  • Comme elle l'a fait la première fois ? On a vu le résultat, hein !
  • Hé, arrête d'être aussi ingrat ! s'offusque-t-il alors. Je te rappelle que sans Anissa, on n'aurait même pas pu apprendre l'existence de cette Eva !

Je continue d'observer les deux garçons se quereller à propos de la situation, tandis que j'en profite pour me mettre à l'écart et réfléchir soigneusement.

C'est alors qu'une idée me traverse l'esprit.

  • Et si c'était moi qui lui parlais ?
  • Quoi ?

Un ange passe.

Les deux garçons me dévisagent d'un air consterné, comme si je venais de leur lâcher une bombe.

  • Si je lui explique ce qui m'est arrivé à Rosewood, peut-être qu'elle comprendra...
  • Mais Hana... murmure alors Yanis.

Je sais pertinemment ce qu'il s'apprête à rétorquer, mais je lève spontanément la main en l'air pour l'en empêcher :

  • C'est bon Yanis, je peux l'endurer.

Reda de son côté, ne réagit pas. Il se met à croiser les bras sur son torse, avant de me sonder attentivement de ses prunelles, silencieux. Je n'arrive pas à savoir s'il approuve ou s'il réprouve mon idée, mais il ne semble pas décidé à m'empêcher d'agir. Et pour être honnête, c'est tout ce dont j'ai besoin actuellement : qu'on me fasse confiance et qu'on respecte mes décisions.

  • D'accord, finit par déclarer Yanis, l'air néanmoins mitigé.

Je m'apprête à le remercier, mais il se lève spontanément de sa chaise :

  • Bon, j'ai besoin d'aller aux toilettes.

Je me contente alors d'observer la silhouette de mon frère disparaître progressivement au fond du couloir, un goût amer en travers de la gorge. Je sais pertinemment que je ne suis pas la seule à souffrir de cette situation. Naïm a été l'ami de longue date de Yanis, alors il est évident que ressasser les événements a également dû être difficile à endurer pour lui, même s'il ne l'admettra probablement jamais. Pas devant moi, en tout cas.

Je décide de reporter mon attention sur Reda. Les yeux rivés sur son portable, il se met à pianoter vivement sur son écran, visiblement indifférent à ma présence. Je ne peux m'empêcher de me demander quel destinataire se cache derrière tous ces messages.

Je sors également mon téléphone, probablement par mimétisme, mais surtout pour éviter d'avoir à supporter le silence religieux installée entre nous deux, lorsque je suis rapidement ramenée à la réalité par un brouhaha.

Je relève la tête en direction du comptoir et je ne tarde pas à distinguer les responsables de ce vacarme. Trois jeunes hommes, probablement âgés de la trentaine, se lamentent à propos des délais de service du restaurant. L'un d'entre eux possède une chaîne en argent lovée autour du cou, le second une énorme balafre sur la joue, tandis que le dernier se fait plus discret. Les trois sont plutôt grands et musclés, vêtus tout de noir avec leurs vestes en cuir, et n'ont pas l'air très commodes.

Celui à la chaîne remarque mon regard insistant, alors je m'empresse de le détourner. Mais je reporte rapidement mon attention sur lui pour l'observer de nouveau. Avec sa stature, il surplombe largement le serveur, qui semble dépassé, mais surtout terrorisé par son interlocuteur.

  • Je... je vous promets de faire mon possible... bafouille-t-il.
  • Il serait temps ! Sinon on veut être remboursé ! hurle l'homme à la cicatrice.
  • N-non... inutile d'en arriver là... s'il-vous-plaît regagnez vos places, j'arrive...
  • C'est ça, ouais...

Ils finissent néanmoins par obtempérer et s'installent alors à leur table, située juste derrière la nôtre. Cependant, je sens de nouveau des prunelles se poser sur moi. Celles de l'homme à la chaîne. Et ça ne me plaît vraiment pas.

  • Hana, ça va ? me demande alors Reda en s'arrachant à son écran.

Mon expression doit l'avoir alerté.

Mais je ne veux surtout pas l'inquiéter.

  • Oui ça va, je lui réponds alors spontanément avec un faux sourire.

Mais Reda n'est pas dupe.

Je comprends à son visage qu'il reste sceptique face à ma réaction.

Tant pis.

Je ne vais quand même pas m'amuser à lui expliquer que je me sens déstabilisée par le regard insistant d'un garçon !

J'essaie alors de faire comme si de rien n'était, mais la voix d'un des membres du trio m'en empêche instantanément :

  • Qu'est-ce qui t'arrive, Anas ? T'as flashé sur la voilée ou quoi ?

Mon cœur fait un bond.

La voilée.

J'ai horreur qu'on me surnomme ainsi.

Comme si c'était la seule chose qui me caractérisait.

  • Non, pas du tout, lui répond-il alors. J'ai simplement honte pour ma communauté.

Pardon ?

  • Les femmes n'ont vraiment plus honte de rien, à sortir avec des garçons au restau...
  • C'est clair, au lieu de rester sagement à la maison... il faut refaire toute leur éducation !

Je vais exploser.

Je vais vraiment littéralement exploser.

Mon sang ne fait qu'un tour et je dois puiser dans toute mes ressources pour contenir ma colère.

En tant que musulmans, ces hommes devraient pourtant savoir que garder le bon soupçon est primordial dans notre société, et que calomnier une femme de la sorte pourrait leur coûter très cher. D'autant plus avec la réflexion ridicule du dernier membre du trio. Rester sagement à la maison, comme si une femme qui sortait était automatiquement vouée à pêcher. lIs diabolisent les femmes, alors que ce sont les premiers à créer un boucan et harceler un jeune serveur pour être servis plus rapidement. Quelle bande d'hypocrites ! Comment peuvent-ils parler de religion lorsqu'on sait à quel point leur comportement est aux antipodes de la patience et de la bienveillance que nous inculque l'Islam ?

Je tente néanmoins de faire abstraction de leur remarques en reportant mon attention sur Reda, lorsque je remarque qu'il n'est plus là. Et je n'ai pas le temps de battre d'un seul cil pour réaliser qu'il se tient devant la table des garçons, un air hostile plaqué au visage, visiblement prêt à en découdre.

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