Chapitre 28
Reda
Yanis se tient dans l'embrasure de la porte d'entrée, les bras croisés, la mâchoire crispée. Il me dévisage de la tête aux pieds, sans que je comprenne pourquoi, avant de s'avancer d'un pas.
- Pourquoi est-ce que tu m'as menti ?
J'écarquille les yeux, surpris et dérouté.
- Quoi ?
Mais Yanis ne semble pas décidé à vouloir se répéter.
Il fronce les sourcils, l'air agacé par ma réaction, puis il rajoute de vive voix :
- Ne fais pas l'innocent.
Ok.
Là, je dois admettre que je suis complètement paumé.
Je crois que j'ai sûrement manqué un épisode, parce que je ne vois pas du tout de quoi Yanis est en train de parler. Je ne vois pas du tout à quel moment je lui ai menti, ni même pourquoi je l'aurais fait, d'ailleurs.
En constatant mon attitude, il desserre néanmoins son expression. Je ne sais pas s'il est persuadé que je fais simplement l'autruche ou s'il doute réellement de ma sincérité, mais il prend le temps de s'éclaircir la gorge pour clarifier ses propos :
- Sur le trajet de retour, tu m'as dit que tu t'étais battu avec ces gars parce que tu les connaissais.
Je passe une main dans mes cheveux, ne comprenant toujours pas où il souhaite en venir.
- Oui, et ?
- Pourtant, ce n'est pas ce que tu as affirmé devant Hana.
- Quoi ?
J'arque un sourcil, incrédule.
- De quoi est-ce que tu parles ?
Il laisse alors échapper un soupir de frustration.
- Tu ne t'en es pas pris à eux parce que tu les connaissais, Reda...
Je m'apprête à répliquer, mais il ne m'en laisse pas le temps.
- Tu t'en es pris à eux parce qu'ils ont insulté Hana...
Mon corps tressaille.
Je réalise alors que je ne me souviens absolument pas des propos que j'ai pu tenir durant mon altercation avec Hana. Mon esprit a probablement dû faire un black-out sous le coup de la colère et de l'émotion. Et même si ça m'ennuie de l'admettre, ça ne me plaît pas vraiment.
- C'est pour ça que je veux que tu répondes à ma question, Reda...
Sa remarque me tire de mes pensées.
- Quoi ?
- Pourquoi est-ce que tu m'as menti ? insiste-t-il alors une seconde fois.
Ok.
Je crois que là, c'est le moment pour moi de redoubler de prudence.
Je prends une profonde inspiration pour réfléchir, avant de me pincer l'arête du nez :
- Je voulais éviter de t'inquiéter... je bredouille alors. Et éviter de te mêler à un conflit aussi futile.
Évidemment, je mens. Je ne vais quand même pas lui révéler que le simple fait d'avoir entendu ces abrutis calomnier Hana de la sorte m'a fait instantanément péter les plombs, alors que ce n'est pas du tout dans mon tempérament. Autant lui avouer qu'elle me plaît directement, à ce rythme.
Mais vu l'expression que son visage arbore, Yanis ne semble pas vraiment convaincu par ma réponse.
- Dans ce cas, c'est raté, me dit-il en m'indiquant du doigt ses blessures.
Même si son ironie me donne envie de laisser échapper un rire nerveux, je garde assez de présence d'esprit pour le réprimer. Après tout, la tension installée entre nous est déjà suffisamment étendue dans la pièce pour que j'en rajoute.
Un court silence s'ensuit alors. Un court laps de temps durant lequel Yanis se contente de me scruter de ses yeux sombres, comme pour me sonder, avant de finir par soupirer. Je m'attends alors à ce qu'il finisse par capituler, lorsqu'il se redresse et revient à la charge :
- Mais j'aimerais quand même que tu m'expliques, Reda...
Je relève la tête pour soutenir son regard.
- Puisque ce conflit te semblait si insignifiant pour ne pas impliquer le propre frère de la victime, pourquoi est-ce que toi tu t'es senti légitime à intervenir ?
Mince.
- Je veux dire... tu n'as aucun lien avec elle, non ?
Je crois que là, je suis foutu.
- À moins que j'aie manqué un épisode ? Tu as peut-être quelque chose à me révéler ?
Je détourne le regard par réflexe, déglutis, serre ma mâchoire.
Tous mes membres se raidissent de frustration et me hurlent de répliquer pour me défendre, avant qu'il ne soit trop tard. Mais absolument rien ne sort de mes lèvres. Je n'ai pas envie de dire la vérité à Yanis, mais je n'ai pas envie de lui mentir ouvertement non plus. Et ce dilemme me rend dingue.
Je suis néanmoins ramené à la réalité lorsque j'entends un coup de pied cogner brusquement le mur.
- Bordel Reda ! hurle alors Yanis, furieux.
Trop tard.
Mon silence m'a trahi.
- J'aurais dû m'en douter quand Hana avait mis trois plombes à te raccompagner !
Je crois qu'il fait référence à la soirée où l'incident avec Naïm s'est produit, lorsque j'ai pris le temps de complimenter Hana sur le courage dont elle a fait preuve. C'est vrai que j'ai pris de gros risques, ce soir-là.
- Je me suis voilé la face... surenchérit-il alors, toujours enragé. Parce que je te faisais confiance, Reda ! Mais tu ne vaux pas mieux que Naïm, finalement !
- Quoi ?
Sur cette remarque, le sang afflue dans mes veines et je le fusille du regard.
- Comment est-ce que tu peux oser me comparer à ce malade mental ? je m'écrie.
- Comment est-ce que tu peux oser craquer sur ma sœur après tout ce qui s'est passé ?
Comme si c'était quelque chose que j'avais contrôlé.
- Bon sang, Reda ! répète-t-il alors, le visage plongé au creux de ses mains.
Yanis paraît triste. Et aussi déçu.
Je ne peux m'empêcher de frémir face à l'amertume qui se dégage du ton qu'il emploie.
Mais surtout, Yanis paraît blessé. Et je crois que c'est encore pire pour moi que de le voir enrager.
Je m'apprête à essayer de tempérer la situation, lorsqu'il me coupe dans mon élan :
- Je pensais que tu étais mon meilleur ami...
Sur ces mots, je m'immobilise instantanément.
J'ai la gorge serrée, l'estomac noué.
Ces mots me font l'effet d'un coup de poignard dans le cœur.
Yanis est en train de remettre en question le fond même de notre amitié. Le connaissant, son esprit doit probablement envisager les pires scénarios possibles et inimagineables. Comme par exemple la perspective que je puisse l'avoir fréquenté dans l'unique but de me rapprocher de sa petite sœur. Et que je me suis bien moqué de lui.
Et tout ça pourquoi ? Tout ça à cause de sentiments que j'ai été incapable de contrôler. Tout ça à cause d'un tempérament que j'ai été incapable de maîtriser.
Au moment où je pense y avoir enfin échappé, le schéma se répète, encore et encore. Et la vie vient me rappeler de plein fouet à quel point je ne suis pas digne d'entretenir une amitié.
- Ne t'approche plus jamais de moi ! finit-il alors par lâcher.
Il est simplement en colère.
- Ni de Hana !
Oui.
Il est tellement enragé que ses mots sont simplement en train de dépasser sa pensée.
C'est ce que j'essaie de me répéter intérieurement pour me convaincre de ne pas le rattraper lorsqu'il décide de claquer la porte de l'appartement, me laissant seul dans l'obscurité du salon.
* * *
- Oh mon dieu !
Affalée sur le comptoir de sa boutique, Véronika se redresse instantanément lorsque je franchis le seuil de l'entrée, et elle étouffe même un petit cri en découvrant l'état lamentable de mon visage. Yeux rouges, cernes noirs sous-jacents. En même temps, j'enchaîne les insomnies depuis une semaine. Depuis mon échange tumultueux avec Yanis, en fait. Je crois que cette soirée a fait ressurgir en moi des souvenirs de mon passé que je pensais étouffés, et mon corps l'a somatisé en anxiété.
- Elle t'a rejeté, c'est ça ? s'empresse-t-elle alors de demander.
Je la toise spontanément.
- N'importe quoi...
- Alors quoi ? Attends, d'abord... tu veux boire quelque chose ?
Elle me tend alors un petit verre à bière, et je la dévisage encore plus que je ne le faisais déjà.
- Très drôle, Vé.
- Bah quoi ? questionne-t-elle innocemment.
En constatant mon air crispé, elle roule néanmoins des yeux, avant de reprendre le liquide ambré :
- Oh, Reda... si on ne peut même plus rigoler, c'est que ça doit être vraiment grave !
Je hausse les épaules nonchalamment.
Je ne sais pas si on pourrait vraiment parler de gravité dans cette situation, – après tout, ce n'est pas comme s'il y avait mort d'homme non plus –, mais une chose est certaine, c'est que je suis à court d'idées pour la faire évoluer.
Et comme il est sept heures du matin et que l'épicerie de Véronika n'ouvre pas avant au moins une bonne heure, j'en ai profité pour passer. Parce que je crois que l'aide d'une adulte responsable et expérimentée ne serait pas trop de refus.
Je réprime un rire.
Je n'arrive pas à croire que je viens d'associer Véronika à ces deux adjectifs.
- Alors, quel est le problème ? questionne-t-elle en m'arrachant à mes pensées.
Je ne réponds pas immédiatement.
L'espace d'un instant, je ferme les yeux, prends une profonde inspiration, pousse un léger soupir. Et puis je me décide finalement à lui raconter tout ce qui s'est passé. Depuis ma rencontre avec Naïm, mes doutes sur sa sincérité, en passant par l'agression de Hana, et la colère de Yanis. Tout. Jusqu'à aujourd'hui. Dans les moindres détails.
Lorsque j'achève enfin mon récit, Véronika semble tellement consternée que sa mâchoire manque toucher le sol.
- Ce Naïm... grogne-t-elle. Il va voir de quel bois je me chauffe...
Je lève une main en l'air pour tempérer son attitude.
- Laisse tomber Vé, ça ne sert à rien pour le moment...
Elle s'apprête à répliquer, mais finit par se résigner.
- Alors qu'est-ce que tu comptes faire ? demande-t-elle d'un ton plus doux.
- J'en sais rien... je rétorque.
Avec un air presque blasé, je rajoute :
- Peut-être que je devrais simplement laisser tomber, moi aussi...
- Ah ça non !
Sur ces mots, Véronika me lance des éclairs de ses prunelles.
J'en viens à me demander si ma réaction ne la met pas encore plus en colère que le récit lui-même.
- Tu ne vas rien laisser tomber, Reda ! C'est compris ?
Je relève la tête, soutiens son regard.
- Bon sang, je n'ai pas passé mon adolescence à élever un lâche, quand même !
- Vé...
- Elle te plaît vraiment, non ?
- Quoi ?
Mes joues s'empourprent.
- Ce n'est pas le sujet, là... je bafouille.
- Au contraire, c'est tout le sujet.
J'arque un sourcil, incrédule.
- Reda... si tu tiens sincèrement à cette fille, prouve-le.
- Quoi ?
- Prouve-le à Yanis. Prouve-lui que tu tiens réellement à Hana, et il te pardonnera.
- Je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple...
- Bien sûr que si ! Quoiqu'il ait pu dire, Yanis reste ton ami !
- Non justement, je pense que...
- Arrête de penser, Reda ! hurle alors Véronika.
Un court silence s'ensuit.
Je fixe Véronika, les yeux écarquillés, surpris par sa réaction que je juge démesurée.
- Arrête, Reda ! reprend-elle alors, entre deux souffles. Arrête de toujours trouver des excuses !
- Mais ce n'est pas une excuse, Véronika ! C'est un fait ! je lui rétorque alors.
- Non ! Je sais très bien à quoi tu penses, là !
Je fronce les sourcils, sur la réserve.
- Ah oui ? Et à quoi est-ce que je pense ? Tu n'étais même pas là quand on s'est disputé !
- Tu penses à Lyad !
Soudain, je me crispe.
C'est la première fois depuis notre première dispute, à l'appartement, qu'elle l'évoque de nouveau. Et même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que ça ne me laisse pas indifférent.
- Je te connais, Reda... poursuit-elle alors en constatant ma réaction.
Elle n'a pas tort.
Je crois que j'ai vraiment sous-estimé ses capacités d'analyse.
- Je sais ce que tu penses...
- Vé...
- Tu penses que tu n'es pas digne d'être ami avec Yanis... Et que le schéma se répète...
Je serre les poings, le long du corps.
- Mais c'est complètement faux. Yanis n'est pas Lyad !
- Mais ils se ressemblent...
- Quand bien même ! Rappelle-toi, Reda, tu es celui qui m'as dit qu'il n'était pas un substitut !
Je sais...
- Tu es celui qui m'as dit que tu étais prêt à t'engager de nouveau dans une amitié !
Je sais...
- Tu m'as promis que je ne devais pas m'inquiéter !
- Je sais, bordel ! je fulmine alors.
Véronika me fixe attentivement, les bras croisés, silencieuse.
Mais elle n'a pas l'air consternée par ma réaction. Ni même irritée.
Elle semble au contraire apaisée. Elle me gratifie d'un sourire, avant de murmurer calmement :
- Tu vois, Reda... cette rage que tu possèdes, ne la laisse pas s'échapper...
- Quoi ?
- Transforme-la pour agir avant qu'il ne soit trop tard...
Elle décroise ses bras, passe sa main dans ses cheveux.
- Sinon, elle risque de se transformer elle-même en regret... Et il est hors-de-question que je te regarde t'écrouler sous les regrets une seconde fois.
Véronika...
- Alors fais quelque chose, Reda. N'importe quoi. Parce que je ne laisserai pas ton triste passé venir gâcher le bel avenir qui t'attend.
Véronika ne s'en rend probablement pas compte, mais ses paroles me font l'effet d'une bombe. Je réalise alors qu'elle a raison. Que je ne peux pas continuer à vivre ainsi, prisonnier de mon passé. Que je dois absolument avancer. Sinon, le schéma ne s'arrêtera jamais.
Je me pince l'arête du nez pour réfléchir au meilleur moyen de rattraper la situation et je finis par avoir une idée. Alors je m'empresse de déverrouiller l'écran de mon téléphone et contre toute attente, j'envoie aussitôt un message à Naïm.
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