Chapitre 29

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Hana

Anissa m'accueille d'un signe de la main.

Après lui avoir fait part de mon intention de rencontrer Eva pour tenter de la convaincre de témoigner contre Naïm, elle m'a instantanément proposé de m'accompagner. Et pour être honnête, quand elle me l'a annoncé, ma première réaction a été de m'y opposer. Formellement. Parce que j'estimais qu'elle nous avait déjà suffisamment apporté sa contribution dans cette histoire, et qu'elle ne méritait pas d'être davantage impliquée.

Cependant, je crois que j'avais vraiment sous-estimé son obstination. Et surtout son envie irrépressible d'aider Yanis. Elle m'a en effet confié que l'histoire de cette inconnue agressée à Rosewood l'avait énormément touchée, et que tant que Naïm ne serait pas inculpé, elle ne resterait les bras croisés à attendre sans rien faire sous aucun prétexte. Alors après avoir réprimé un rire nerveux en l'entendant me qualifier d'inconnue, – même si je ne remercierai jamais assez mon frère de ne pas avoir parlé en mon nom –, et après m'être accordée un petit moment de réflexion, j'ai fini par accepter sa proposition. En même temps, avec son obstination, elle ne me laissait pas vraiment d'autre choix.

En parlant de Yanis, je réalise que je ne l'ai pas beaucoup croisé, depuis le soir où nous avons quitté l'appartement de Reda. Lorsqu'il m'a intimé de sortir, je me suis empressée de me diriger vers l'escalier avant de le dévaler pour l'attendre dehors. Et je me souviens avoir attendu longtemps. Vraiment longtemps. Au point d'en arriver à m'impatienter. Je sais que mon ainé n'est pas réputé pour sa ponctualité, mais j'étais déjà énervée par l'attitude puérile dont avait fait preuve Reda à l'Astre, alors il ne suffisait pas de grand-chose à mon sang pour affluer dans mes veines. J'étais prête à lui en toucher deux mots, mais pourtant, lorsqu'il est finalement apparu, seul sur le seuil du perron au beau milieu de la nuit, je me suis instantanément ravisée. La mâchoire soudainement crispée, l'expression sévère sur le visage, j'ai immédiatement deviné que quelque chose s'était passé là-haut. Même si je ne sais absolument pas quoi. Alors je n'ai pas insisté et me suis contentée de le suivre en silence pour le reste du trajet. Il n'est pas revenu sur cette histoire depuis, et même si je dois admettre ressentir de la curiosité, je n'ai pas cherché à lui tirer les vers du nez non plus entre-temps. Tant pis pour lui. Il aura manqué une occasion de revoir sa dulcinée.

  • Salam Aleykoum Hana ! déclare Anissa lorsque je m'approche.

Je lui adresse alors un sourire chaleureux avant de lui répondre.

  • Aleykoum Salam Anissa !
  • Tu as été plutôt rapide. Tu es venue en voiture ?

J'opine du chef.

Après mes cours à la faculté, je me suis en effet directement rendue à son lycée. J'avais prévu de garer mon véhicule à l'extrémité d'une des ruelles, mais je ne savais pas que son établissement était situé sur le montant d'une colline. Alors j'ai dû laisser ma Clio au pied de cette dernière, dans un petit parking payant, pour éviter les mauvaises surprises.

Je balaie d'un regard l'environnement qui m'entoure. En fait, je crois que je n'aurais jamais imaginé qu'un lycée puisse être situé dans un endroit aussi agréable, entouré de cerisiers fleurissant à l'extérieur et offrant une vue aussi magnifique sur le paysage montagneux.

  • Les sorties de cours doivent être agréables, ici... je murmure.
  • Oh que oui... me rétorque spontanément Anissa. Et encore, tu n'as pas vu les couchers de soleil !
  • Je n'attends que ça !

En parlant de cours, au même moment, la sonnerie annonçant la fin de l'heure retentit. Je jette un coup d'œil en direction d'Anissa qui me rend instantanément mon regard. Je sais qu'elle pense à ce que je pense. Qui dit fin de cours dit foule d'élèves impatients de sortir, agglutination devant la porte, et donc moment opportun pour interpeller une personne.

Je plisse alors des yeux pour tenter de repérer celle qui m'intéresse. Et je sais déjà que ça ne va pas être une mince affaire. Parce que je n'ai absolument aucune idée de ce à quoi elle peut ressembler. Je ne l'ai jamais vue, – pas même en photo –, alors la seule chose sur laquelle je peux m'appuyer en ce moment pour me débrouiller, c'est la description physique partielle qu'Anissa a tenté de me faire pour m'aider. Et ses prunelles aiguisées aussi. Après tout, Anissa a déjà eu l'occasion de lui parler par le passé. Espérons simplement qu'elle ne fuit pas en la découvrant de nouveau.

Les lycéens se précipitent vers la sortie en se bousculant les uns les autres, et je dois admettre que j'ai du mal à les distinguer sous cette agitation que même les surveillants peinent à freiner. La plupart d'entre-eux sont vêtus de manteaux en fourrure et d'écharpes en cachemire, – plutôt logique pour un mois de février –, confondant leurs silhouettes. Cependant, j'arrive tout de même à remarquer des gestes dans cette effervescence, et mon cœur fait soudain un bond. Parce que ces gestes me sont familiers. Trop familiers.

Deux jeunes filles sont en train de rabattre leur voile sur leurs cheveux tressés discrètement à l'arrière. Les joues rosées, elles ont l'air embarrassé et semblent s'empresser d'essayer de s'échapper, sous les yeux rivés et écarquillés de certains de leurs camarades et même de certains surveillants, qui les sondent comme des bêtes de foire. Et je ne peux m'empêcher de fulminer intérieurement. Parce que je ne connais que trop bien cette situation. Cette situation dans laquelle on se sent épié, jugé, pour la simple et unique raison que l'on a décidé de porter un foulard, et ce, même en respectant à la lettre le règlement imposé par l'établissement. Cette situation dans laquelle les seuls sentiments que l'on souhaite faire émerger dans notre esprit par ces jugements, c'est l'humiliation. Et la honte. La honte de ne pas vouloir se plier à la norme. La honte de vouloir afficher sa conviction. La honte de vouloir être soi-même.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer. Je sais que ça ne sert à rien de s'emporter. Après tout, cette situation fait maintenant partie de mon passé. Mais justement. Pour l'avoir vécue durant des années, je sais à quel point la honte peut s'instiller. Je sais à quel point elle peut nous faire flancher. Et je sais à quel point elle peut nous briser. Alors je prie seulement intérieurement pour que ces jeunes filles trouvent la force de ne pas se laisser consumer pour trouver la paix.

  • Hana !

La voix stridente d'Anissa m'arrache de mes pensées.

Elle a probablement remarqué mon inattention, et j'en profite alors pour reporter mon attention sur mon objectif principal. Les minutes s'écoulent, et l'établissement continue de se vider, sans la moindre trace de sa présence. Et je commence à me demander si elle ne s'est tout simplement pas absentée. C'est vrai. Après tout, même si Anissa m'a affirmé que les Terminales de sa section finissaient tous à dix-sept heures aujourd'hui, rien ne nous garantit qu'elle n'est pas tombée malade. Ou qu'elle a eu un contre-temps, l'empêchant de se pointer au lycée.

Je commence alors à perdre espoir et je m'apprête à proposer à Anissa d'en rester là, lorsque je la vois. Plutôt petite de taille, les cheveux blonds méchés aux racines ébène apparentes, les yeux bridés aux lentilles de contact translucides et le teint hâlé.

Pas de doute possible.

Cette fille est Eva.

Et je n'ai pas le temps de réaliser le mouvement de mes jambes que je m'empresse de la devancer pour l'intercepter.

* * *

  • Euh... il y a un problème ?

Plantée sur ses bottines à talons en cuir, Eva me fixe d'un air mi-décontenancé, mi-ahuri. Je profite alors de l'occasion pour la contempler plus attentivement. Elle porte un pull en tricot noir révélant une partie de son abdomen, ainsi qu'une jupe de la même couleur. L'ensemble se situe plutôt près de son corps, épousant parfaitement les formes de sa silhouette.

Il n'y a pas à dire, elle est jolie. Vraiment jolie. Avec son maquillage éclatant, elle paraît bien plus âgée que les lycéennes de sa génération, bien plus mature, et je comprends soudainement mieux pourquoi elle a éveillé la curiosité de Naïm.

  • Allô la Terre ? ajoute-t-elle alors, me ramenant par la même occasion à la réalité.

Je m'écarte alors d'un pas et lève les mains en l'air, en signe de reddition.

  • Excuse-moi, je ne voulais pas paraître impolie...
  • Eh ben, c'est un peu raté...

Je réprime un rire nerveux face à son insolence.

Je dois garder à l'esprit qu'elle reste une adolescente, après tout...

Eva continue cependant de m'observer d'un air incrédule, visiblement toujours aussi perdue.

  • Est-ce qu'on se connaît ? Tu as besoin d'argent ?
  • Quoi ?!

Mes joues s'empourprent instantanément.

Je n'arrive pas à croire que je puisse lui donner une telle impression.

  • Non ! je réplique alors. Pas du tout !

Elle laisse alors échapper un gloussement face à mon embarras, et je le lui rends spontanément.

Pour être honnête, je ne suis pas certaine de savoir comment interpréter sa réaction, ni quelle attitude adopter avec elle. Pourtant, elle ne semble pas déprécier ma présence pour autant. En fait, même si je ne la connais pas vraiment, je crois que je la trouverais presque sympathique. Tant mieux. Parce que ça risque de grandement me faciliter la tâche.

Je me pince l'arête du nez pour réfléchir un instant et m'apprête à répondre à sa question, lorsqu'une voix me coupe dans mon élan :

  • Hana ! s'écrie-t-elle.

Je reconnais Anissa qui se dirige vers moi.

Toute pantelante en arrivant à mon niveau, elle me gratifie alors d'un sourire, avant de s'abaisser légèrement pour récupérer son souffle. Elle s'est probablement ruée sur moi à la seconde où elle a remarqué la silhouette d'Eva.

  • Anissa ! je lui rétorque spontanément. Tu ne devrais pas te précipiter autant !
  • Je sais... murmure-t-elle entre deux expirations, mais je ne voulais surtout pas vous rater...

Je laisse échapper un soupir de frustration.

Je n'aime pas spécialement la voir se démener autant physiquement, surtout depuis qu'elle m'a parlé de ses problèmes de santé. Parce que même si je fais de mon mieux pour le masquer, et qu'elle tente régulièrement de me rassurer, je m'inquiète tout de même à son sujet.

  • C'est pas vrai !

La voix rauque d'Eva m'arrache soudainement à mes pensées.

Déconcertée, je reporte immédiatement mon attention sur elle, et je remarque alors que l'expression de son visage a brusquement changé. Les sourcils froncés, elle toise alors Anissa d'un regard sévère, avant de s'exclamer :

  • Encore toi !

Mince.

J'avais complètement oublié qu'elle s'était instinctivement braquée la dernière fois qu'elle avait croisé Anissa. Finalement, la tâche risque de s'avérer bien plus difficile à réaliser que je ne le pensais.

  • Tu n'as pas retenu la leçon, la dernière fois ?
  • Eva... lui rétorque Anissa d'un air compatissant.
  • Laisse-moi tranquille ! Je ne veux plus entendre parler de lui ! hurle-t-elle, furieuse.

Un silence s'ensuit.

Eva s'apprête alors à nous tourner les talons, lorsque j'agrippe son bras spontanément.

Surprise, elle se retourne avec une telle vigueur que ses cheveux manquent me fouetter le visage :

  • Quoi ?
  • Attends... je lui suggère alors. Laisse-moi au moins m'exprimer...
  • Non ! Je vous ai dit que je ne voulais plus en parler ! Tu n'obtiendras rien de moi non plus !

Je me pince la lèvre inférieure, frustrée.

  • Eva... je t'en supplie... c'est important...
  • Non !

Elle se dégage alors de mon étreinte pour mieux me faire face, avant de hurler :

  • C'est quoi votre problème, bon sang ?

Quoi ?

  • Vous travaillez pour le journal du lycée ? Vous cherchez le dernier potin tendance à vous mettre sous la dent ?

J'écarquille les prunelles, stupéfaite par sa réaction.

  • Mais pas du tout !
  • Alors pourquoi est-ce que vous vous obstinez à vouloir me parler de cette histoire alors que vous n'êtes en rien concernées ?!

Mon cœur fait un raté.

Je réalise que la méfiance dont fait preuve Eva à notre égard est tout à fait légitime. C'est vrai. Après tout, pourquoi est-ce qu'une jeune lycéenne aussi frêle et fragile souffrant probablement d'un syndrome post-traumatique accepterait de se livrer spontanément à deux inconnues dont elle ne connaît ni les intentions, ni les liens avec Naïm ? Ça n'aurait aucun sens... Ce serait même de l'inconscience pure et dure !

Face à mon mutisme, elle laisse alors échapper un rire sarcastique :

  • Voilà... je m'en doutais bien...

Non...

  • Vous n'êtes pas là pour les bonnes raisons...

Elle n'y est pas...

  • Maintenant, c'est la dernière fois que je vais vous le demander...

Elle se trompe complètement à notre sujet...

  • Foutez-moi la paix une bonne fois pour toutes, sinon j'appelle la police !

La gorge serrée et l'estomac noué, je fais de mon mieux pour masquer les frissons s'installant progressivement dans chaque parcelle de mon corps. Eva est effrayée. Je le comprends à la seconde où je pose mon regard sur le sien.

Et je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Parce qu'elle doit sûrement craindre les conséquences de cette discussion. Elle doit sûrement craindre que ses confessions puissent empirer sa situation.

Eva a souffert.

Et à cet instant précis, je suis la mieux placée pour tenter de comprendre ce qu'elle a pu traverser.

Alors sans même m'en rendre compte, je finis par lui déclarer :

  • Bien sûr que si, je suis concernée !
  • Quoi ?

Elle s'immobilise alors, comme pour me jauger, sans desserrer sa crispation.

Je profite de ce moment de répit pour prendre une profonde inspiration, avant de répéter plus calmement cette fois :

  • Je suis aussi concernée.

Je sens les prunelles d'Anissa se poser également sur moi d'un air dérouté.

  • Tu n'es pas la seule à qui Naïm s'en est pris... je rajoute alors.
  • Tu...

Eva essaie de rétorquer quelque chose, mais rien ne franchit le seuil de ses lèvres.

Je me contente alors d'opiner du chef discrètement, comme pour lui suggérer de ne pas en dire plus, et je poursuis :

  • Il m'a fait du mal aussi...

Là, je sens le visage d'Anissa se décomposer.

Et je comprends instantanément qu'elle a compris.

Elle a compris que l'inconnue agressée à Rosewood dont Yanis lui a fait le récit n'était en fait pas vraiment une inconnue, mais plutôt sa petite sœur. Et ça a l'air de la bouleverser.

  • Quand Naïm a commencé à me menacer, je n'ai d'abord rien dit. Je pensais que parler aggraverait les choses et je me suis donc convaincue que c'était une mauvaise idée...

Je serre les poings le long du corps.

  • Cependant, quand Anissa m'a révélé que je n'étais pas la seule à qui Naïm s'en était pris... j'ai su que je ne voulais plus me taire.

Eva écarquille les yeux d'un air abasourdi.

  • J'ai su que parler n'était plus une simple option, mais une véritable solution. C'est pour cette raison que j'ai besoin de toi, Eva... j'ai besoin de ton aide pour le faire condamner.

Lorsque j'achève cette phrase, Anissa lutte pour retenir ses larmes.

Eva, quant à elle, me considère un instant, avant de me questionner :

  • Qu'est-ce que tu attends de moi ?
  • J'ai besoin de ton témoignage en tant que preuve.

Elle continue de me fixer en silence, comme pour étudier ma proposition, avant de froncer les sourcils et de murmurer d'une voix chevrotante :

  • Non... je ne peux pas faire ça... c'est beaucoup trop...
  • Tu n'es pas obligée d'accepter maintenant ! je la coupe alors dans son élan.
  • Quoi ?
  • Je te demande juste de réfléchir à ma proposition !

Je sors alors un bout de papier de ma poche et le lui tends.

  • Qu'est-ce que c'est ?
  • Mon numéro de téléphone, si jamais tu changes d'avis...
  • Je n'en ai pas besoin... s'obstine-t-elle.
  • Je t'en supplie, Eva.

Cette fois, le ton que j'emploie est plus ferme.

Et elle semble l'avoir remarqué.

  • Je me suis confiée à toi sur mon agression, alors s'il-te-plaît, prends au moins mon numéro...
  • Quoi ?
  • Par respect pour ma confession...
  • Hana... murmure Anissa, l'air toujours aussi bouleversé.
  • Et surtout, garde en tête que ton témoignage pourrait sauver des vies, Eva...

Sur ces mots, elle grimace, avant de m'arracher finalement le bout de papier des doigts et de me tourner le dos, tout en marmonnant quelque chose entre ses dents. Et à cet instant, je prie intérieurement pour qu'elle revienne sur sa position.

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