Chapitre 30

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Hana

Les bras croisés, le visage fermé, Eva s'agite devant moi.

Finalement, après quelques jours de silence, elle a fini par me recontacter. Un court texto m'indiquant qu'elle avait finalement un petit moment à m'accorder pour m'aider. J'imagine que mes propos devant le lycée l'ont fait cogiter. Peut-être même culpabiliser.

Je me suis alors empressée de lui répondre et de lui donner rendez-vous dans un café, à Paris. Pas dans sa ville, ni dans la mienne. Comme ça, on évite la moindre rencontre qui pourrait la mettre mal à l'aise ainsi que la moindre oreille indiscrète.

L'arrivée d'un serveur me ramène soudainement à la réalité.

  • Qu'est-ce que je vous sers ? demande-t-il d'une voix suave.

À force de penser, j'ai oublié de réfléchir à ma commande.

J'attrape la carte en plastique disposée sur la table et la feuillette rapidement.

Mon regard se pose alors sur un fondant au chocolat parsemé de crème anglaise. Probablement très calorique, mais tant pis. J'indique au serveur mon choix, mais ce dernier fronce alors le nez.

  • Euh... juste pour vous préciser... la crème contient de l'alcool... bredouille-t-il.
  • Quoi ?

Je scrute la liste d'ingrédients à côté du dessert et remarque effectivement la mention de rhum.

Mince.

Je suis vraiment une idiote.

  • Après si vous le voulez quand même... je ne juge pas hein... ajoute-t-il, confus.
  • Non non, je rétorque alors. Je n'avais pas lu la liste. Merci de m'avoir avertie.

Un sourire se dessine au coin de sa lèvre.

  • Pas de quoi... Sinon, je peux toujours vous servir le fondant sans la crème...
  • Avec grand plaisir !

Il inscrit alors ma commande sur son bloc-notes avant d'interroger Eva, qui se contente de demander un simple thé à la camomille. Ce qui me fait encore plus culpabiliser de ma gourmandise.

Le serveur reprend ensuite le menu pour le ranger avant de quitter la table. J'en profite alors pour reporter mon attention sur Eva. Et je remarque qu'elle me dévisage de ses prunelles, un air sceptique plaqué sur le visage.

  • Qu'est-ce qu'il y a ? je lui demande alors, incrédule.
  • Rien... laisse tomber... me répond-elle.

Cependant, je vois bien à son expression que quelque chose la chiffonne.

  • J'ai quelque chose de coincé entre les dents, c'est ça ?

Elle se met alors à glousser nerveusement.

  • Non... ce n'est pas ça...
  • Alors quoi ? Tu peux être honnête, tu sais. Je ne suis pas quelqu'un de susceptible.

Eva se triture les mains d'un air penaud, avant de rétorquer :

  • J'ai seulement un peu de mal à comprendre...
  • Comprendre quoi ?
  • Ton voile... ta religion...

J'arque un sourcil.

  • Tu n'as pas le droit d'ingérer de l'alcool, c'est ça ?

J'opine du chef, sur la réserve.

  • Mais pourtant... tu as le droit de sortir avec un garçon ? Avec Naïm ?
  • Quoi ?

Je laisse échapper un cri de surprise.

Je crois qu'elle se méprend complètement sur ma relation avec Naïm.

  • Je ne suis pas sortie avec lui ! je rectifie alors, avec véhémence.
  • Quoi ?

Elle me fixe alors de ses yeux ronds, visiblement décontenancée.

  • Naïm n'est pas mon ex, Eva ! je surenchéris, pour être certaine d'être claire.
  • Mais pourtant, tu m'as dit qu'il t'avait fait du mal à toi aussi...

Je vois bien à son expression qu'elle est bouleversée.

Elle s'attendait peut-être à discuter avec une ex pour pouvoir mieux se confier sur ce qu'elle a traversé. J'ai l'impression de la trahir, à cet instant précis, même si je sais que je n'ai pourtant rien fait.

  • Oui, il m'a fait du mal... je reprends. Il m'a giflé, avant d'essayer de retirer mon voile...
  • C'est tout ?

La réaction d'Eva me prend de court.

  • Comment ça, c'est tout ? C'est déjà énorme, pour moi.

Elle lève alors les mains en l'air, en signe de reddition.

  • Pardon, je ne voulais pas être maladroite...

Pas de problème.

On va mettre ça sur le compte de son jeune âge.

  • C'est juste que je m'attendais à ce qu'il ait été plus loin... un peu comme moi...

Sur ces mots, ma gorge se serre.

Je ne sais pas ce qu'Eva entend par aller plus loin, mais je sens que ça ne va pas me plaire.

  • Qu'est-ce que tu veux dire ?

Mais cette fois, Eva ne me répond pas.

J'essaie alors d'accrocher son regard, mais elle évite spontanément mes yeux, comme si elle avait honte de ce qu'elle s'apprêtait à me révéler.

  • Qu'est-ce qu'il t'a fait, Eva ?

Elle s'apprête à ouvrir la bouche, mais elle est brusquement interrompue par l'arrivée du serveur.

Il dépose chacune de nos commandes rapidement, visiblement confus d'avoir entrecoupé notre échange, avant de détaler à toute vitesse et de me laisser me recentrer sur Eva.

Cette dernière avale alors une gorgée de son thé, avant de le reposer et de murmurer :

  • Tout a commencé l'année dernière...

Je prête l'oreille, attentive.

  • L'espace fumeur du lycée se trouvait à l'extérieur, alors il m'arrivait parfois de sortir devant la grille pour vapoter... c'est là-bas que je l'ai rencontré.
  • Pourquoi est-ce qu'il traînait devant un lycée ?

Eva hausse les épaules nonchalamment.

  • Je ne sais pas trop... il m'a dit qu'il s'ennuyait...

Mais oui, bien sûr.

  • Il a commencé à me parler, alors très vite, on s'est lié d'amitié. Naïm était ce garçon sociable, et en même temps mystérieux... il était tellement intéressant, avec ses nombreuses anecdotes, je pouvais l'écouter pendant des heures...

J'ai l'impression qu'on parle de deux personnes complètement différentes.

  • Il me disait qu'il me trouvait très mature pour mon âge, alors forcément, je me sentais flattée... je me sentais désirée...
  • Alors tu as fini par sortir avec lui ?

Elle s'arrête un instant, avant d'acquiescer.

  • Au début, tout se passait bien... il était patient et conciliant...

Elle laisse alors échapper un soupir et ajoute :

  • Tu sais, Naïm était mon premier copain...

Elle dit ça comme si elle ressentait le besoin de se justifier.

Je ne sais pas si c'est l'impression que je lui ai donnée, mais pourtant, je ne me permettrais pas de la juger.

Certes, j'ai tendance à me montrer assez subjective lorsqu'on parle de Naïm. J'ai d'ailleurs reproché à plusieurs reprises à mon aîné de ne pas avoir été capable de remarquer qu'il n'était pas vraiment fréquentable.

Mais depuis les événements qui se sont enchaînés, j'ai réalisé que reprocher à quelqu'un sa naïveté, c'était lui faire porter une partie de la responsabilité.

Alors même si Eva s'est montrée très candide en décidant de fréquenter délibérément Naïm, je refuse de le lui reprocher. Je refuse d'incriminer une victime, peu importe la situation.

  • Mais petit à petit, il devenait de plus en plus impatient...
  • Qu'est-ce que tu veux dire ?

Sa main se met à trembler.

Je l'attrape vivement pour la caresser.

  • Un jour, il m'a demandé d'aller chez lui...

Je crois que le pire, c'est que ça ne m'étonne même pas.

  • C'était en plein après-midi, les rues étaient vides car tout le monde était à l'école ou travaillait... j'étais venue dans l'idée de grignoter tout en regardant un film... passer un bon moment quoi... sauf que ça ne s'est pas passée comme ça.

Je resserre mon étreinte autour de ses doigts.

  • Naïm a allumé la TV pour mettre un semblant de fond sonore, mais ce n'est pas ça qu'il attendait...

Sa voix se fait de plus en plus cassée.

Je relève la tête dans sa direction et je remarque alors que des larmes se sont formées aux creux de ses paupières.

  • Il m'a d'abord embrassée... avant d'essayer de retirer mon haut...

Je réprime un haut-le-cœur .

  • Je ne voulais pas le laisser faire, alors j'ai essayé de l'en empêcher... c'est à ce moment-là qu'il a dit que c'était de ma faute, que je l'avais provoqué avec mon attitude et qu'il était frustré...

Quel manipulateur.

  • Alors j'ai... j'ai...

Elle peine de plus en plus à respirer.

J'ai l'impression qu'elle lutte pour contenir ses sanglots.

  • J'ai fini par accepter...

Sur ces mots, elle fond alors en larmes et je m'empresse de me lever pour la prendre dans mes bras.

  • Je me suis sentie si sale...
  • Eva... je lui susurre, ce n'est pas de ta faute... tu n'as rien fait de mal...

Elle s'agrippe à mon haut tout en étouffant au maximum ses sanglots, sous les regards indiscrets de certains clients.

J'enroule un peu plus mes bras autour d'elle pour diminuer ses frissonnements, tout en continuant de tenter de la faire déculpabiliser avec mes propos. J'ai de la peine pour elle. Beaucoup de peine. Personne ne mérite de subir un tel traitement. Encore moins une jeune adulte en pleine construction comme Eva, qui devra vivre avec ce traumatisme pour le restant de sa vie.

* * *

J'attrape mon ballon de basket et je le glisse dans mon tote bag. Aujourd'hui, j'ai décidé de me rendre de nouveau à Rosewood. Cela doit faire au moins une demi-année que je n'y ai pas remis les pieds. Depuis mon match avec Reda, en fait. Je me rappelle encore de la manière dont mes mauvais souvenirs au club étaient revenus hanter mon esprit, m'obligeant à me raviser à chaque fois que j'avais envie de retenter l'expérience.

Mais aujourd'hui, c'est terminé.

Aujourd'hui, j'ai décidé qu'il était temps pour moi d'avancer.

Dribbles, changements de main et tirs, j'enchaîne les petits exercices individuels qu'on m'avait enseigné au club depuis plus d'une heure maintenant, et je suis soulagée de constater que mon niveau n'a pas tellement diminué. J'étais pourtant persuadée que j'allais devoir redoubler d'efforts pour le récupérer, mais il faut croire qu'à l'instar du vélo, le basket ne s'oublie jamais.

Pour être honnête, je m'émeus un peu à cette pensée. Je ne sais pas si c'est la nostalgie qui me monte soudain à la tête, mais je commence alors à me dire que ce sport me manque. Je ne parle évidemment pas de l'aspect compétitif. Je ne regretterai jamais de ne pas m'être présentée aux régionales à cause de mon voile, par exemple.

Je parle plutôt de la joie que me procure le simple fait de toucher un ballon. Cette sensation que j'éprouve à chaque panier marqué, à chaque dribble réussi... C'est une satisfaction que je ne retrouve nulle part ailleurs. Et la perspective de m'en être privée durant tout ce temps à cause des conséquences de mes croyances limitantes sur ma taille me donne envie d'exploser.

C'est décidé, dès que j'en ai l'opportunité, je me réinscris dans un club.

On peut dire que l'agression de Naïm aura eu au moins un effet positif dans ma vie.

Je me redresse pour éponger les gouttes de sueur logées sur mon front. En parlant de Naïm, je dois admettre que je me sens déroutée par mon absence de réaction.

C'est vrai.

En revenant à Rosewood, c'est-à-dire sur le lieu de mon agression, j'étais persuadée de finir par me laisser envahir par les émotions et vouloir rebrousser chemin. Mais il n'en est rien. Au contraire. En fait, je me sens plutôt fière d'avoir réussi à dépasser mes appréhensions pour franchir ce cap. Je sais maintenant que Naïm ne m'empêchera plus de reprendre ma vie, et à moins de le croiser par hasard en face-à-face, j'ai décidé d'arrêter définitivement de songer à lui.

Le bruit de craquement d'une brindille me ramène cependant à la réalité.

Un pas.

Quelqu'un est là.

Alors sans même le réaliser, mes jambes se meuvent spontanément pour diriger mon corps à l'abri de tout regard indiscret, et surtout de tout danger. Mais lorsque je m'échappe enfin de ma transe, je prends conscience du lieu exact dans lequel je me situe. Et je réprime instantanément un haut-le-cœur.

Le tronc. Le tronc du chêne sur lequel Naïm m'a projetée. Avant de me claquer. Et de tenter de l'arracher. Mon voile.

Oh mon dieu.

Une bouffée de chaleur envahit mon corps. Toutes les images de cet épisode se mettent à traverser de nouveau mon esprit. Je réalise alors que si mon précédent entraînement de basket s'était aussi bien déroulé, c'était surtout parce que je n'étais pas vraiment située à l'endroit exact de mon agression. Et forcément, rien sur le terrain même de Rosewood ne pouvait m'y faire repenser.

Les bruits de pas se font de plus en plus fracassants. Je m'agrippe fermement à l'écorce râpeuse du tronc d'arbre, tout en tentant de limiter ma respiration pour éviter de me faire repérer. Naïm s'est littéralement fait arranger le portrait par mon grand frère. Alors à moins qu'il soit suicidaire, la perspective qu'il puisse de nouveau avoir envie de mettre les pieds dans cet endroit, en sachant pertinemment qu'il fait partie des lieux préférés de Yanis, me paraît tout bonnement invraisemblable. Je le sais. Et pourtant, une partie de mon esprit ne peut s'empêcher de penser que je ne suis pas souvent gâtée, et qu'une infime chance que ce soit lui n'est malheureusement pas à écarter.

Oh mon dieu.

Je n'aurais vraiment pas dû parler aussi vite.

Je m'arrête alors un instant, comme pour réfléchir calmement, avant de prendre une décision. Peu importe l'identité de la personne qui s'approche, si je veux pouvoir m'éclipser, je dois quand même être capable de la sonder.

Alors malgré mon pouls accéléré, ma respiration saccadée, mes prunelles embrumées, je décide de me pencher pour la discerner. Et je la reconnais.

Pas la silhouette de Naïm, non.

Mais celle de Reda.

Et j'expire tout l'air que j'avais péniblement conservé.

Parce que je me sens instantanément soulagée. Et surtout en sécurité.

* * *

Debout, derrière le chêne, je prends le temps de l'observer. Et Dieu merci, malgré mon manque de discrétion, il ne m'a toujours pas remarquée. Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de lui reparler, depuis notre petit accrochage, et même si je dois admettre que ce n'est pas l'envie qui m'en manque, je conserve encore suffisamment de fierté pour réprimer mon désir de le questionner. À la fois sur sa discussion avec Yanis, mais aussi sur la raison de sa présence ici. Après tout, il ne porte pas de tenue de sport et ne possède pas non plus de ballon. Alors je doute qu'il soit venu ici dans le but de s'entraîner.

Je plisse des yeux pour lutter face à la lumière ardente du soleil. Son visage m'apparaît en contre-jour, mais j'arrive tout de même à déceler les mouvements de ses membres. Et je le vois soudainement s'abaisser vers le sol boueux sans ciller, avant de se mettre à creuser.

Mais qu'est-ce que cet idiot fabrique, bon sang ?

Il continue cependant d'approfondir sa cavité durant quelques secondes, avant d'en ressortir une sacoche en cuir toute élimée. Et mon cœur fait un bond. Parce que je la reconnais instantanément. C'est la sacoche de Yanis. Et je me souviens parfaitement ce qu'il m'avait pourtant affirmé en début d'année. Comme quoi il l'avait malencontreusement égarée sans faire exprès.

Je serre le poing le long de mon corps. Je ne sais pas exactement ce qu'il se trame, mais mon intuition me murmure que ce n'est pas une chose qui soit susceptible de me plaire.

Reda s'empresse de reboucher le trou qu'il a formé à l'aide de son pied, puis il reporte de nouveau son attention sur la besace. Il l'ouvre alors, pour en sortir une enveloppe blanche toute froissée. Mais surtout légèrement cabossée. Et je devine alors instantanément ce qu'elle contient.

Une liasse de billets.

L'argent du prêt.

Reda avait effectivement mentionné qu'il souhaitait s'occuper de rendre l'argent de mon ainé à Naïm, pendant que nous nous concentrions sur les informations des victimes, mais je ne pensais pas qu'il avait carrément connaissance de l'emplacement exact de sa cachette. Cela signifie que Yanis doit lui faire sacrément confiance, et je ne peux m'empêcher de m'inquiéter. Pas parce qu'il s'est confié à Reda, non, – je n'aurais pas développé de sentiments pour lui si je ne lui faisais moi-même pas confiance –, mais justement parce que j'angoisse de plus en plus quant à la raison pour laquelle mon frère s'est montré si distant après être sorti de son appartement. J'ignore ce qu'il s'est réellement passé entre eux, mais vu l'expression déterminée que le visage de Reda arbore, je pense que peu importe leur antécédent, il reste prêt à tout pour honorer sa promesse jusqu'au bout. Quitte à aller rejoindre Naïm seul, sans préparation. Quitte à perdre tout.

Et il est absolument hors de question pour moi que je reste ainsi positionnée, les bras croisés, à l'observer se jeter stupidement dans la gueule du loup. Parce que peu importe ce que Naïm lui a promis lors d'un potentiel marché, je suis la mieux placée pour savoir à quel point cet homme n'est pas fiable. Bien au contraire. Il est probablement la personne la plus déloyale que je connaisse.

Alors lorsque Reda se met à tourner les talons pour se diriger vers la sortie du terrain, je me précipite spontanément pour lui emboîter le pas, et je me surprends à prendre quelqu'un en filature pour la première fois.

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