Chapitre 34
Hana
Après avoir emboîté le pas à Véronika en direction de la salle de réveil, j'ai finalement décidé de la laisser rejoindre Reda seule. La salle étant très petite, en plus d'être extrêmement lumineuse à cause des néons situés au plafond, je ne souhaitais pas les déranger et encore moins perturber leur intimité.
Assise sur un petit tabouret noir que j'ai déniché hasardément, je ne cesse donc de triturer mes mains, de l'autre côté du rideau. Même si je sais que Reda est maintenant hors de danger, je ne peux m'empêcher de rester inquiète pour lui, et je crois que cette inquiétude ne disparaîtra pas tant que je ne l'aurai pas revu de mes propres yeux.
Le bruit d'une gifle m'arrache soudainement de mes pensées.
- Espèce d'imbécile !
Je reconnais instantanément la voix grave de Véronika.
- Hé ! Vé ! lui rétorque spontanément Reda. Je te rappelle que je suis blessé !
- Pas assez pour agir de manière sensée, visiblement !
Je me redresse discrètement pour essayer de me rapprocher et mieux écouter.
Les bras croisés, la silhouette ombrée de Véronika semble crispée de l'autre côté du rideau.
- Quand je t'ai dit de tout faire pour la récupérer, souffle-t-elle, c'était une image...
Mon cœur fait un bond.
Pas de doute possible, elle est en train de parler de moi.
Et j'ai du mal à imaginer que Reda ait été capable de me mentionner devant Véronika.
- Je ne t'ai pas demandé de te jeter comme un idiot dans la gueule du loup !
- Comme si j'avais eu le choix !
- On a toujours le choix, Reda !
Un silence s'ensuit.
Un court silence suffisant néanmoins à installer une atmosphère pesante dans la pièce.
Frustrée par l'impossibilité de distinguer précisément leurs mouvements, je décide donc de m'approcher encore, et même si toutes les raisons du monde me poussent à me rétracter, je ne peux m'empêcher de tirer légèrement le rideau pour les observer. Mais je réprime instantanément un cri de surprise face à ce que je constate.
- Tu n'as pas la moindre idée de ce que j'ai ressenti, Reda...
Véronika se tient debout, immobile, près du lit de Reda.
Les membres frissonnants, les joues inondées de larmes, elle le toise minutieusement.
- Tu n'as pas la moindre idée de ce que ça m'a fait, quand j'ai reçu cet appel...
- Véronika...
- Je me suis sentie si fautive...
C'est la première fois que je la vois aussi bouleversée.
Elle qui semble si forte de caractère à l'origine, si fière, si invulnérable... je dois admettre que je suis complètement déroutée par cette réalité.
- J'ai eu l'impression que j'étais celle qui t'avais précipité dans le couloir de la mort...
Je me pince la lèvre inférieure.
Je ne sais pas exactement de quoi Véronika est en train de parler, mais une chose est certaine, c'est qu'elle est en train de culpabiliser. Et ça me brise le cœur de ne pas pouvoir la réconforter.
- Mais tu n'as rien fait, Véronika ! rétorque cependant Reda avec fiel.
Je plisse des yeux pour tenter de déceler sa silhouette.
Mais l'espace que j'ai créé en tirant discrètement le rideau reste étroit, alors j'ai du mal à la distinguer. Tout ce que je suis capable d'entrevoir, ce sont des câbles entrêmelés de part et d'autre de son lit, en provenance de différents appareils.
- Tu ne comprends pas, Reda ! s'exclame alors Véronika.
- Quoi ?
- Ta mère... Reda... elle compte tellement sur moi pour veiller sur toi...
- Vé...
Sur ces mots, Véronika éclate de nouveau en sanglots.
Elle plonge alors son visage dans le creux de ses mains, comme pour le cacher, tout en marmonnant d'une voix chevrotante :
- Qu'est-ce que je lui aurais dit... si tu ne t'en étais pas sorti... elle qui m'a tout donné...
- Mais je m'en suis sorti ! réplique cependant Reda. Je vais bien !
Sur ces mots, je réprime un rire nerveux.
Je crois que Reda ne se souvient pas qu'il était pourtant prêt à tout abandonner, à ce moment-là.
- Même... murmure alors Véronika. Je ne le supporterai pas deux fois, Reda...
- Quoi ?
- S'il-te-plaît, promets-moi que tu ne recommenceras pas... jamais.
Elle insiste particulièrement sur ce dernier mot.
En constatant l'expression qu'arbore le visage de Véronika, Reda se passe alors la main dans les cheveux, visiblement confus.
- Je suis désolé, Véronika...
Mais elle ne réagit pas.
- Tu as raison, j'ai agi égoïstement...
Au moins, il le reconnaît.
- Je n'ai pas été capable de réaliser l'ampleur des conséquences de mes actes avant maintenant...
- Reda...
- Mais j'ai fini par réaliser à quel point j'avais mal agi... J'ai fini par réaliser que se sacrifier n'avait absolument rien d'héroïque...
Elle hoche légèrement la tête pour acquiescer.
- Mais surtout... j'ai réalisé que j'avais encore des choses accomplir ici-bas, et que je ne voulais plus perdre inutilement mon temps à réfléchir à ce qui était fait ou non pour moi...
- Reda...
- Alors oui, je ne recommencerai pas... je t'en fais la promesse, Véronika.
Les larmes aux yeux malgré moi, je continue d'écouter attentivement le monologue de Reda.
La perspective qu'il ait été capable de reconnaître ses manquements et qu'il ait retrouvé cette ardeur qui le caractérisait autant me donne juste envie de le prendre dans mes bras. Mais je lutte intérieurement pour me contenir. Je tourne le dos au rideau qui nous sépare et je lutte pour réprimer mes passions. Et alors dans un effort incommensurable, je me relève du tabouret pour les laisser.
Sauf qu'au même moment, une infimière à l'air complètement débordé me fonce dessus.
Et je n'ai pas le temps de le réaliser que je me retrouve de l'autre côté du rideau, affalée sur tout un tas de draps, une main familière adossée contre la ridelle du lit pour empêcher ma tête de basculer en bas. La main de Reda.
* * *
- Hana ? s'écrivent en même temps Reda et Véronika, à la fois surpris et déroutés.
Complètement sonnée par ma chute, je ne réponds cependant pas immédiatement.
Il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits, mais lorsque je possède enfin suffisamment de présence d'esprit pour relever la tête, je constate que Reda continue de me fixer, les prunelles écarquillées. Je baisse alors les yeux, et je réalise alors que je suis toujours encerclée par ses bras.
- Oh mon Dieu ! je m'écrie, confuse. Je suis désolée !
Je m'empresse de me redresser légèrement, tout en espérant sincèrement ne pas l'avoir blessé. Sérieusement, il ne manquerait plus que j'empire son état.
Mais vu l'expression que son visage arbore, je devine que le poids de mon corps n'est pas le sujet qui semble le plus l'importuner.
- Hana... murmure-t-il alors, qu'est-ce que...
Il est si proche de moi que je n'arrive plus à m'exprimer.
- Je...
- Hana, tu tombes bien...
Je relève la tête en direction de Véronika.
Elle a profité de mon inattention pour essuyer ses larmes, mais ses yeux rouges la trahissent.
- J'ai justement un appel à passer, alors je compte sur toi pour prendre la relève avec Reda.
J'acquiesce alors timidement et elle s'éclipse instantanément.
Puis un court silence s'ensuit.
Je reporte mon attention sur Reda, qui me dévisage intensément. Ses bras enveloppent toujours l'espace autour de ma taille, comme pour me protéger, malgré les multiples câbles qui lui sont rattachés. Et ce simple geste d'attention suffit à me faire de nouveau pleurer.
- Hana... souffle-t-il alors, l'air bouleversé. Pourquoi est-ce que tu pleures ?
Mais je ne lui réponds pas.
Je ne lui réponds pas parce que je ne réalise pas qu'il est vivant.
Qu'il se tient devant moi, adossé contre l'oreiller de son lit, comme si de rien n'était.
Comme s'il ne venait pas de se faire tirer dessus, quelques heures plus tôt, et qu'il était prêt à tout abandonner.
À m'abandonner.
Alors qu'il m'a avoué qu'il m'aimait.
Sans m'en rendre compte, mes larmes inondent mes joues. Je ne sais pas si ce sont des larmes de peine à l'idée qu'il ait voulu laisser tomber, ou encore de joie parce qu'il s'en est tout de même sorti... Mais une chose est certaine, c'est que Reda ne semble vraiment pas les apprécier.
- Hana, s'il-te-plaît... arrête de pleurer...
Plus facile à dire qu'à faire.
- Je déteste te voir comme ça...
Mon cœur se serre.
Parce que sa remarque me touche tellement.
Cette fois, il n'essaie pas de me dissuader de pleurer en insérant une énième blague sur les soldats, ou en me taquinant. Il essaie de m'en dissuader parce qu'il n'aime pas ça. C'est la première fois qu'il fait preuve d'autant de sincérité avec moi, et je n'ai qu'une envie, c'est de me jeter dans ses bras.
Je relève la tête pour soutenir son regard. Il a les mains levées, prêt à passer ses pouces sur mes joues pour en essuyer le chagrin, mais même si j'en ai terriblement envie, je m'efforce instantanément de reculer avant de me redresser et de m'extirper pour de bon de son lit.
- On... on ne peut pas... je murmure alors d'une voix cassée.
Mais il ne réagit pas.
Je lui tourne alors le dos, incapable de déceler son expression, et profite de cet instant pour étirer davantage le rideau vers moi, afin que la pièce reste ouverte. Parce que même si ça m'ennuie de l'admettre, je dois avouer que je ne me fais vraiment pas confiance lorsque je suis seule en présence de Reda.
Je prends ensuite une profonde inspiration pour me calmer, avant de me retourner.
- Sinon, à part ça... est-ce que ça va ?
Il me dévisage un instant, incrédule, avant de me décocher un sourire.
- Oui, ça va. Je viens de passer quatre heures au bloc, mais mis à part ça, je vais bien.
Je roule des yeux face à son sarcasme.
- Pardon, c'était peut-être encore trop tôt...
Je le gratifie alors à mon tour d'un sourire.
- Visiblement, tu n'as pas perdu ton humour, alors j'imagine que ça va !
Il se met alors à ricaner et j'entremêle mon rire au sien.
Je sais qu'il l'a fait exprès pour détendre l'atmosphère. Je le sais parce que sa capacité à me rassurer dans les moments les plus intenses fait partie des raisons pour lesquelles je suis tombée amoureuse de lui.
Le son d'une notification me ramène cependant rapidement à la réalité.
J'attrape mon portable et je remarque alors deux messages en provenance de mon grand frère. Il m'indique qu'il a croisé Véronika, sur le trajet, et qu'elle s'est empressée de l'informer sur l'état de Reda. Le médecin lui a confimé que ce dernier s'était stabilisé, mais qu'il lui faudrait du temps pour récupérer. Alors il a décidé d'annuler sa visite pour éviter de le déranger.
Je continue de lire attentivement les excuses utilisées par mon aîné pour ne pas le visiter, et je ne peux m'empêcher de rester sceptique. Parce que mon intuition me susurre que son absence n'est en réalité pas vraiment liée aux conseils du médecin, mais plutôt à l'altercation qu'ils ont eu l'autre soir à l'appartement.
- Est-ce que ça va ? me demande Reda.
Il doit probablement avoir remarqué l'inquiétude qui s'est dessinée sur mon visage pour me poser une telle question. Je relève ma tête pour soutenir son regard, et je constate alors que son expression a brusquement changé. Reda est intrigué. Il veut connaître l'identité de la personne qui m'a contactée, mais il a probablement trop de fierté pour me le demander. Ou bien il ne veut pas passer pour le jaloux excessif. Peu importe, parce que dans les deux cas, ça me rend heureuse.
- Qu'est-ce qui s'est passé, ce soir-là ? je l'interroge alors.
- Quoi ?
Il me fixe, dérouté.
- Pourquoi est-ce que tu t'es disputé avec mon frère, Reda ?
Un silence s'ensuit.
Je crois qu'il ne s'attendait pas à ce que j'aborde ce sujet.
- Est-ce qu'on est vraiment obligé d'en discuter ? rouspète-t-il, visiblement gêné.
- S'il-te-plaît, c'est important pour moi.
- Bon sang...
Même s'il n'a pas l'air enjoué à l'idée d'en parler, il finit par plier.
Il laisse alors échapper un soupir de frustration, passe sa main dans ses cheveux, puis reporte son attention sur moi, avant de me lâcher :
- C'est à cause de toi, Hana.
- Pardon ?
Mon estomac se noue.
Je prie intérieurement pour avoir simplement mal écouté.
Sauf que le visage de Reda ne se décrispe pas.
- C'est parce que Yanis a découvert que j'avais des sentiments pour toi, Hana...
- Quoi ?
Cette fois, ce sont tous les membres de mon corps qui se raidissent.
Je crois que je m'attendais absolument à tout, sauf à ça.
- Tu as parlé à mon frère de tes sentiments pour moi ?
Mais il s'empresse de nier de la tête.
- Non, bien sûr que non, je t'ai dit que je n'étais pas prêt à les assumer...
Ouf.
Je crois que je ne suis pas encore prête à les révéler à Yanis non plus.
- Mais malgré toute ma bonne volonté pour les réprimer, Yanis a quand même deviné.
Il n'a vraiment pas dû être discret.
S'il y a bien une personne à qui on peut tout occulter, c'est Yanis.
- Et avec tout ce contexte avec Naïm, il ne l'a pas vraiment bien digéré...
Oui, c'est logique.
Apprendre que ses deux meilleurs amis entretenaient des vues sur sa cadette n'a pas dû être évident à accepter pour mon ainé. Alors je comprends mieux sa réaction.
- Alors il m'a demandé de ne plus l'approcher...
- Quoi ?
L'expression de Reda est empreinte de tristesse, comme s'il regrettait presque de ne pas avoir été capable de masquer ses sentiments. Et ça me peine de le voir comme ça. Ça me peine de réaliser qu'indirectement, je suis celle à l'origine de tout ce conflit là.
Alors j'essaie tant bien que mal de tempérer :
- Reda... je lui susurre délicatement, tu sais bien qu'il a seulement dit ça sous le coup de la colère...
Mais il ne semble pas vraiment convaincu par ma tentative.
- Je ne sais pas, Hana...
- Quoi ?
- Il avait l'air tellement déçu... Je ne pense pas qu'il plaisantait...
Il se méprend complètement.
Il faut simplement du temps à mon aîné pour digérer la nouvelle.
- Alors qu'est-ce que tu vas faire ? je lui demande.
- Quoi ?
- Tu veux m'épouser, oui ou non ?
Sur ces mots, ses joues s'empourprent.
- Quoi ? Bien sûr que oui, Hana... bredouille-t-il, gêné.
- Alors sois un homme, bon sang.
- Quoi ?
- Si tu m'aimes vraiment, Reda, prouve-le moi. Règle tout ça. Parce que sinon, je te garantie qu'absolument rien ne se passera entre toi et moi.
Il me dévisage d'un air penaud.
- Hana...
- Je t'ai déjà dit à quel point je ne supportais pas les menteurs ?
Il acquiesce alors.
- Eh bien je peux te dire que c'est encore pire avec les beaux parleurs !
Sur ces mots, je m'empresse de lui tourner le dos et de quitter la pièce, avant même qu'il n'ait le temps de répliquer, tout en priant intérieurement pour qu'il applique réellement ce que je viens de lui conseiller.
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