Chapitre 38
Hana
La vie de jeunes mariés est plutôt déconcertante.
Non pas que je sois déçue ou que je regrette ma décision, – avec Reda tout se passe très bien. Disons simplement qu'elle est loin de ressembler à celle que j'ai pu imaginer par le passé.
Honnêtement, je pense que le fait que nous vivions séparément contribue grandement à cette confusion. Les premiers jours après notre union se sont merveilleusement bien déroulés. Nous avons passé la majeure partie de notre temps ensemble à visiter des endroits cultes de Paris pour nous détendre et nous ressourcer.
Ensuite, le retour à la vie quotidienne est arrivé et l'adrénaline est retombée.
Toute l'assurance que j'avais gagné depuis notre cérémonie s'est brutalement évaporée.
Alors une distance s'est créée.
Un éloignement que j'ai probablement moi-même provoqué contre mon gré.
Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je ne me sens plus aussi à l'aise qu'avant aux côtés de Reda. Je ne parle pas de doutes, d'insécurités ou encore de manque de communication. Je parle plutôt d'une gêne liée à notre intimité physique. Certes, dans la mesure où je n'ai jamais eu de copain avant d'épouser Reda, j'ai toujours su qu'il me faudrait du temps pour m'y accoutumer. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous n'avons pas consommé notre mariage. Mais durant nos sorties à Paris, je n'ai pas eu de mal à établir de contact. Reda m'a pris la main à plusieurs reprises par exemple, notamment lors des mouvements de foule au musée du Louvres, ce qui ne m'a pas du tout dérangée, – au contraire.
Pourtant, à l'heure actuelle, la simple idée d'entremêler de nouveau mes doigts aux siens me paraît juste insensée. Et même s'il ne me reproche rien, un sentiment de honte me ronge parce que je me sens coupable de le priver de cette complicité méritée.
Plantée sur le seuil de son appartement, je prends une profonde inspiration pour me calmer. En ce samedi ensoleillé, Reda m'a invitée à passer l'après-midi chez lui. Au programme, visionnage de nos séries préférées et petit goûter. Rien d'extraordinaire, en somme. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de ressentir de l'anxiété.
Je toque à la porte et il m'ouvre spontanément, comme s'il était déjà caché derrière.
- Salut princesse, s'exclame-t-il avec assurance.
- Salut, je lui réponds timidement en lui tendant une boîte de pâtisseries.
Son sourire s'élargit progressivement à la vue des desserts.
- C'est toi qui les as faits ? me demande-t-il, intrigué.
- Quelle question ! je rétorque en roulant des yeux.
- Incroyable ! s'écrie-t-il alors tout en m'intimant d'entrer.
J'obtempère sans relever sa réaction.
Même si pour être tout à fait franche, elle me fait très plaisir.
C'est juste que je n'aime pas le lui montrer.
- Mets-toi à l'aise, je vais mettre ça de côté, déclare-t-il en se dirigeant vers la cuisine.
Je retire alors ma veste en jean puis mon voile tout en prenant soin de redresser certaines mèches de mes cheveux. Ça m'ennuie de l'admettre, mais je veux vraiment rester séduisante à ses yeux.
Lorsque Reda réapparaît, je remarque que des miettes de pâtisseries se sont logées autour de sa bouche. Je fais mine de froncer les sourcils :
- Hé ! Mais je rêve ! Tu as goûté sans m'attendre !
- Hein ? De quoi tu parles ? réplique-t-il en jouant l'ignorant.
- Reda ! On avait dit à l'heure du goûter, pas avant !
Il se met alors à rire, avant de s'approcher.
- Désolé, désolé... C'était juste trop tentant...
Je croise les bras, faisant mine d'être contrariée, avant de murmurer :
- Mouais... j'espère au moins que ça en valait le coup...
- Complètement, c'était dé-li-cieux, insiste-t-il.
- Tant mieux, alors...
Je m'apprête à lui tourner le dos lorsqu'il attrape ma tête pour déposer un baiser furtif sur mon front.
- Merci, princesse.
Je n'ai alors pas le temps de réaliser afin de riposter qu'il a déjà disparu dans le salon pour allumer la télévision. Mes joues sont en feu, mon cœur en tachychardie et je n'ai qu'une envie, c'est de le tuer pour réussir à me procurer un tel effet.
* * *
L'après-midi file à toute allure.
Les épisodes de Prison Break se sont enchaînés sans qu'on ne voit le temps passer, les seules pauses que nous nous sommes octroyées étant liées aux prières obligatoires, si bien que nous n'avons même pas réalisé qu'il est déjà presque l'heure de dîner. Bon, tant pis pour le goûter.
- Tu as faim ? me demande Reda tout en se redressant du canapé.
- Un peu... et toi ?
- Oui, j'ai la dalle.
Je grimace face à sa remarque.
- Tu veux commander quelque chose ? je lui demande alors.
- Non, attends... je dois avoir des restes dans le frigo.
Il se relève alors complètement pour rejoindre la cuisine.
De mon côté, j'attrape mon portable et constate que Yanis a essayé de me joindre plusieurs fois. En même temps, je lui avais dit que je serais là avant le dîner, alors il doit être inquiet. Je lui envoie un texto pour le rassurer et pour lui expliquer que finalement je vais rester encore un peu chez Reda.
- Une pizza, ça te va ? me questionne Reda en me tirant de mes pensées.
- Oui, c'est parfait.
- Ok, je nous prépare ça.
Il disparaît de nouveau et revient quelques minutes plus tard, les restes en main. Je vois qu'en plus de la pizza, il porte un pot de crème glacée à la vanille sur son avant-bras. Mon arôme préféré.
- Tu as souvent de la glace ? je le questionne, curieuse.
- Non, j'en mange jamais. Mais je me suis dit que ça te ferait plaisir.
Son attention me touche tellement.
Aussi minime soit-elle, elle me prouve qu'il a pensé à moi et ça me suffit amplement.
- Attends, laisse-moi t'aider... je réponds alors.
Je le débarrasse de ses deux assiettes avant de faire de même avec le pot de crème. Cependant, au moment où j'effleure l'objet, je suis prise au dépourvu par sa froideur extrême. Mes doigts glissent alors involontairement et le pot s'échappe de mes mains, déversant une partie de son contenu sur le tee-shirt de Reda.
- Oh bordel ! s'écrie-t-il.
- Oh mon Dieu ! Je suis tellement désolée ! je m'écrie à mon tour, paniquée.
Je m'empresse d'attraper les serviettes disposées sur la table basse afin d'aider Reda à se nettoyer.
- Je suis vraiment, vraiment désolée ! je rajoute tout en continuant d'essuyer.
- Hana... me susurre-t-il cependant.
Mon expression doit l'avoir alerté.
Sa voix est calme, dénuée de toute colère.
- C'est bon, ça va...
J'interromps mon geste pour le dévisager.
- Mais...
- C'est juste de la glace, c'est rien. Pas la peine de t'inquiéter pour ça.
Il me met volontairement de la glace sur le nez pour me taquiner et m'aider à me calmer, avant de se diriger vers la salle de bain. Silencieuse, je regarde alors sa silhouette se fondre dans l'obscurité du couloir.
J'ai tellement honte de ma maladresse. Je suis pourtant habile de mes mains, d'habitude. Mais là, j'ai juste l'impression de le déranger plus qu'autre chose. Entre ça et la frustration physique que je dois probablement lui infliger depuis des jours, j'ai vraiment le sentiment d'être la pire femme mariée.
La sonnerie d'un téléphone me ramène soudainement à la réalité.
C'est celui de Reda, posé à plat sur la table.
Il l'a très certainement oublié sous la précipitation.
Je suis partagée entre mon envie de découvrir l’identité de son interlocuteur et le respect de son intimité. Il ne me faut cependant pas plus d'un instant pour opter pour la seconde option. Avec toutes les boulettes que j'ai pu faire aujourd'hui, ce serait le comble que je me mette à le fouiller.
J’attrape alors son cellulaire et m’empresse de me diriger vers la salle de bain pour le lui apporter.
- Reda ! je m'écrie tout en ouvrant la porte. Tu as un...
Oh mon Dieu.
Je me fige instantanément face à sa vision.
Reda est appuyé sur le lavabo, à moitié vêtu devant moi.
Il a retiré son tee-shirt trempé, dévoilant ainsi son torse parfaitement sculpté.
Je laisse alors échapper un cri d'embarras avant de détourner mon regard.
- Un quoi ? me questionne-t-il cependant, incrédule.
Comme si cette situation n'avait rien de perturbant pour lui.
- Un... un appel ! je rétorque alors, les prunelles toujours déviées.
- Oh.
Il me saisit le téléphone des mains pour décrocher.
J'en profite alors pour reporter mon attention sur la vue qu'il semble prêt à m'octroyer. Je ressens malgré moi un mélange complexe d'émotions, partagée entre de la curiosité et de l'excitation. Il n'y a pas à dire, son corps est vraiment parfait.
Je continue de lorgner lorsque mon regard se pose sur son flanc droit.
Alors à ce moment précis, mon cœur fait un raté.
Une longue cicatrice, de forme légèrement circulaire, se distingue nettement du reste de sa peau. Elle est profonde, caractérisée par une décoloration particulière. Je ne mets malheureusement pas longtemps à comprendre sa provenance.
- Encore une publicité, marmonne Reda en rouspétant.
Mais je ne lui réponds pas.
Je suis trop occupée à intégrer l'image se tenant devant moi.
- Hana ? insiste-t-il.
À son tour, Reda me scrute d'un air sceptique.
Il comprend alors que je dévisage sa cicatrice.
- Ah ça... murmure-t-il en l'effleurant. C'est la balle de l'autre psychopathe.
Comme si j'avais besoin qu'il me l'explique.
- Une vraie marque de soldat ! surenchérit-il en ricanant.
Sauf que moi, je ne trouve pas ça drôle du tout.
Bien au contraire.
Ça me met en colère.
Sans m'en rendre compte, des billes de larmes se mettent à rouler sur mes joues, brouillant par la même occasion ma vue. Pourtant, je ne cherche pas à les éponger. Je suis beaucoup trop bouleversée pour y songer.
Reda m'observe, un air d'abord dérouté, puis inquiet sur le visage.
- Hana... me susurre-t-il. Pourquoi est-ce que tu pleures ?
En constatant que je ne lui réponds pas, il s'approche d'un pas.
- Tu sais très bien que je déteste te voir comme ça...
Même si sa remarque se veut rassurante, elle n'a pas l'effet escompté.
Elle déclenche à l'inverse un torrent incontrôlable en moi.
- Hana... s'il-te-plaît...
J'aimerais arrêter de pleurer, mais c'est plus fort que moi.
La vision de la cicatrice de Naïm me replonge dans les souvenirs amers de l'incident. Des souvenirs sombres, pénibles, douloureux dans lesquels je me rappelle du rôle que j'ai joué. De la responsabilité que j'ai involontairement impliquée.
La culpabilité est en train de me ronger.
- Hana, dis-moi ce qui ne va pas...
La voix douce de Reda me ramène à la réalité.
Je relève la tête pour le dévisager.
Son expression m'indique qu'il semble toujours aussi inquiet.
Je prends alors une profonde inspiration pour me calmer, avant de lui murmurer :
- C'est à cause de moi, Reda...
Il fronce les sourcils, sceptique.
- Ta cicatrice... c'est arrivé à cause de moi... Si je ne m'étais pas rendue à Rosewood seule, rien de tout ça ne serait arrivé...
- Hana, écoute-moi...
Je détourne de nouveau mes yeux, trop honteuse pour soutenir les siens.
Reda attrape alors mon menton de ses deux doigts pour me forcer à le regarder.
- Cette balle, c'est ce qui nous a permis de nous retrouver, Hana.
Hein ?
- Je ne sais pas si tu te souviens, mais à ce moment-là, on s'était disputé toi et moi.
Tu parles.
Bien évidemment que je m'en souviens.
J'étais tellement irritée par son comportement à l'Astre que j'ai tout laissé exploser.
- Tu étais en colère, on ne se parlait plus. Avec Yanis non plus, d'ailleurs... Et honnêtement, même si je multipliais les invocations, je n'avais aucune idée de comment régler la situation.
Moi aussi, j'ai beaucoup invoqué.
Je ne l'ai jamais vraiment assumé, mais même après notre dispute à l'appartement, tout ce que je voulais au fond de moi, c'était être auprès de Reda.
- Mais Hana, malgré le contexte, tu as choisi de me suivre ce jour-là. Tu as choisi de me suivre, de me faire confiance. Et tu m'as alors sauvé la vie.
Ses pupilles pétillent de reconnaissance en prononçant ces derniers mots.
- Alors crois-moi, s'il avait fallu que je prenne dix balles pour pouvoir simplement écouter une dernière fois le son de ta voix, je jure devant Allah que je l'aurais fait Hana.
- Reda...
Cette fois, c'en est trop.
Cette déclaration inattendue déclenche en moi une explosion d'émotions.
Animée par l'euphorie, je me mets à faire des choses qui ne me ressemblent pas.
J'enroule spontanément mes bras autour de la nuque de Reda pour l'attirer contre moi. Mes lèvres rejoignent les siennes dans un mouvement assoiffé. Je réalise alors à quel point sa présence m'a manquée. Il ressert son étreinte autour de moi, glisse ses doigts dans mes cheveux avant de répondre à mon baiser d'une intensité encore plus passionnée.
Pourtant, ce n'est toujours pas assez.
Malgré l'ivresse dans laquelle je baigne, ma soif n'est pas étanchée.
J'ai besoin de le sentir auprès de moi, de m'abandonner à la chaleur de son étreinte. Même si je sais que je devrais rentrer, que j'ai dit à Yanis de m'attendre, je ne veux pas le quitter. Pas aujourd'hui. Pas ce soir. Pas maintenant. En cet instant, je veux seulement rester auprès de mon mari.
Alors dans un élan d'ardeur, je lui demande :
- Reda, je ne veux pas te déranger mais j'ai une requête...
Il me décortique, silencieux.
Il sait très bien que je ne suis pas du genre à émettre des requêtes.
- Mmh ? finit-il néanmoins par répliquer.
- Je... je sais que ce n'était pas prévu, je marmonne les joues en feu. Mais est-ce que je peux rester ici, ce soir ? Honnêtement, je n'ai vraiment pas envie de rentrer...
Un instant, ses yeux s'écarquillent de surprise.
Puis son regard laisse rapidement place à une étincelle de désir.
Il caresse alors tendrement mes cheveux avant de me susurrer :
- Bien sûr que oui, Hana. Tu es chez toi, ici.
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